Entretien avec Éric Mangion
Eric Mangion : Ton exposition dans le nouveau centre d’art du Moulin se concentre autour d’un personnage historique, Joseph Gaultier qui est venu à La Vallette au tout début du XVIIe siècle. En quoi ce personnage t’intéresse-t-il ?
Alun Williams : Pour moi, Joseph Gaultier est une véritable star, une personnalité pleine de couleur et de vie, doué d’un esprit curieux de tout, un innovateur passionné, seul dans sa campagne perdue, parce qu’il faut dire qu’il n’y avait pas grand-chose ici, à l’époque - même si le monde commençait vraiment à bouger. Pour être au courant des innovations et des découvertes, à La Valette du Var, il fallait faire de gros efforts, Mais pour les avoir ici, il fallait carrément aller les chercher, et Joseph Gaultier les a faits.
Mais il faut d’abord situer Joseph Gaultier dans l’histoire: il s’agit d’un personnage qui a vécu à cheval sur les seizième et dix-septième siècles. Il est né la même année que Galilée (en 1564) et meurt cinq ans plus tard que lui (en 1647). C’est le début de l’ère de la Révolution scientifique, le moment où on accorde une place privilégiée au raisonnement logique, à la Pensée et c’est en même temps la période qui prépare l’Europe au Siècle des Lumières. On pourrait croire que tout cela se passait uniquement dans les grandes cités culturelles de l’époque, surtout en Italie, (Rome, Florence, Naples, Padoue…), mais aussi en Allemagne, puis à Londres et à Paris. C’est vrai, mais cela se passait aussi à La Valette, là où vivait Joseph Gaultier personnage important et influent de son époque, malgré sa position de simple prieur du tout petit village de La Valette dont la population ne dépassait certainement pas le millier d’habitants à la fin du seizième siècle. Joseph Gaultier ne se contentait pas de se tenir simplement au courant (ce qui n’était déjà pas si facile) de toutes les idées nouvelles de l’époque, en science et en philosophie en particulier, il participait aussi activement à leur évolution, en organisant des sortes de conférences ou salons d’intellectuels. Les plus importants penseurs européens de l’époque ont participé à ces rencontres, à La Valette.
Pour mon exposition qui inaugure ce nouveau lieu culturel, je trouve très juste de rendre hommage à celui qui était un pionnier de la Pensée, à La Valette même. D’un côté, Joseph Gaultier était largement tourné vers l’extérieur, aux idées nouvelles et aux gens qui les portaient, et de l’autre, en raison de son rôle de prieur, il était sûrement en contact étroit et quotidien avec tous les habitants. Pour tout cela, ce
Joseph Gaultier me plaît beaucoup, et l’idée de l’inviter, en quelque sorte, à présider à l’ouverture de ce nouveau lieu voué à la création contemporaine m’intéresse énormément.
EM : Comment est née la rencontre avec Joseph Gaultier ? Il semble qu’une exposition de tes travaux, il y déjà dix ans à La Valette, évoquait déjà ce personnage hors norme.
AW : Oui, j’avais répondu à la première invitation à exposer à La Valette, en grattant sous la surface de l’histoire de cette petite ville de Provence pour voir s’il y avait des personnages qui avaient marqué son histoire. J’en avais trouvé quatre vraiment extraordinaires, chez qui je constatais une véritable importance historique et, parmi eux, se trouvait Joseph Gaultier. Pour cette nouvelle exposition, j’ai voulu l’ancrer à La Valette en le gardant comme point de départ en raison de son fort symbolisme, puis en le faisant collaborer en quelque sorte à mon projet en l’associant avec d’autres personnages historiques - des sortes de stars d’autrefois, avant l’existence du “star system” médiatique. De cette façon, si la première exposition était concentrée sur des personnalités et un contexte local, l’exposition actuelle est une manifestation culturelle locale qui choisit de porter le regard sur le contexte national et international. Cette ouverture vers l’extérieur, qui garde son enracinement dans le paysage valettois, correspond aussi bien à l’esprit de Joseph Gaultier, qu’à celui de ce nouvel espace d’art contemporain dont La Valette vient de se doter.
EM : Les autres personnages dont tu parles sont Jules Verne, Julie Bêcheur et John Adams. Pourquoi les avoir associés ? Et peux-tu dire quelques mots sur les deux derniers, pas forcément connus du grand public ?
AW : J’ai envie de faire renaître des personnages historiques forts. Je travaille sur chacun séparément, mais concevoir cette exposition, c’est un peu pour moi comme inviter des amis à dîner: “Tiens, j’aimerais bien que Julie Bêcheur rencontre Jules Verne”. C’est grâce aux pouvoirs spéciaux de la peinture que ces personnages peuvent voyager dans le temps et l’espace, et ainsi se trouver ensemble à La Valette, à l’instar des grands philosophes et scientifiques convoqués ici autrefois par Joseph Gaultier!
Julie Bêcheur était un personnage de l’époque de la Révolution française, et visiblement quelqu’un ayant beaucoup de caractère, sinon il n’existerait pas des légendes aussi contradictoires à son sujet. John Adams, lui, était un vrai résistant patriote américain qui a lutté contre l’occupation anglaise. Il a manifestement fait le bon choix, d’ailleurs, puisqu’il est devenu le deuxième président des États-Unis. Je trouve très ironique que l’actuel titulaire du poste ait oublié les leçons de son prédécesseur, au point d’occuper les autres pays ! Adams était un très grand voyageur pour l’époque et il connaissait bien la France. Joseph Gaultier et Jules
Verne vont beaucoup l’apprécier, je crois - sans parler de la belle Julie Bêcheur.
EM : Alors qu’on aurait pu s’attendre à un traitement documentaire ou narratif, ton travail s’applique, bien au contraire, à une représentation ambivalente des “sujets”. Ces derniers sont en effet représentés en forme de “tâches” dans un espace donné, en général urbain. Peux-tu en expliquer le sens ?
AW : Dans le cadre de ma réflexion sur la “notion de portrait”, j’ai toujours été très intéressé par la possibilité d’injecter ou de tirer du sens d’une forme (plutôt abstraite) de peinture. Puis, un jour, je me suis rendu compte que labourer dans son atelier afin de réaliser une “forme” puissante était un peu stupide. Imaginer qu’on pourrait garder une authenticité et une spontanéité, alors qu’en réalité il s’agit de créer une illusion (comme dans toute peinture), me semblait complètement contradictoire et prétentieux. Alors, je me suis dit qu’il fallait aller chercher des formes peintes déjà existantes, avec leur propre authenticité et peut-être aussi un sens préexistant. J’ai tenté de procéder de la façon suivante: faire des recherches sur un personnage historique (on pourrait dire le “sujet du portrait”), afin d’identifier un lieu où ce personnage a été très présent ou avec lequel il avait un lien fort. Le plus simple serait une rue portant le nom du personnage (c’est le cas de la rue Jules Verne à Paris), ou l’endroit où le personnage a vécu, travaillé, etc. Puis, tout simplement, je me suis rendu sur les lieux pour voir s’il n’y avait pas une “trace”. Au début, j’avais de sérieux doutes sur l’efficacité de la méthode, mais tout de suite il y a eu des résultats très étonnants, sous la forme de traces, ou plutôt de taches accidentelles de peinture, trouvées à ces endroits spécifiques. Ces taches de peinture (trouvées par terre, sur un mur, etc.) incarnent souvent quelque chose d’extrêmement approprié au personnage en question. Voilà ce qui m’a vraiment surpris - je dirais même bouleversé, et surtout voilà ce qui m’a encouragé à penser que j’étais sur la bonne voie. Chaque découverte me contraint maintenant non seulement à prendre cette information mais aussi à la fortifier - la tache devient emblématique du personnage, et je la reproduis, en la répétant dans divers travaux: des peintures et des dessins essentiellement, mais aussi parfois des sculptures ou des photos. J’ai envie de catalyser, de réveiller, de stimuler, d’aider, d’accompagner le lien que j’ai découvert entre cette tache accidentelle de peinture et le personnage historique en question. Le plus souvent, j’utilise la tache justement comme une forme ou une figure posée sur un fond. Souvent, j’ai envie logiquement d’intégrer cet emblème dans le contexte du personnage historique, de le peindre en fond sur les lieux de sa vie, etc. En même temps, j’ai souvent l’impression de faire renaître ce personnage, ce qui me donne aussi la possibilité de lui faire découvrir le monde contemporain, ou de le faire voyager dans le temps et dans l’espace. C’est cette forme que je n’ai pas créée, qui me donne la possibilité d’explorer les nombreuses pistes plastiques qui s’ouvrent à moi et me font réaliser des choses inattendues, tout en accentuant la puissance et le sens de cette simple tache de peinture, désormais greffée de façon indissociable à son personnage.
EM : Ce qui est très étrange dans cette pratique que tu as mise en place, c’est qu’au fond, ces “tâches” forment un mystère autour du personnage évoqué, et paradoxalement un “mystère” est aussi une révélation.
AW : Pour moi, qui côtoie ces formes de quotidiennement, elles deviennent très vite familières. J’aime beaucoup m’entraîner à les dessiner de mémoire, elles se transforment subtilement et prennent leur propre vie. Tu as raison de dire qu’il y a sûrement un côté mystérieux qui se dégage de leur présence, mais c’est vrai aussi qu’avec la répétition que je pratique (on retrouve la même tache dans un ensemble de travaux), il y a aussi une certitude et une familiarité qui s’instaurent.
J’ai remarqué que très vite le spectateur accepte que telle tache soit une forme de représentation de tel personnage - que la tache “devienne” le personnage. J’étais très intéressé par le cycle de peintures réalisées par le peintre australien Sydney Nolan au sujet du célèbre bandit Ned Kelly. Dans ses peintures - qui datent de 1946 - la tête de Ned Kelly est représentée par un carré noir, en référence à une sorte de casque artisanal qu’il portait, selon la légende. Cette représentation quasi abstraite de quelqu’un est extrêmement mystérieuse ; mais si on demande à un Australien d’aujourd’hui de croquer Ned Kelly, il dessinera un carré noir sur un corps ! Tout est dans la tête, bien sûr, et il est clair que la croyance est un moteur d’une puissance énorme. À partir du moment où les gens croient en quelque chose, on peut les amener très loin. Dans la peinture, on demande toujours au visiteur de croire, parce que, de part sa nature, la peinture et l’illusion forment un couple indissociable. Mais, dans ma façon de travailler, j’ai envie d’aborder cela un peu différemment. Ce n’est pas moi qui ai dessiné la tache, et le lien que je propose entre la tache et un personnage historique n’est pas moins vrai que ce que je propose. Je ne cache rien. Donc, à ce niveau-là, il n’y a pas d’illusion.
EM : Pourtant, la pratique que tu as mise en place s’apparente aussi au camouflage. D’ailleurs le terme de camouflage est un mot que tu emploies souvent dans tes entretiens précédents. Tu en fais même une notion pratiquement (ou presque) britannique.
AW : J’ai rarement eu envie de m’écarter de mon travail autour du “portrait”, et le camouflage m’intéresse forcément parce qu’il est en quelque sorte le pôle opposé de la peinture. Dans le portrait, la peinture se focalise totalement sur son sujet alors que dans le camouflage elle se sacrifie pour se rendre invisible. Pendant une période, je peignais sur une toile imprimée d’un motif de camouflage (modèle ONU, je crois). Je trouvais intéressante la présence de connotations immédiates (militaire, politique, de mode et de l’histoire de l’art…). Mais cet intérêt a évolué dans le travail actuel. Une tache de peinture accidentelle trouvée dans la rue exhibe une sorte d’auto camouflage ou de camouflage “naturel” parce qu’elle se fond complètement avec son environnement à tel point qu’on ne la remarque même pas. C’est le fonctionnement même du camouflage, et c’est justement cet aspect qui m’intéresse parce que je trouve que la puissance de la peinture peut être nettement décuplée par l’identification et l’appropriation, en donnant un sens fort à une tache de peinture ignorée de tous. J’ai souvent l’impression qu’il y a ici une sorte d’effet “homéopathique”: une dose insignifiante exerce un effet très puissant (et hors de proportion) sur le sujet, en prenant appui sur son cerveau. Je crois que c’est l’utilisation du principe du camouflage dans le sens inverse. Rendre visible l’invisible, et non pas rendre invisible le visible.
EM : Tu cites à un moment Francis Bacon et cette phrase incroyable quand il dit que peindre consiste à jeter un seau de peinture sur la toile et que le résultat créerait une ressemblance plus parfaite que tout autre moyen. Il y a quelque chose de très irrévérencieux dans cette image, dans ce geste. Est-ce pour toi une manière de concevoir ta pratique ?
AW : Ah, Francis Bacon ! C’est vrai qu’aux Beaux-arts j’étais très influencé par lui. Je l’ai croisé quelquefois pendant la période où j’habitais Londres - davantage dans la rue quand j’étais coursier à vélo que dans les vernissages où ses apparitions étaient plutôt rares. Puis, il y eut cette occasion en 1992 où j’avais une des places de corrida offertes aux artistes pendant la Feria de Nîmes. C’était le lendemain de mon anniversaire et les arènes étaient combles mais il restait une place libre à côté de la mienne. Je sentais vraiment une présence extrêmement forte qui se dégageait de l’absence qui avait pris place sur ce siège vide, au milieu de la foule. En posant des questions autour de moi, j’appris que c’était la place de Francis Bacon, mort la veille à Madrid ! Bien que j’ai beaucoup regretté de ne pas pouvoir le rencontrer dans ces circonstances, j’avais quand même l’impression d’avoir assisté à une corrida avec lui; et puis, dans la peinture, c’est peut-être surtout ce côté présence/absence qui nous relie. Il restera pour moi un des plus grands peintres de sa génération, même si aujourd’hui je trouve sa peinture un peu maniériste. Ses déclarations, comme celle que tu cites, vont beaucoup plus loin que ce qu’il a réussi à faire. Comme il travaillait toujours à partir de photos de ses sujets (disant que la présence de modèles le gênait trop), j’estime qu’il ne pouvait jamais atteindre ce portrait idéal dont il parlait, en jetant simplement de la peinture sur la toile. Il y arrive presque avec la série des “Jets d’eau”, mais ce ne sont pas des portraits. Cependant, son désir, manifesté dans cette phrase, était vraiment de donner directement la parole à la peinture, en retirant, dans toute la mesure du possible, l’intervention du peintre. Il est clair que c’est ce que je voudrais faire aussi, et je crois que c’est possible, si l’on arrive à créer le contexte propice. C’est là que le fait d’identifier et de s’approprier une tache de peinture trouvée me semble offrir cette possibilité. En quelque sorte, c’est ma façon de jeter un seau de peinture sur la toile, en sachant que je peux ainsi arriver bien plus près de la vérité du personnage dont je fais le “portrait”, que si je l’avais comme modèle, ou si je partais d’une photo comme faisait Francis Bacon.
EM : Peux-tu revenir sur les “décors” qui entourent les personnages ? De quoi sont-ils composés précisément ? Ont-ils eux aussi leur histoire ?
AW : L’important, c’est d’arriver à donner vie à cette forme, ou plutôt d’accepter la vie de cette marque ou tache de peinture qui fait office de personnage, ou de sujet de portrait. Pour ce faire, cette figure doit exister sur un fond. Ce fond joue un rôle qui est loin d’être secondaire dans l’équation, aussi bien pour des raisons de peinture, que pour des questions d’histoire(s). Dans un grand nombre de cas, les recherches que je fais pour trouver la trace de peinture me fournissent aussi une archive de “lieux” qui peuvent logiquement accueillir le personnage en question. De cette manière, Joseph Gaultier peut se trouver, par exemple, devant le prieuré de La Valette où il vivait, John Adams devant l’hôtel particulier à Paris où il a été le premier ambassadeur des États-Unis en France, Julie Bêcheur dans les jardins de Versailles, ou encore Jules Verne devant la maison à la tour dans laquelle il a réalisé presque toute sa production littéraire. Tout cela est très logique et littéral à la fois, mais, puisque la tache existe, et se “détache” du contexte où elle a été trouvée, elle peut aussi se détacher de tout contexte fixe dans le temps et l’espace. En effet, pour moi, rien n’empêche cet élément de peinture de se balader à travers le temps et l’espace, emportant avec lui le personnage qu’il “représente”. De cette façon, la transposition permet d’amener Jules Verne dans un paysage de science-fiction, de visiter avec lui la piscine des années soixante de Charles Aznavour, voire même de le placer devant un fond abstrait de couleurs vives (il s’agit quand même de Jules Verne !). De la même manière, John Adams peut s’intéresser aux campings des années soixante-dix (en rapport peut-être avec ses préoccupations sociales) et Julie Bêcheur aux concours de beauté des années quatre-vingt (on connaît sa curiosité passionnée sur ce sujet). On m’a déjà reproché l’aspect “arbitraire” de ces choix. Mais pour moi, rien de tout cela n’est arbitraire - surtout pas la tache, et le “décor” non plus.
D’ailleurs, il ne s’agit pas de décors, parce que ce mot renvoie à la notion d’artificiel, alors que pour moi ces contextes ne sont ni artificiels ni arbitraires, même si c’est ici que je fais le plus appel à l’intuition, néanmoins authentiquement engendrée par le personnage historique, c’est-à-dire la tache de peinture. Si, par ces techniques et ces mécanismes, j’arrive à réveiller quelques morts sélectionnés (avec un désir de fixer leur présence dans divers environnements, tel un paparazzi d’avant la photographie), je ressens très fortement aussi qu’ils me répondent avec leurs propres envies et désirs, comme autant de peoples devant les cameras.
EM : Pour moi, ces “décors” ne sont pas secondaires, qu’ils soient réels ou artificiels. Ils sont à mes yeux de véritables constructions qui participent à un jeu de scénario que le visiteur peut construire autour d’une fiction à partir des “fantômes” que sont les taches. Par ailleurs, ils rappellent cette phrase de Carl Einstein sur l’art qui est avant tout l’invention d’espaces et de visions qui vont avec. Cette affirmation me paraît particulièrement pertinente pour ton travail.
La peinture est synonyme d’illusion, dès le premier geste du peintre, et donc, dès ce premier geste, il s’agit aussi d’une tentative de fuir l’illusion et de s’abriter derrière la réalité, d’une façon ou d’une autre. Je crois que c’est pour ça que j’ai tendance à me méfier des termes qui signalent l’artifice de la peinture. Je comprends tout à fait pourquoi tu les utilises ici, mais je crois que j’ai probablement besoin de protéger ma façon de vivre l’univers de ma peinture comme quelque chose de bien réel. Tu vas dire que je suis trop difficile sur le choix des mots, mais j’en ai souvent cherché un autre que “fantôme” pour décrire les taches, même si effectivement ils ont une qualité fantomatique de par le fait qu’il s’agit aussi de ressusciter les morts et de les laisser se balader d’époque en époque par exemple ! Elles me font plutôt penser, peut-être, aux camarades imaginaires de l’enfance, qui pour moi étaient extrêmement réels - mais peut-être que ce ne sont que des fantômes aussi. Je trouve que ce que dit Carl Einstein est très pertinent, si on veut bien considérer qu’en inventant “des espaces et des visions”, on crée des réalités.
EM : Il est normal que tu considères que les tableaux que tu nous proposes ne soient pas des fictions car ton travail s’articule autour de faits réels. Mais il est normal aussi que le visiteur se laisse aller à construire sa propre fiction. Tes “images” sont si énigmatiques à tous points de vue ! Par contre, peux-tu considérer ton travail comme une réflexion sur la peinture en général, notamment une fois de plus à travers ces taches que tu découvres au gré de tes recherches ?
Je pense que tu as raison parce qu’en fin de compte j’explore cette façon de travailler qui me pousse dans des directions que je ne prendrais pas autrement. Il est certain que je m’intéresse énormément à l’évolution possible de la peinture, et que c’est ce qui me motive. Pour moi, il s’agit de trouver le meilleur langage, le vocabulaire le plus efficace. C’est vrai aussi que je suis toujours assez agacé et ennuyé quand je vois des gens (critiques, commissaires, collectionneurs, etc.) qui s’excitent devant des peintures qui ne proposent absolument rien de nouveau, et qui auraient pu exister confortablement dans telle ou telle époque antérieure. Que ce travail existe et puisse être de qualité n’est pas un problème en soi - le problème apparaît quand on le présente comme étant révolutionnaire, alors que ce n’est visiblement pas le cas. Pour moi donc, la peinture doit proposer clairement une façon d’aller plus loin dans l’expression, et c’est vrai que je ressens un potentiel énorme dans le no man’s land qui existe entre la figuration et l’abstraction. Une tache de peinture trouvée dans la rue par exemple est à la fois totalement abstraite et totalement figurative ! Ce positionnement crée beaucoup d’ambiguïté, et laisse bien de la place à l’imagination du spectateur (comme tu dis), le faisant entrer malgré lui dans l’univers du tableau. Je crois que c’est normal parce que le but de tout langage c’est d’instaurer un dialogue.
EM : Justement, en parlant de recherche sur la peinture et de son langage, j’ai été frappé ces derniers temps, en voyant certaines de tes pièces, par l’importance que tu accordais aux cadres de tes tableaux. Ils forment souvent un vrai “volume”. Est-ce toujours d’actualité chez toi ?
C’est par les bords du tableau que ce fragment d’un monde parallèle (ou autre) qu’on a créé rejoint notre monde (ou le monde réel etc.). Pour moi, il est toujours très important de trouver une façon de bâtir ce pont essentiel entre deux mondes. Cela peut se faire soit dans le tableau même, soit par l’encadrement. Le choix est délicat, et c’est effectivement une question que j’ai souvent abordée, depuis plusieurs années maintenant, avec différentes solutions d’encadrement, dont celle dont tu parles, je crois, où le tableau est projeté en avant par le cadre plutôt que protégé par lui. Puis j’ai tenté des bordures peintes, des bordures laissées en toile vierge, etc. La question est donc toujours en suspens, mais je crois que j’ai plus tendance aujourd’hui à lui donner une réponse au cas par cas, parce que chaque tableau demande une solution différente.
EM : Pour en revenir aux questions précédentes, ces bords bien “présents” renvoient à une forme de matérialité qui donnent à l’ensemble du travail une véritable forme de réalité.
Oui, le point de départ de cela, c’est surtout le désir de donner la parole à la peinture, c’est-à-dire de laisser parler cette substance, cette matière qui se pose sur la toile, ou (s’il s’agit d’une tache de peinture trouvée dans la rue) qui a coulé sur un mur ou un trottoir. Essayer de donner une réelle importance concrète à une telle tache ou coulure est un peu la contrepartie de cette présence que tu avais qualifiée de “fantomatique”, ces personnages instables qui glissent d’une peinture à une autre. C’est vrai que mon intérêt pour la matérialité de la peinture m’a souvent poussé à accentuer certaines choses, certains effets, dans l’intention de maximiser cette matérialité, cette présence que je voudrais très concrète et donc réelle. J’ai souvent construit les tableaux avec une partie du fond qui semble très loin dans l’espace, puis le personnage (ou tache) se plaçant vraiment comme s’il était rajouté sur la surface. Maximiser cette profondeur de champ accentue aussi la matérialité des composants et notamment celle du personnage.
EM : Ton projet d’exposition à La Valette inclut une sculpture, relativement impressionnante je crois. Peux-tu en parler ?
J’ai déjà parlé de l’importance de Joseph Gaultier pour La Valette, historiquement mais aussi symboliquement, en raison de son incroyable ouverture d’esprit et de sa curiosité, son avidité à réfléchir sur tout ce qui se passait dans le monde à son époque. Puisque pour moi c’est vraiment le personnage phare de l’histoire de La Valette, j’ai pensé qu’il méritait une statue publique, dans la tradition des statues des notables des villes. Depuis quelques temps, je fais des essais de transformation des taches de peintures en sculpture. Il y a d’autres exemples dans l’exposition - les petits personnages de John Adams que j’ai réalisés en plastique, puis un autre en plâtre, de Jules Verne. Il s’agit évidemment de faire une projection en trois dimensions des taches. Je fais cela par une interprétation assez libre - je ne voulais pas passer par un procédé informatique, par exemple, même si cette possibilité existe. C’est très intéressant ! Les taches de peinture sont tellement figuratives que les imaginer en trois dimensions semblait très logique. Les transformations sont toujours inattendues, et bien qu’elles éloignent la forme, d’une certaine façon, de son état original, les résultats sont toujours étonnants.
J’ai donc proposé une “statue” de Joseph Gaultier à la municipalité de La Valette, et nous avons commencé à travailler sur le projet. À partir d’un modèle en polystyrène un moulage a été fait puis la statue, coulée en un nouvel alliage, proche du bronze. Puisque Joseph Gaultier était vraiment le pionnier de la Pensée à La Valette, j’espère que cette forme abstraite, présentée sur l’esplanade, devant Le Moulin, va fonctionner comme un véritable hommage à ce grand homme. Même si, pour moi, elle représente Gaultier lui-même, par l’intermédiaire de la tache choisie pour lui, je trouve aussi que cette grande forme, qui a l’air de sortir de son socle, peut aussi évoquer l’arrivée à La Valette de la pensée, de la philosophie, de l’astronomie, etc..
EM : Finalement, ta pratique de la peinture n’est-elle pas aussi un moyen de parler de sculpture ? Mais peut-être de manière dérobée ?
AW : Ta question est intéressante, dans la mesure où je pense que tu n’as pas tort, même si je me sens entièrement ancré dans une histoire de la peinture. Je crois aussi que dans l’art contemporain (même chez des gens très allergiques à la peinture), la peinture, ou du moins une partie de son histoire, exerce néanmoins une influence considérable - en tout cas beaucoup plus que la sculpture et son histoire. Je crois que j’ai beaucoup parlé de mon désir de donner la parole à la peinture en tant que matière, et dans cette attirance pour la matière, je pense qu’il y a une vraie connexion avec la matière du monde, c’est-à-dire avec quelque chose qui se trouve vraiment à l’extérieur de la peinture. J’ai aussi fait allusion à une sorte de gêne que je peux ressentir, parfois, dans les rapports étroits qu’entretient la peinture avec la question de l’illusion - ce qui me pousse aussi vers la matérialité de la peinture et une réalité concrète que je peux y rechercher. C’est vrai que je considère les sculptures, comme la statue de Joseph Gaultier (de loin la plus ambitieuse que j’ai réalisée jusqu’à présent) comme étant totalement issues de mes peintures, et de la tache de peinture du départ - et c’est bien le cas. Cependant, ce ne sont pas du tout des sous-produits, parce qu’il y a aussi chez elles quelque chose de très pur - c’est vraiment de la matière pure, sans le moindre élément superflu, comme il y en a toujours dans une peinture, même si on ne parle que du châssis, par exemple, sans entrer dans le superflu éventuel qui peut exister dans les éléments picturaux. Les sculptures réussissent d’une certaine manière là où la peinture n’atteint pas totalement sa finalité c’est-à-dire en donnant véritablement la parole à une masse de matière qui existe de façon indépendante dans le monde. On pourrait croire que c’est parfait - et peut-être que c’est justement trop parfait, parce que dans la peinture il y a cette incroyable bataille pour arriver à s’exprimer, précisément sans le superflu qui menace à tout moment. Mes sculptures sont effectivement le résultat des recherches en peinture, - c’est en quelque sorte leur destination logique - mais ce qui m’a toujours le plus attiré, c’est le voyage pour arriver à la destination, en l’occurrence la peinture, toujours la peinture.
Éric Mangion, Nice, 2007 Curateur et critique d’art ;
Directeur du Centre national d’art contemporain La Villa Arson.