Alun
Williams

14.04.2023

Alun Williams par Patrice Joly

Patrice Joly, Zérodeux / 02, 2020

Difficile d’appréhender une peinture qui ne se laisse pas appréhender par les habituelles approches qui sont le rapport au modernisme ou au postmodernisme, le dépassement de la figuration ou son retour sans cesse reporté, annoncé, vilipendé, déjoué. En général, pour aborder un travail pictural, on tente des classifications de plus en plus fines qui cherchent à isoler le peintre dans une catégorie ou dans une autre, un peu comme on a toujours tenté de classer les animaux pour les objectiver et en faire des sujets d’études. En peinture, il y aurait ainsi deux grands règnes, celui de l’abstraction et celui de la figuration, qui s’affrontent violemment depuis plus d’un siècle et demi, depuis Manet, Cézanne, Kandinsky. La peinture d’Alun Williams semble déjouer ce type de classification un peu sommaire, non pas que ses peintures soient révolutionnaires dans le sens où elles hybrideraient la figuration à l’abstraction, ce qui est devenu une position plutôt banale à l’ère du postmodernisme, mais parce qu’elle emprunte à ces deux régimes tout en repoussant encore un peu plus loin la frontière de leur coexistence conflictuelle à l’intérieur du tableau.
Tout le monde est désormais libre d’ajouter de la figuration au milieu des aplats, de dépasser les bords du tableau : le all-over a été largement intégré à des pratiques picturales qui se jouent désormais de toutes ces limites, de tous ces tabous. Greenberg est décédé et ses orphelins ne s’en portent pas plus mal, ce qui n’empêche pas de continuer à interroger ses prescriptions puisque le principe pictural reste, quoi qu’on en dise et qu’on en pense, soumis à l’application de substrats colorés avec toutes les déclinaisons possibles et par tous les moyens imaginables, du bon vieux pinceau numéro 50 de Niele Toroni aux loufoques machines à peindre de Richard Jackson. Le spectre s’est radicalement élargi d’un médium qui recule indéfiniment ses limites et invente sans cesse de nouveaux outils tandis que le support lui-même suit à peu près le même chemin d’une incroyable diversité. Le sujet de la peinture est et n’est pas la peinture : la réflexion poussée à l’extrême sur les qualités génériques du médium qui a animé la peinture jusqu’à la fin des années soixante n’est plus le seul élément de débat bien qu’il n’ait pas complètement disparu. Dans un texte assez éclairant sur le sujet, Dominique Abensour parlant de Richter montre qu’il œuvre à cette recherche de la frontière entre la prise en compte des préoccupations « mondaines » et la volonté de conserver la spécificité du médium, une voie étroite entre transitivité et autonomie : pour Richter d’ailleurs, le réalisme se situe plus du côté de l’abstraction que dans le réalisme photographique appliqué à la peinture1 .
La peinture d’Alun Williams touche un peu à tous ces éléments constitutifs, le récit y côtoie l’abstraction la plus basique sous la forme de taches incongrues tandis que l’histoire de l’art et la réflexivité y apparaissent sous la forme d’une revisitation permanente des genres et des époques. Prenons le récit : chez Williams, la narration est à la fois instantanée et impossible, tout est donné d’emblée, tout est disponible à la lecture de tableaux qui répondent parfaitement à la définition de tableaux, installant des situations dans lesquelles des personnages qui se côtoient semblent être les protagonistes d’histoires difficilement conciliables. La plupart du temps, des personnages reconnaissables sont peints sans virtuosité affichée, dans une reprise à l’identique ou presque des référents picturaux : dans ses grandes toiles comme
Six Fornarinas présentée à la villa Tamaris, l’artiste décline une série de portraits de la Fornarina, la « muse boulangère » que Raphaël portraitura abondamment avant qu’Ingres ne s’en inspire et que Picasso participe à son tour de cette reprise-hommage jusqu’à ce que Williams s’inscrive lui-même dans cette succession via l’irruption de la fameuse tache qui constitue sa marque de fabrique. L’artiste n’hésite pas à « reprendre » ainsi des tableaux illustres comme le Portrait de Charles IV de Goya dans The Good the Bad and the Ugly dans lequel il remplace les protagonistes de la famille royale par ses propres productions de même qu’il y rajoute des « autoportraits » de peintres du XXe siècle comme Mark Wallinger, Jeff Koons, Dana Schutz ou encore Warhol en Mao dans une impossible fusion (on discerne même la Cicciolina « entreprise » par Jeff Koons dans la partie haute du tableau, tellement ombrée qu’elle est à peine discernable, clin d’oeil coquin de l’artiste) ; et bien sûr toute la famille de ses taches, personnifications abstractisées de personnages historiques. Ces dernières viennent se glisser dans ses compositions, les parasiter, réaménageant ainsi l’histoire de l’art afin de la dédramatiser, de la ramener à une dimension humaine, accessible, que la sacralisation de ces grandes œuvres avait mises hors de notre portée. On se croirait par moment dans le Zelig de Woody Allen où l’ubiquité du héros vient briser d’un humour ineffable le sérieux de grands récits que l’on sait par ailleurs tout autant soumis à la falsification… Qu’est-ce à dire ? Pur iconoclasme ou hommage aux maîtres anciens ? Retour sur un médium, réflexivité bien comprise, dépassée, ou simple constatation d’une évolution permanente du style ? En réunissant ces personnages-clés de l’histoire de la peinture, son geste participe d’une volonté de réévaluation du portrait qui en constitue une partie non négligeable. Une manière postmoderne et décomplexée de réécrire l’histoire.
Mais l’affaire se corse quand on tente d’analyser ce qu’il faut appeler, à défaut d’autre élément d’interprétation, des taches. Ces dernières sont effectivement présentes dans la plupart des toiles de Williams où elles arrivent même à occuper le premier plan. Elles se glissent allègrement dans l’ordonnancement du tableau, à la manière de personnages dont elles semblent posséder les attributs, l’ombre dont elles sont affublées excluant de fait de pouvoir les considérer comme un travail en réserve ou comme une délimitation purement abstraite à l’intérieur du tableau. Une tache représente le degré zéro de l’abstraction, une espèce d’objet pictural assez mal géré dans sa forme, qu’elle soit drippée ou qu’elle renvoie à une volonté affirmée de non-représentation, en tant que symbole de la spécificité de la peinture (cf., là encore, Greenberg). Mais les taches de Williams ne sont pas exactement ça, elles sont les deux, elles représentent et elles sont abstraites, elles sont indices et elles sont autonomes. Ces taches sont tout sauf des formes aléatoires, elles ne doivent rien au hasard d’un lancé négligé, d’un éclat ou d’une explosion quelconque. Elles sont en effet, d’après l’artiste, les traces du passage sur Terre de ces personnages, des relents de leur activité, accidentels ou pas, qu’il attribue sans conteste à leur « auteur » et qui feront l’objet d’une récurrence à l’intérieur d’une série de tableaux et de sculptures qui leur sera dédié. Bien réelles ou fantasmées, ces traces retrouvées se donnent dans les tableaux sous forme d’indices, comme par exemple la tache d’encre d’un stylo qui a fui, s’est solidifiée au cours des années et que l’artiste a repérée, abandonnée sous le bureau d’une maison-musée de province… Cette partie du travail, invisible, est largement aussi importante que la partie émergée, le tableau, parce qu’il peut se passer des semaines, voire des mois, avant que l’artiste soit convaincu que la tache en question appartient bien au personnage qu’il cherche à marquer de la sorte2 . De fait, Williams identifie, avec ces taches, des personnages historiques qu’il choisit plus ou moins en fonction de ses affinités et du hasard. Il en est ainsi de Thomas Paine, que l’on connaît assez peu en France bien qu’il ait joué un rôle non négligeable au moment de la révolution de 1789. En Amérique du Nord, il a pris une part active au processus d’indépendance des treize colonies britanniques et, s’il meurt dans l’isolement, il est célébré par la suite pour son influence auprès des révolutionnaires. Williams s’est donc intéressé au personnage et, à la suite d’une enquête l’ayant mené du Royaume-Uni aux États-Unis qui sont les pays
— avec la France — pour lesquels le théoricien s’est profondément engagé ; il a traqué et retrouvé une tache qui, pour lui, sans aucune hésitation, peut être attribuée à Paine. Comment se forme sa conviction3  ? Peu importe. Ce qui importe, c’est que ce soit une trace qui, pour Williams, identifie le personnage sans conteste et qui, à partir de ce moment, participera des nombreux tableaux dédiés au personnage en question. De fait, cette éclaboussure dans laquelle s’incarne ce récit invisible est objectivement une abstraction formelle tout en étant l’indice d’une présence au monde, d’une vie. Une espèce d’abstraction représentative, d’une certaine manière, un oxymore de belle magnitude,
donc…
À la Villa Tamaris, Alun Williams qui, pourtant, n’était pas parti dans l’idée de taguer le créateur de ladite villa, n’a pu s’empêcher de le faire à la lecture du récit de la vie de celui qui a construit au cours du XIXe siècle la plupart des phares et balises qui ont, depuis lors, guidé les navires traversant la Méditerranée. Lux fecit, le titre de l’exposition, fait référence à ce constructeur prolifique qui a enluminé le chemin des navigateurs et permis de sauver des centaines de marins. Sa vie ayant par ailleurs des allures de roman, elle rentre parfaitement dans la logique du peintre qui semble plutôt rechercher des personnages hors du commun. À la Seyne-sur-Mer, Williams n’a pourtant pas complètement souscrit à sa méthode habituelle qui est de traquer la fameuse tache et de lui consacrer l’entièreté de ses tableaux. L’artiste a bien entendu trouvé une tache correspondant à cet énigmatique Michel Pacha mais il a opéré un léger glissement qui fait que cette personnification via la tache, qui marque habituellement sa manière, s’est déplacée vers le motif du phare qui correspond à la vie de Michel Pacha mais renvoie également au développement du commerce transméditerranéen et à la mondialisation naissante. Dans l’un des tableaux exposés à la Villa Tamaris (Hommage à la ténacité des femmes : Marie-Rose, Amélie et Élodie Michel) apparaît la famille de Michel Pacha peinte dans le décor oriental de l’hôtel particulier qu’il s’est fait construire à Istanbul et où il a passé une partie de sa vie — son patronyme provient d’ailleurs de son anoblissement là-bas par le sultan. Le tableau réunit la fille et les deux femmes de Michel Pacha, chacune campée à la manière d’un peintre bien identifié — Picasso, Ingres, Matisse — et, dans le fond, apparaît la tache de Michel Pacha, de manière discrète, incrustée dans un cadre du salon, dans une mise en abyme dont l’artiste est familier. La production la plus marquante de l’exposition est la série de toiles que l’artiste a exécutée au cours de sa résidence, une série de vingt-six tableaux réalisés en moins de deux mois. Reprenant la méthode qu’il utilise régulièrement et qui est de faire « à la manière de », Williams a peint une véritable farandole de toiles dont les références courent de la fin du XIXe siècle à notre époque et rassemblent les grandes noms de la période, de Picasso à de Staël, de Turner à Magritte, au milieu desquels viennent s’insérer incongrument des toiles sans aucun référent, de même que l’irruption de la représentation d’un selfie, contribution ou concession à la modernité qui oblige le peintre à épouser le format de l’appareil et à renverser la lecture des tableaux qui, jusqu’ici, était panoramique. L’artiste se permet ainsi une nouvelle pirouette qui vient briser l’énumération des grands noms. Le phare demeure cependant le motif central de toutes ces toiles : rassemblées en un seul rouleau de jute, elles convoquent un autre aspect iconoclaste qui est celui de l’unicité d’un support sur lequel viennent se mélanger allègrement ces maîtres et leurs styles en renvoyant aux fameux rouleaux de la peinture chinoise.
Les peintures d’Alun Williams permettent d’installer des histoires incompossibles, à l’instar des scénarios de science-fiction dans lesquels des personnages en provenance de mondes et d’époques parallèles se côtoient en des situations impensables : c’est la magie de la peinture qui permet de rendre plausibles ces hétérogénéités lorsque les autres arts de l’image, comme le cinéma ou la vidéo, échouent à refléter dans l’immédiateté la profondeur des enjeux culturels et historiques évoqués. Comme le dit le critique et artiste David Humphrey, « ses peintures font surgir des possibilités non envisagées, et illuminent des pas obscurs de l’imagination collective. » Ce n’est donc pas un hasard si le personnage de Jules Verne réapparaît dans l’une des dernières peintures de l’exposition (Aux visionnaires modernes : Jules Verne et Michel Pacha (Tamaris, circa 1888)), lui faisant rencontrer cet autre éclaireur des ténèbres qu’est Michel Pacha. Si l’histoire officielle n’a jamais validé une telle rencontre, il appartenait à un artiste ayant le pouvoir de s’accommoder des vérités factuelles d’organiser cette rencontre imaginaire entre deux créateurs qui ont tous deux illuminé le XXe siècle naissant…

Texte de Patrice Joly

Document PDF à consulter :
alun-williams-zero-deux-texte-de-p-joly.pdf

  1. « La contradiction a toujours été un moteur dans la démarche de Richter. Dans ses photographies peintes, il ne se contente pas de transgresser la séparation entre abstraction et figuration mais opère un renversement : ses oeuvres révèlent à la fois les capacités figuratives de la peinture abstraites et la dimension abstraite de la photographie. » Dominique Abensour, « Peinture et photographie », in La Peinture, école supérieure des Beaux-arts de Bretagne, sous la direction de Christophe Viart, 2019, p. 85
  2. Dans le catalogue monographique qui lui est dédié (Lest, Manuela éditions, 2019), Alun Williams revient longuement sur les conditions d’identification des propriétaires de ces taches. Cette publication participe plus du récit de voyage à la Jules Verne dont il est un fervent admirateur (et dont il a bien évidemment retrouvé la trace) que du classique exercice de définition d’une pratique artistique, par ailleurs totalement absent du catalogue..
  3. « Cette trace doit être de préférence accidentelle ; elle doit s’imposer à nous comme une évidence, nous transporter, nous apparaître comme parfaitement emblématique du personnage », Alun Williams, Lest, op. cit, p. 18.