Bloom from Shop of Horrors
_Bloom from Shop of Horrors, 2012
_Zinc anthracite, mécanisme de fontaine, sulfate de cuivre, Ø 250 cm.
Collection privée.
Photo 1 et 2 : Patrice Goasduff ; photo 3 : Arnaud Goulard__
Analnathrach, 2012
Vue de l’exposition. Production 40mcube. Photo : Patrice Goasduff
Consulter une documentation de l'exposition sur le site de 40mcube
Panique sur l’extérieur interne (1)
« Anal nathrach » ! Tels sont les premiers mots de l’abracadabra gaélique par lesquels Merlin invoque le dragon primordial, symbole des puissances chthoniennes, dans Excalibur de John Boorman, version à la fois grandiose et kitch du cycle arthurien. C’est sous ce patronage ambigu, quelque part entre Brocéliande et Hollywood, minimalisme hawaïen et cabalisme panique, que se déploie l’étrange décor conçu par Antoine Dorotte pour son exposition à 40mcube.
Tout d’abord, une sphère de quartz zinc, noire, écailleuse oursin des grandes profondeurs, ananas extraterrestre, machine célibataire… œuf alchimique au sein duquel un étrange phénomène tellurique semble être à l’œuvre. De ce solfatare mutant s’échappe une écume bleutée qui vient ronger la carapace métallique, processus qui semble la condamner à l’autodestruction ou préparer l’éclosion d’une chimère à venir. Ce même motif d’écailles vient en écho recouvrir entièrement un des murs de l’espace d’exposition, dessinant les deux pointes de quelque figure occulte et plongeant le visiteur, par une sorte d’effet gigogne, dans les entrailles bouillonnantes du dragon…
Sauf que, loin de tout ésotérisme clinquant, on peut aussi y voir des sculptures minimales une sphère et un wall-etching ou se rappeler le land art et ses expériences de déplacements de sites : les losanges de zinc d’Aka Black Mamba (2) retrouvant leur fonction première de bardage, mais plaqués à l’envers sur un mur intérieur, leurs pointes agressivement dressées. Et cette Bloom from Shop of Horrors (3) ne serait-elle pas un nouvel avatar de la Misteriosa Bola qu’on avait pu voir, partiellement immergée, dans l’étang du parc Izadia près d’Anglet (4), puis flottant dans l’un des bassins du jardin des Tuileries (5), échouée ici, tel un dipneuste… Comme une reprise des avant-gardes américaines des années 1960 - 1970, vues à travers le prisme d’une esthétique doom (6) programme qui rappelle celui des frères Quistrebert quand ils revisitent le constructivisme russe.
Ces effets de mises en abyme et de superpositions d’influences hétérogènes une constante dans le travail d’Antoine Dorotte depuis ses débuts , on les retrouve dans le film Whirlwind Riding (7), la nouvelle aventure de Miranda PaintOmovie, lointaine cousine d’Irma Vep en cavale dans les mers du Sud. Quelques estampes viennent nous rappeler les épisodes précédents : Move it Piano, où l’héroïne surfait la crête d’une déferlante, puis Fiji qui la montrait aux prises avec un ours blanc (8). La voici maintenant qui se débat au cœur d’une tempête tropicale.
Fidèle à sa technique artisanale de motion picture, Dorotte reprend ici une séquence d’À travers l’orage (Way Down East) de Griffith, mais la figure virginale de la blonde Lilian Gish, drapée de voiles immaculés, a laissé place à une équivoque silhouette gainée de noir. L’artiste respecte l’esprit serial des premiers temps du muet : films courts, noir et banc charbonneux, héros récurrents, intrigues minimalistes, gestuelle outrancière des acteurs… poussant le vice jusqu’à reproduire les deux bandes noires qui encadrent le Cinémascope. Cependant, la mise en boucle de la séquence désamorce le suspense et coupe court à toute interprétation romanesque. Notre héroïne n’est pas, telle la Dorothy du Magicien d’Oz, emportée par le cyclone vers un nouveau monde en Technicolor. Au contraire, c’est pied à pied qu’elle se débat dans la tempête. Et si progression il y a, c’est vers le pire. En effet, la boucle ne résulte pas de la seule réitération de sa diffusion, elle s’inscrit dans la matière même des plaques gravées qui constituent la pellicule : celles-ci ont subi un second bain d’acide afin d’obtenir une image encore assombrie, le film étant composé de ces deux états, enchaînés bout à bout. Dans les années 1970, on pouvait voir dans le magazine Mad sous le titre « Les films que nous aimerions voir », des détournements de clichés tirés de vieux westerns : la blonde ingénue est ligotée sur des rails des cavaliers arrivent à la rescousse trop tard ! Scrunch ! le train a écrasé la jeune fille (9). Ici, l’ironie opère différemment : la suppression pure et simple de la chute entraîne l’héroïne dans une spirale qui va s’obscurcissant, pour ne déboucher que sur sa répétition ad libitum.
Du noir au blanc, du brillant au mat ; un unique matériau décliné en quelques formes simples sphère, triangle, losange… Telles sont les données de base, mais la graphomanie et l’esprit caustique d’Antoine Dorotte viennent perturber ce trop sage équilibre. Cette fois, c’est son propre modus operandi que cible l’ironie de l’artiste quand il met en regard écailles aquatintées à la main et processus aléatoire de gravage. De même, on pourrait faire un parallèle entre la lutte sans issue que mène son personnage contre les éléments déchaînés, et le travail de bénédictin que représente la gravure de cent cinquante plaques au dessin quasi identique, pour seulement quelques secondes d’animation.
Si le faisceau de citations de Dürer à Buckminster Fuller, de Feuillade à Carl Andre ne faisait que se recombiner d’œuvre en œuvre dans un baroque jeu de miroirs, on pourrait n’y voir qu’une grandiose mise en scène du dérisoire, dans un esprit un peu pop. Mais chacune des pièces, dès son titre, à la fois formule magique, clin d’œil au cinéma bis et monovocalisme oulipien, vient aussi dessiner les contours d’un territoire de l’imaginaire marqué par le goût du bizarre et du macabre sarabande endiablée avec l’artiste en meneuse de revue ; masques derrière des masques, derrière des masques, derrière des masques…
Tangi Belbeoc’h, janvier 2012
(1) Titre du deuxième chapitre de L’Incal noir de Mœbius et Jodorowsky : où le héros, plongé dans un environnement à la topologie paradoxale, affronte le terrible cardiogriff.
(2) Aka Black Mamba, 2012, production 40mcube.
(3) Bloom from Shop of Horrors, 2012, production 40mcube.
(4) Biennale d’Anglet, été 2011.
(5) FIAC, édition 2011.
(6) Voir, dans le cadre de Music & Drinks de Pilottti, son clip pour le morceau Dragon Time du groupe de métal Saint Vitus (http://www.pilottti.fr/musiqueetdrink).
(7) Whirlwind Riding, 2012, 36”, film d’animation. Production 36”, avec le soutien de la région Bretagne.
(8) Ces deux séquences sont projetées, sous le titre Splitscriin, le premier mois de l’exposition.
(9) Exemple cité par Umberto Eco dans « Le comique et la règle », article paru en 1981 dans Alfabeta, et repris dans La guerre du faux (Éditions Grasset & Fasquelle, 1985).