Yoan Sorin, Helter Skelter
Salle Mario Toran, c’est une île noire et primitive qui s’étale sous nos yeux, dans un espace aux murs couverts de peinture ébène, des aplats mats animés de touches brillantes faussement désordonnées, comme des caricatures de traces expressionnistes. Au sol, sur les murs, hétérogènes et foisonnants, des amas d’objets enveloppés eux-mêmes de matière picturale, ensachés sous plastique, posés sur des miroirs, agglomérés par des magnets ou des paillettes. L’univers de Yoan Sorin fourmille de sources recyclées, compactées, de toiles enfuies du châssis et soumises à des expériences diverses, de surfaces rugueuses et sales travaillées au doigt, saturées, frottées, repeintes : un laboratoire où la main s’autorise incessamment la déprise et la reprise.
Cette pensée du geste, l’artiste la place sous une égide sombre : celle de Charles Manson, gourou sanguinaire qui mixa, dans les années soixante, des extraits de la Bible à des textes de l’album blanc des Beatles, concevant sur cette base l’étrange prophétie selon laquelle les Noirs allaient bientôt dominer les Blancs puis se tourneraient vers lui pour diriger leur nouvelle nation. Manson utilise notamment la chanson Helter Skelter pour nommer sa vision d’une guerre apocalyptique entre races : Helter Skelter, c’est le titre choisi par Yoan Sorin pour son exposition, une expression qui signifie littéralement « désordre, confusion » mais désigne par extension une attraction de fête foraine : un grand toboggan en forme d’hélice conique.
De cet ancrage sémantique et culturel, des images découlent : elles relient le parc d’attraction, l’élan ludique et l’art de la cascade à un vertige anxiogène, aux pulsions de mort avérées. Certains écrivains en ont très bien parlé : Louis Marin dans son Utopiques : jeux d’espaces ou Bruce Bégout dans Le Park ou L’Accumulation primitive de la noirceur. Ce qu’ils décrivent, c’est notamment la frontière fragile entre l’imaginaire du lieu clôs, hortus ou jardin d’Eden qui voit s’épanouir positivement les décharges d’émotion, et une dimension bien plus violente, où la société épancherait sa fascination pour le Mal et ses mises en scène les plus monstrueuses. En élisant Manson, Yoan Sorin pointe cette mauvaise conscience de la psyché américaine, explorée à maintes reprises dans la culture populaire. En 1992 au MOCA de Los Angeles, Raymond Pettibon, Paul McCarthy ou Jim Shaw s’étaient déjà fait un plaisir, dans une exposition justement intitulée « Helter Skelter », de célébrer les pires tabous de nos sociétés contemporaines. En écho psalmodié, les rappeurs new yorkais du groupe Heltah Skeltah nous gratifient d’un avenant « Fuck with Charlie Manson », comme pour mieux convoquer le chaos.
Cette référence musicale figure parmi beaucoup d’autres dans l’exposition : en ce sens, l’artiste s’insère aisément dans la grande famille des artistes compilateurs de cultures et contre-cultures en archipel, après Bruno Peinado et sa créolisation des formes, dans le sillage des éclats poétiques d’un Glissant ou d’un Fanon. Plus généralement, on constate chez l’artiste une forme de compréhension additive du monde contemporain, une vision où afflue le fragmentaire et l’épars combinés, sans nul doute enrichie par l’outil numérique. Dans cette science des réminiscences qui s’agrègent à l’infini, dans ce talent à recomposer l’intime dans l’Histoire, on pourrait presque déceler un lieu commun, une manière qui confinerait au tic générationnel. La singularité de Yoan Sorin est sans conteste ailleurs — dans une fougue formelle encore un peu trop contenue, qui ne demanderait qu’à transgresser davantage, à exacerber l’innocence du geste autant que la débauche. Lors d’une performance récente, on a vu l’artiste boxer le plâtre aux poings américains : c’est un corps-à-corps moins démonstratif mais tout aussi intense qui opère parfois dans ses œuvres cabrées, à l’impact iconoclaste troublant. Souhaitons que Yoan Sorin poursuive sans concession l’exploration de ce violent continent noir.
Eva Prouteau, 02 Revue d’art contemporain, janvier 2017