André
Léocat

25.02.2022

André Léocat

Karen Tanguy, 2012

Je suis plusieurs en attendant de n’être qu’un. Je ne cherche pas pour trouver, mais pour garder intacte la surprise de mon inconnu. André Léocat. L’union sublime des contraires1

Suite à sa contribution remarquée à une exposition sur l’invitation du groupe Finistère, André Léocat est convié ensuite par Suzanne Pagé aux ateliers de l’Arc en 1981, où il présente des reliefs muraux. Depuis lors, l’artiste travaille dans un flux constant, par élans, par ensembles, privilégiant dans ses compositions un « équilibre des rapports des lignes et des plans orthogonaux2 ». Mondrian précise que « la vision nouvelle (abstraite) ne part pas d’un point déterminé ; elle établit le point de vue partout sans nulle détermination fixe3 ». Cette affirmation pourrait définir, non seulement les œuvres de Léocat, mais aussi son processus de travail. Il procède en toute liberté, passant de l’abstraction à la figuration. La peinture de l’artiste privilégie non pas une pluralité de prismes, où un seul regard tend à se démultiplier par le biais d’un élément intermédiaire, mais une multiplicité de plans, où différentes visions simultanées coexistent. Il est en effet impossible pour le regardeur d’observer les œuvres d’André Léocat avec une seule et même conception de la peinture. Ses productions requièrent une souplesse de l’esprit afin de passer de l’une à l’autre et demandent au spectateur de renoncer à une approche trop polarisée. Dans son atelier se trouve une carte postale tirée d’une oeuvre de Samuel Van Hoogstraten représentant l’intérieur d’une maison flamande du XVIIème 4. Il s’agit plus précisément d’un détail extrait d’une boîte d’optique où les faces du parallélépipède sont peintes. Le visiteur peut admirer les effets de perspective par le biais d’œilletons placés de part et d’autre du volume. Cette image, présente dans l’espace de travail de Léocat, est une excellente allégorie de sa pratique : l’abstrait, par un sol de dallage géométrique, côtoie le figuratif ; la géométrie et la structure aménagent des angles de vue construits sur une scène a priori ordinaire. L’œuvre du peintre flamand est un « objet-monde » où l’espace se contracte dans le seul but de reconstituer et d’embrasser la scène de manière immédiate. Les peintures abstraites d’André Léocat procèdent du même principe, si ce n’est qu’au terme de contraction, celui de concentration serait plus approprié. Le sujet de sa peinture semble évoluer au-delà des limites du châssis ; la toile est le lieu du « noeud », à la croisée de multiples ramifications, qui offre une vue capturant un moment particulier. Ainsi les formes déliées de Appui prennent notre regard au dépourvu tant la sensation de ne percevoir qu’un fragment d’une composition plus vaste est prégnante. À l’image des primitifs italiens, l’artiste multiplie les focus ou « blow up »5 architecturés par la figuration de lignes, de fenêtres, de cadres, de portes, de caches circulaires sombres qui orientent l’attention sur des détails particuliers de l’œuvre, comme par exemple ces deux fenêtres qui donnent curieusement sur un paysage rigoureusement identique. Ces « géométries fondamentales6 » impliquent un « jeu de l’ouvert et du cadre7 ». Il n’est pas non plus innocent que les peintures figuratives de Léocat soient construites pour beaucoup de l’intérieur vers l’extérieur. Ses compositions, au lieu d’enfermer le regard, conduisent davantage vers un hors champ imaginaire où l’esprit poursuit les lignes ou les scènes non figurées.

La démarche d’André Léocat est « l’union sublime des contraires ». De prime abord, ses œuvres, peintures ou volumes, pourraient sembler hétérogènes ou du moins « dissemblables » entre elles (selon cette notion chère à Georges Didi-Huberman), car tantôt abstraites, tantôt figuratives. Mais « elles font coexister de fait, dans le même espace pictural, et de manière harmonieuse, ces deux notions prétendument opposées8 ». Les compositions de l’artiste sont construites invariablement sur des formes simples et des aplats de couleur. Des lignes directrices fortes, verticales, horizontales et diagonales, structurent l’ensemble de l’œuvre.

Dans ses tableaux figuratifs, André Léocat opte pour des architectures dépigmentées propres au Modernisme (À vendre, vue imprenable…) ou des pièces épurées presque vidées de tout mobilier (Verte Campagne). Cependant, nulle trace de géométrie froide et objective ne réside dans ses tableaux. « Je qualifie mes peintures géométriques de “chaudes”, cela vaut pour leur traitement de surface d’une part, et d’autre part, leur soubassement souvent lié à la construction du paysage. Dans les peintures figuratives, il me faut du sentiment et un peu de mystère, la lumière est une des composantes qui y contribue9 ». Cette lumière habite et anime chaque production de l’artiste, figurative ou abstraite. Elle apparaît, comme autant de réminiscences du dehors, dans ses vues d’intérieurs et dessine des étendues abstraites sur le sol ou les murs. Mais là où la lumière est la plus présente n’est pas dans les ouvertures aménagées par l’artiste, mais à même la matière peinture. La toile « absorbe (…) la lumière pareille à une surface duveteuse de la première neige10 ». Cette luminosité diffuse trouble les contours et les surfaces, qui gagnent alors en profondeur car plus denses. Les couleurs des peintures figuratives de Léocat sont plus sourdes que celles utilisées pour ses toiles géométriques, l’artiste favorisant des variations d’intensité plutôt que de teintes. « Cette lumière épuisée, atténuée, précaire, imprègne à fond les murs de la pièce, ces murs sablés, nous les peignons de couleur neutre, à dessein » car « cette clarté-là sur un mur, ou plutôt cette pénombre, vaut tous les ornements du monde11 ». Comme le précise André Léocat, en empruntant les mots de Daniel Arasse, la peinture est anachronique12. Nous sommes tentés de prendre ce mot au pied de son étymologie, ana, « en arrière », et khronos, « temps ». L’artiste, au gré de ses œuvres, effectue une promenade dans le temps, à la fois de l’histoire de l’art mais aussi de sa propre histoire. Il déambule très librement de manière atemporelle d’une toile à l’autre, créant par exemple son propre musée imaginaire où un de ses tableaux côtoie les grands maîtres de la peinture moderne et où le passé se perpétue ainsi dans le présent. Cette succession de strates temporelles fait écho aux strates spatiales où chaque plan, qui structure et compose les pièces d’André Léocat, fait pénétrer toujours un peu plus le regardeur dans la composition. L’artiste ménage toujours un double déplacement, vertical (temporalité) et horizontal (spatialité) pour le visiteur.

Karen Tanguy

Texte publié dans Semaine n°313 : André Léocat, Arles : Analogues, maison d'édition pour l'art contemporain, 2012

1 - Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, Flammarion, Paris, 1995, p. 20.
2 - Piet Mondrian, « L’Architecture future néoplasticienne », in Brigitte Léal (dir. éd.), Écrits français, Centre Pompidou, Paris, 2010, p. 116.
3 - Ibid., p 117.
4 - Samuel van Hoogstraten, A Peepshow with Views of the Interior of a Dutch House, 1665-1666, National Gallery, London.
5 - Camille Morineau, « Au-delà de l’opposition entre abstraction et figuration : blow up et figuration du vocabulaire abstrait », in Gerhard Richter I Panorama, une rétrospective, Centre Pompidou, Paris, 2012, p. 123-134.
6 - Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Éditions de minuit, Paris, 2001, p. 193.
7 - Georges Didi-Huberman, L’Homme qui marchait dans la couleur, Éditions de minuit, Paris, 2001, p. 34.
8 - Camille Morineau, op. cit., p. 123.
9 - André Léocat, mail à l’auteur, 30 août 2012.
10 - Junichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, Verdier, 2011, p. 30.
11 - Ibid., p. 44-45.
12 - Marion Daniel, « Mettre en regard », texte pour l’exposition éponyme de l’artiste au Cloître de la fondation Bon Sauveur, Bégard, 2007.