Yoan
Sorin

27.03.2020

Le corps comme amplificateur d'émotions

Entretien avec Frédéric Emprou, 2020

A travers une esthétique de l’ornementation et de la citation pop, du dressing et de l’assemblage de textures, la pratique plastique de Yoan Sorin se décline sous les différents formats du dessin, de l’installation ou de la performance, depuis un peu moins d’une dizaine d’années. Retour en cinq questions sur la trajectoire récente de l’artiste.

Frédéric Emprou : Comment l’art est arrivé dans ta vie ? Qu’est-ce qui t’a conduit à cela ? Je sais que tu as pratiqué le basket à au niveau, comment en es tu arrivé par la suite à entamer des études en école d’art ?

Yoan Sorin : Je suis issu d’un milieu modeste où la culture dite officielle n’avait pas vraiment sa place, un peu comme si elle ne s’adressait pas à nous, ni ne nous était destiné. J’ai grandi en écoutant les disques de bèlè, biguine et de Zouk de ma mère et de ma grand-mère, ceux de punk rock de mon père, pour découvrir le rap à l’adolescence. En effet j’ai pratiqué le basket à haut niveau. J’ai toujours considéré mon grand-père boxeur, François Pavilla, comme un performer, un danseur. C’est à ce moment-là que j’ai saisi que le corps pouvait jouer le rôle d’amplificateur d’émotion. L’histoire de l’art et la peinture sont venues par la suite à travers les livres. L’école d’art m’a permis de me mettre en contact avec différentes techniques d’impression, de peinture et de dessin. J’ai commencé à me nourrir d’images dont je ne connaissais pas toujours le contexte : je représentais et redessinais tout ce qui était autour de moi, je notais les phrases que j’entendais. L’idée, c’était de rechercher les associations les plus absurdes, et de voir ce qu’il se passait. Cette notion de collage est arrivée très tôt, comme une manière de créer des ponts entre la culture qui m’était propre, plutôt populaire, avec cette nouvelle culture que j’apprenais à connaître.

FE : Quelles sont les grandes lignes de ton travail ? Je pense notamment à ta pratique du dessin, la matériologie particulière que tu développes dans les volumes de tes expositions….

YS : Je ne cherche pas forcément une cohérence dans mon travail, je préfère faire confiance à mon instinct, ce qui me donne une grande liberté pour utiliser des matériaux ou des techniques nouvelles. L’intime constitue souvent un point de départ à partir duquel j’essaie d’en extraire un contexte et un questionnement plus générale. Il n’y a pas de classification autoritaire, chaque geste a la même importance pour moi : un croquis peut devenir une œuvre alors qu’une céramique plus travaillée devenir un poids pour bloquer une porte. Mon travail revendique une certaine spontanéité, les œuvres deviennent des accessoires mais redeviennent souvent aussi matière. Je recycle souvent les pièces réalisées en les transformant ou en leur donnant une deuxième vie.

FE :Quelle place prend aussi la performance et l’idée de scène dans tout cela et de quelle manière la notion de collaboration t’importe ?

YS : Pour moi, la performance permet de renforcer l’idée d’une désacralisation de l’œuvre. Ce qui m’importe finalement c’est toujours cette idée de discussion et de partage. Au début, j’avais envisagé la performance comme la possibilité d’être le plus sincère et le plus transparent. Mon corps était aussi l’outil que je maîtrisais le mieux, il me permettait aussi de montrer de manière plus simple mon processus de création. Les différentes collaborations que j’ai pu faire, je les considère aussi comme des performances où finalement le temps de création commun devient presque tout aussi important que le résultat. La collaboration est quelque chose de naturel pour moi, c’est une manière de découvrir de nouveaux territoires ou d’expérimenter de nouvelles façons de faire que je ne me serais pas autorisé seul.Travailler dans le monde de la danse contemporaine comme interprète ou conseiller, ne sont pas des pratiques distinctes de ma production, elles en font partie de façon intégrale. La scène est un espace qui me touche particulièrement car sa temporalité est définie par le corps, et parce qu’elle peut aussi devenir un espace d’exposition temporaire.

FE : C’est quoi ta relation avec tes racines martiniquaises en tant qu’artiste ? Quand on parle de ton travail, on fait souvent référence aux thèmes de la créolisation ou de l’archipel, comment envisages-tu cette lecture et cette relation avec l’idée du métissage et de tes origines martiniquaises ?

YS : J’ai pris conscience très tôt que mon identité pouvait être souple. Ce que je suis, d’où je viens et ce que les gens voient de moi, ne participent pas toujours du même accord et des mêmes prismes. La Martinique a toujours été une réponse aux questions insistantes sur mes origines, mais je n’ai finalement jamais vécu en Martinique. Ce territoire est devenu pour moi quelque chose de très intime, une mythologie créée à partir des récits familiaux, un imaginaire peuplé d’histoires d’odeurs et de goûts. La Martinique, c’est surtout l’image de mon grand-père qui était champion de France et champion d’Europe de boxe dans les années 60. Je réalise que j’ en ai hérité de nombreux objets divers très tôt, dont je ne connaissais pas toujours l’origine. Quelque part, c’est d’abord à partir de cette collection d’objets que je me suis créé ma propre origine. Je les mêle souvent à des installations comme pour invoquer des ancêtres et pour les replacer au centre de l’action. Comme il y a toujours cette idée de partage de mon intimité, et d’occupation d’un espace tel que si c’était chez moi, au lieu d avoir des photos de famille au mur, j’y installe ces objets de pacotilles. En les faisant cohabiter avec d’autres objets, se crée et se matérialise ainsi un univers créolisé.

FE : Tu as fait une exposition cette automne avec ton amie chorégraphe Dana Michel au centre d’art de Brétigny en France, tu es aussi actuellement en résidence à Triangle à Marseille, quels sont tes projets et les envies que tu voudrais développer dans le futur ?

YS : Cette exposition avec Dana Michel m’a permis de clarifier certaines envies, notamment celle de créer un territoire à définir, entre l’exposition la scène de théâtre ou la scène de stand up : ce que j’aime c’est produire et performer en flux tendu. Entre une collaboration pour Manifesta à Marseille cet été, ma participation à Dust Specks on the Sea, contemporary sculptures from the French Caribbean and Haïti présenté dans différents lieux aux États-Unis, j’ai en prévision différents projets avec la galerie 14 N 61 W, basée en Martinique et qui soutient mon travail depuis 2018.

Interview publiée en 2020 sur le site C& America Latina