Alun
Williams

14.04.2023

Texte de David Humphrey

De peur que nous oublions, Tamaris, 2019

Texte De David Humphrey à l’occasion de l’exposition Lux Fecit de Alun Williams à la Villa Tamaris Centre d’Art, La Seyne-sur-Mer, Toulon Métropole, 2019-20200

De peur que nous oublions

Qu’est-ce qu’avoir une vie? Imaginer l’accumulation des vies qui ont précédé la nôtre, certaines documentées, même célébrées, mais pas pour la plupart d’entre elles, nous dépasse. Alun Williams semble dire “prenez-en une, et laissez la croiser la vôtre quelque temps”. Il se pourrait que d’inattendues épiphanies surgissent de cette tentative à imaginer la vie d’un simple défunt, ou on pourrait se retrouver être l’assemblage énorme d’autres méconnus et des effets de leur disparition. Les peintures de Williams sont les portraits, détournés et construits avec un malin plaisir, de gens du passé qui ont retenu son attention pour une raison ou une autre. Williams est un historien itinérant, qui se sert des nombreux outils de recherche du postmodernisme pour stimuler ses hybridations picturales. Ses peintures font surgir des possibilités non envisagées, et illuminent des pans obscurs de l’imagination collective.

Williams cherche et sélectionne une personne dont il décide qu’elle vaudra la peine

qu’il lui consacre son temps. Le projet le mène à suivre les traces de la personne

choisie, et à trouver une coulure de peinture accidentelle qui servira, dans l’imagerie de Williams, de substitut à cette dernière. Les critères de sélection sont à la fois aléatoires et rigoureux, comme le lieu et la forme de la coulure doivent répondre à de nombreuses conditions en même temps. Une fois choisie, la tache de peinture est reproduite maintes fois en dessins et peintures. Ces derniers fournissent une diversité de lieux et de rencontres sociales, chaque fois donnant vie à la coulure représentée. Williams restitue ces rencontres d’un simple geste rapide et nerveux, qui suggère que ces rencontres mises en scène sont éphémères, et que l’artiste passe déjà à un autre sujet. La peinture elle-même s’étale parfois sur la toile, pas tout à fait jusqu’au bord, tel le cousin plus discipliné de la traînée reproduite sur la surface peinte. Les répétitions et le choix des images de Williams donnent quelque chose d’à la fois arbitraire et magique. Les images permettent de nommer, pour changer les choses dans le monde; les associations deviennent la matière et la trace du corps au travail. L’histoire contingente est saturée d’affect idiosyncratique, tandis que Williams raconte une histoire de soi comme une fiction liquide.

Williams traite ses lieux, qui s’étendent largement dans le temps et l’espace, comme

des protagonistes. Des arrière-cours en banlieue, des jardins d’agrément et villas, des parcs pour caravanes et toute sorte d’intérieurs fournissent le cadre et le contexte thématique amusant pour ses personnages historiques déguisés. Il alimente la résonance de la promiscuité entre la créature et son environnement. La relation entre la représentation et la mémoire, le texte et le contexte sont théâtralisés. L’hétérogénéité postmoderne n’est plus disruptive ; Williams utilise différents langages et styles picturaux, comme s’ils étaient eux-mêmes les acteurs d’un drame fluide transhistorique.

Dans ses œuvres les plus récentes, terminées pendant sa résidence à la villa Tamaris, Williams fouille la vie de Michel Pacha, capitaine de navire français de la fin du dix-neuvième siècle, et bâtisseur de phares le long de la côte ottomane. Williams utilise le phare comme avatar de Michel Pacha, pour raconter l’histoire d’une vie consacrée au déplacement en sécurité des bateaux et des gens sur l’eau. Michel Pacha employa sa nouvelle richesse à construire un château de rêve pour sa famille, et un lieu de villégiature, qui inclut la Villa Tamaris, où Williams a réalisé ces nouveaux tableaux. Jules Verne revient sur la scène, et les femmes de la vie de Michel Pacha apparaissent en personnages orientalisés venus de l’histoire de l’art : Ingres, Matisse, Picasso.

Mais le phare est l’acteur le plus fréquent. De longs rouleaux de jute sont couverts de bout en bout d’une suite de peintures de phares provenant d’images célèbres ou non. La tour, guide et signal lumineux, qui prévenait autrefois du danger, est devenue, grâce aux satellites et aux télécommunications sophistiquées, une attraction touristique, l’objet de cartes postales et de peintures de paysage, l’arrière-plan de selfies, et la distraction des bateaux de croisière de passage. Les tours castrées sont devenues un symbole dont les municipalités se servent pour se vendre, aidées par les guides touristiques, pour raconter l’histoire d’un passé perdu et pittoresque. Les représentations de Williams vont de la description exacte à des allusions symboliques et fantasques. Parfois, des artistes précis sont cités, comme Paul Signac ou J. M. W. Turner. Le caractère générique de ces images les libère, en quelque sorte, en tant que peintures. L’œuvre appareille sur une mer à la signification flottante amarrée librement à Michel Pacha. La peinture s’accroche à la trame souple de la surface du jute, pendant que les vagues avalent les bateaux et que les lumières brillent dans le ciel nocturne. Le phare se dresse de toute sa hauteur, pour être vu, fiable et solide, ressuscité et réédifié, tout le contraire d’une coulure accidentelle de peinture, et cependant, pour Williams, le phare est un monument qui peut, non sans équivoque, évoquer ce que l’on veut. Réattribuer sa signification, attacher un rhinocéros, y jeter des anges ! Le phare, peint, se dresse au-dessus des eaux tumultueuses du temps et de l’histoire, comme un doigt d’honneur, une image arrogante et droite, privée de sa fonction, et libre d’errer.

L’itinérance de la navigation maritime est comme le mouvement du moi sans amarres, passant d’un rôle, d’une obligation et d’un désir à l’autre. L’image fixe, idiomatique vient de repaires incertains. Mais la mémoire est ravivée par la mimésis rituelle de la peinture, et l’histoire lyrique et délirante de Williams.

David Humphrey, Rome, 2019

Artiste et critique d’art à New York

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alun-williams-extrait-texte-d-humphrey.pdf