Alun
Williams

14.04.2023

Texte de Cheyney Thompson

Paru comme préface dans LEST
Texte de Cheyney Thompson, La monographie d’Alun Williams, publiée par Manuella Editions, Paris en 2011

Le tranchage du haggis1

Comme si le murmure ténu d’une voix émanait de cette tache, ces mots se sont agglutinés moites et brûlants sur la page, saignant à flot avant de se coaguler. Non encore texte, tandis qu’il n’y a pas encore de lecteurs capables de déchiffrer les doigts tendus de ces flaques d’encre. Non encore forme, tandis que nul typographe, ni cartographe, n’a encore tracé les limites toujours mouvantes sur la rive infinie de ce contour ondulant. Une morphologie semble apparaître, une séquence, une espèce. Ici se trouvent des taches parmi d’autres taches et toujours ce murmure d’une voix implacable. Cessons un instant de séparer voix et tache. Ce liquide en train de sécher se hérisse à la simple évocation de son mouvement désormais imperceptible. Comment classer ces diverses taches ? Esquisses ambulantes en sous-vêtements souillés, peinture renversée, voire même, empreintes digitales ensanglantées. Si, en fin de compte, ces taches figurent un acte de parole étrange et défiguré, que disent-elles ? Question clairement prématurée. Associons leur ressemblance à celle des voyelles entre elles, dans la mesure où, comme celles-ci, elles semblent représenter une brèche dans un paysage de consonnes plosives et fricatives. Cette filiation de liquide et de substrat constitue, à titre de grammaire générative, une fiction-en-abyme*.
Alun n’est pas là, il est parti se promener, peut-être pour relever des empreintes digitales. A cet instant précis, il n’y a pas encore d’Alun puisque nous ne sommes pas encore venu voir comment un nom propre se dégage de cette trace, désormais coagulée, de quelque chose. Quelque chose ? Comment ces taches se matérialisent-elles ? Vomi, sang, graisse, sueur, peinture là encore. Le fait de pouvoir amalgamer si facilement ces matériaux ne fait que souligner l’incongruité de la présence éventuelle d’un nom ou d’un personnage embourbé dans cette crasse. (Pendant que Mr Williams poursuit sa promenade, j’en profite pour préciser que ses peintures, autour desquelles nous gravitons, invalident sérieusement les conseils de Leonard de Vinci qui encourage à scruter un mur taché ou les nuages dans l’espoir d’y déceler un fragment de créature mythique ou une composition inspirée. Nous ne parlerons pas ici de la liberté qui réside dans le cœur acculturé du « vrai » artiste. Une structure dure et froide mais néanmoins profondément éprouvée s’est immiscée dans les méthodes de travail de M. Williams, ce peintre qui sort se promener.)
Je dois agir vite, car si ce texte veut avoir une chance d’intégrer la collection des taches-personnages rassemblés dans ce livre, il devrait, en effet, en obstruer les premières pages.

« Le don que nous possédons de voir la similarité n’est qu’un faible rudiment de cette compulsion autrefois puissante à vouloir devenir similaire, à se comporter par mimétisme. Mais certte faculté oubliée à devenir similaire s’est développée bien au-delà des confins étroits du monde perçu dans lequel nous continuons de voir les similarités. Ce que les étoiles ont réussi il y a plusieurs millénaires au moment de naître dans l’existence humaine s’est tissé à l’intérieur de l’homme sur la base de la similarité. »

« La doctrine du similaire », Walter Benjamin

Certaines questions abordées dans cette citation entrent en résonance avec la pratique de A.W. En tentant d’offrir ces images au langage, sommes nous prêts à perturber la troublante facilité de l’artiste à incarner ce qu’il a entrepris de représenter, autrement dit une tache ? Une figure humaine droite dans ses bottes va-t-elle venir, index pointé, nous indiquer les multiples points de connexion entre le contour indéterminé de cette tache et le fond désormais souillé de sa toile ? Dans ces œuvres, autant que dans ce texte, nous devrions prêter attention à la multiplication troublante des similitudes non-sensorielles. Nous sommes projetés dans une situation où lire s’impose comme mode de vision, sans oublier le fait que ces tableaux parmi lesquels nous déambulons résultent eux-mêmes d’une déambulation antérieure, et nous attendons. Nous attendons de reconnaître en un éclair, dès son apparition, un nom propre.
Non encore un nom. Exhibition de sang, lecture d’entrailles, divination, techniques de police scientifique, géologie, archéologie. Implications indécidables de la tache. Comme le nom, ces taches menacent d’établir une cohérence par mimésis, une chaîne de ressemblances à la Leonard de Vinci, une danse le long d’une chaîne de signifiants. Cependant, il existe aussi une espèce de tache qui pointe les failles à la fois du langage et de la ressemblance en cherchant à domestiquer ce qu’elle-même représente : perte, traumatisme, violence. Ce type de tache marque un seuil infranchissable.
Des vocables issus des trottoirs sont recueillis dans l’espoir de pouvoir retracer leurs mouvements en tant qu’homuncules résidant désormais dans le monde des tableaux. Mais ces vocables sont privés de lexique grammatical apte à les ordonner. Leurs contours accidentels rappellent cette séquence sur les agrandissements photographiques dans Blow-Up d’Antonioni. Plus on essaie d’analyser les traces manifestes du meurtre sur la scène de crime dans le parc, plus le matériau muet nous renvoie notre propre regard dans la plus grande indifférence. Le substrat de la photographie à travers l’objectif s’avère réduit à quantités de taches désorganisées. Obstruant le passage de la lumière dans l’agrandisseur, elles produisent davantage de bandes jaunes autour d’une seconde scène de crime, celle de la chambre noire ou, dans notre cas, de l’atelier du peintre.
C’est ici – où se dilate le sténopé – qu’une histoire se trame derrière les tableaux. Non une histoire de noms ou de formes, mais une histoire de médiations quasi transparentes qui se révèle pour peupler ce procédé technologique que nous appelons peinture. Une série d’objets commence imperceptiblement à se coaguler autour d’une forme originaire d’art telle cette main peinte en négatif dans une caverne ne cessant de s’estomper. Plutôt que le substrat inerte de l’inscription, la surface accueille toutes sortes d’ombres, de grilles et de sténopés réglementées. Chambres noires et grottes, objectifs et grilles ; autant de surfaces imitant d’autres surfaces. Cette prothèse oculaire de la surface se redépose ensuite sur la rétine humide en une boucle sans fin. Si d’aventure une tache, une silhouette ou une forme parviennent à se détacher du fond, très vite, elles se retrouvent capturées dans le millefeuille* du tableau. A ce stade, nous devons cependant décider si nous abordons le travail de Williams via l’écriture-lumière de la photographie porteuse de revendications véristes et sujettes à nombre de détours linguistiques administratifs. Ou si nous ne devrions pas plutôt traverser la peinture, technique ancienne de préparation des surfaces, avec ses ontologies étrangement frustrantes et ses surfaces tendues et tremblantes plongeant l’entendement dans une aporie après l’autre ?

Diastole.
Voici une impasse. Si l’histoire se réduit à des jeux linguistiques et si la représentation reste verrouillée dans une incurable confusion concernant l’agencement de ses termes de transmission –  figure/ fond/ tache/trace/copie – alors que reste-t-il au conteur à raconter ? Tout tableau se réduit-il à un non-sens ? L’histoire se dérobe-t-elle à la raison ou cette impasse annonce-t-elle, au contraire, un rappel au désordre* à travers le poids des signataires dont les noms continuent d’être gravés à l’infini sur les tablettes des sanctuaires de l’art, quitte à ce que leur énumération continue sape la structure même de l’édifice ?

Systole.
Qu’un corps se glisse subrepticement dans un tableau n’a rien de paranormal. Au lendemain de sa disparition, le céphalopode géant de Jules Verne noircit les mers d’encre. La scène de crime est alors trop vaste pour être encerclée d’une bande jaune. Voici ce que nous rappelle le travail d’Alun Williams. Toute histoire doit pouvoir remettre en question ses outils spécifiques de narration au risque de voir le nom propre dont elle découle échouer à lui donner un sens faute de conclusion. De qui émane ce liquide? Qui en est le destinataire ? Qui joue à ce jeu mystique consistant à en lire les restes. Telle trace ou telle autre indiquent-elles une douce violence divine, mais non moins terrifiante, au sein de laquelle les lois régissant l’organisation picturale seraient en permanence bafouées ? Combien de temps ces traces perdurent-elles dans notre vision des choses ou dans notre expérience collective de cohabitation et dans nos pratiques d’utilisation partagée ?

Ceci n’est guère une tache*.

  • En français dans le texte.

Cheyney Thompson est artiste-plasticien à New York

Texte de Cheyney Thompson, paru comme préface dans LEST, la monographie d’Alun Williams, publiée par Manuella Editions, Paris en 2011

  1. Panse de brebis farcie, une spécialité culinaire écossaise.