Nicolas
Floc'h

01.12.2021

Rencontre entre Gilles Clément et Nicolas Floc'h

Paris le 4 mars 2020

Nicolas Floc’h : Gilles, tu as fait un travail sur le territoire terrestre du parc national des Calanques en participant au « plan de paysage ». En effet, le parc national et l’agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise se sont associés pour réaliser un plan de paysage dans le but d’améliorer les paysages du parc national des Calanques et des espaces urbains qui lui sont proches. Plus récemment, tu as également travaillé avec tes collaborateurs sur l’espace marin, le projet de « plan de paysage sous-marin » qu’a initié le parc national des Calanques de manière simultanée et en parallèle au projet « Invisible ». Ce travail photographique sur le territoire du parc, sur ces paysages que je nomme « productifs » – en référence à la productivité des écosystèmes et à la biodiversité – permet de l’explorer dans sa partie immergée et de partager une représentation invisible au plus grand nombre.

Gilles Clément : Ton intervention présente l’avantage qu’il y a à explorer quelque chose de l’ordre du vivant dans un milieu mouvant, dans le sens où tout flotte, tout bouge dans le flux de l’eau alors que sur l’espace terrestre, on a l’impression qu’on n’est pas du tout dans un milieu semblable alors qu’en réalité je pense qu’on l’est.

Nicolas Floc’h : J’en suis complètement certain. Dans mon approche de l’océan, qui me permet de travailler sur une approche globale de la biosphère, il y a quand même toujours cette idée que la terre nourrit la mer. Cela marche aussi à l’inverse, on peut d’ailleurs évoquer les nuages.

Gilles Clément : En effet. La mer fabrique les nuages par évaporation – pas seulement elle mais elle y participe grandement –, puis l’eau retombe, s’écoule, on la boit au passage, redevient un océan et repart dans l’atmosphère jusqu’à une certaine altitude. Tout cela est l’épaisseur du vivant, ou plutôt de l’eau qui permet au vivant d’exister dans les limites même de la biosphère. Mais, tout est changeant, c’est-à-dire qu’on n’a pas forcément l’impression, quand on est dans un lieu fixe sur un milieu terrestre, que l’espace est mouvant mais il l’est selon différentes durées pour la transformation de certaines choses : l’érosion d’une roche est très longue contrairement à l’écoulement d’une rivière, le changement climatique a aussi son rythme. Ce sont des limites, des biomes, des ensembles de compatibilité de vies sous un climat déterminé, ces limites sont fluctuantes, et ce depuis toujours même si cela s’est accéléré. Donc on est dans un milieu mouvant et les écosystèmes changent, leurs limites en tant qu’écosystèmes particuliers se déplacent, la notion même d’architecture, de frontière, tout cela n’a aucun sens, les limites n’ont pas de sens !

Nicolas Floc’h : Exactement, et cela est plus lisible dans l’océan où l’on comprend que tout est connecté puisque l’eau est un liant physique, visible mais au-delà de cela, cette connexion est globale avec l’atmosphère, la terre et les glaces. Tu évoquais la formation des nuages, le vivant joue un rôle dans ces connexions, on peut penser par exemple aux coccolithophoridés (microalgues) : quand il y a des blooms de phytoplancton et que leur population devient très importante, ils sont à certains moments attaqués par un virus qui va faire exploser leur squelette calcaire, les coccolithes (éléments du squelette) deviennent alors des particules participant de manière non négligeable à la formation des nuages. Donc comme tu l’évoquais, cette eau retombe, elle va aussi drainer des sels nutritifs par le biais des rivières qui vont venir nourrir la mer et son vivant. Il y a tout ce cycle et cette interaction constante. Pour en revenir aux paysages, cette notion est pour moi très intéressante, les paysages révèlent beaucoup de choses. Les glissements d’écosystèmes dont tu parlais sont très visibles sous l’eau, on les observe de manière concrète, les transformations de paysages y sont plus marquées que sur terre, plus rapides, cela peut être parfois cyclique et ponctuel.

Gilles Clément : Oui et c’est l’avantage de la lecture d’un paysage sous-marin. On accède tout de suite à la compréhension de ces dynamiques du changement et on les accepte car c’est la vie. Sur terre, on ne l’a pas bien compris, peut-être parce qu’on ne nous l’a pas bien expliqué aussi. Quand quelque chose bouge, on s’émeut, mais on peut peut-être se dire qu’il faudrait mieux aller dans le sens de ces dynamiques contre lesquelles on ne peut pas lutter et éviter de détruire la diversité au sein de cette mouvance, ce n’est pas grave que ça change, ce qui est grave c’est qu’on tue. Concernant les nuages : que trouve-t-on dans les nuages ? Tu parles des coccolithophoridés – un très joli nom –, le fait qu’il y ait la substance calcaire de ces planctons dans les gouttes d’eau n’est probablement pas quelque chose de très dangereux, en revanche si par hasard on émet dans l’air une série de toxines, comme on sait qu’une microgouttelette se forme toujours sur une impureté qui flotte dans l’air, tout dépend de la qualité de cette impureté, si c’est du poison, quand il pleut cela nous tombe sur la tête, si au contraire c’est un engrais ou un morceau de calcaire, cela peut avoir un côté positif. Donc cette conscience-là qu’on pourrait acquérir sur le sol ferme, peut-être qu’on l’a tout de suite quand on est dans l’eau : on est immergé, on ne peut pas faire autrement, on est dedans.

Nicolas Floc’h : Sur le paysage des calanques, il y a des pressions anthropiques fortes dues à la proximité urbaine, évidemment visibles mais cela opère aussi de manière globale et peut être extrapolé à d’autres échelles, celles de la Méditerranée et des océans. En longeant le trait de côte, j’ai pu observer des zones avec des pressions plus fortes. Ainsi, je me suis rendu sur l’exutoire de la calanque de Cortiou, où se déversent les rejets de la ville de Marseille depuis plus d’un siècle et j’ai remarqué évidemment que tout le milieu était transformé sur des kilomètres par ces rejets constants. Les pollutions sont moins diluées du côté terre, qui sera davantage affecté par les pressions anthropiques que la zone au large de Riou. Toutes ces pressions sont lisibles dans le paysage. Qu’as-tu pu observer lors du travail réalisé dans les calanques ?

Gilles Clément : Sur le côté terrestre, on a aussi des marques de l’activité humaine qui font que des espèces ne peuvent pas vivre mais malgré tout, je crois que c’est quand même dans l’eau – comme tout finit là – que la dégradation est la plus forte, ne serait-ce que parce que l’eau, en tant que matière solvante, dissout et répartit les pollutions sur des territoires assez vastes. L’eau sur la terre agit de même mais pas forcément avec la même puissance. Dans la partie terrestre du parc des Calanques, il y a des vallées en creux sculptées dans le calcaire, elles étaient plus imposantes il y a quelques milliers d’années, d’abord la mer était plus basse, il y avait des grottes, cela renvoie à des paysages calcaires souterrains qu’on rencontre dans d’autres régions, on n’y a pas accès facilement, il faut plonger. Il reste une qualité paysagère remarquable de par le relief, une qualité forestière qui, elle, a un peu perdu, il est vraisemblable que ce n’était pas comme cela auparavant. On a du mal à dater l’arrivée des pins d’Alep, il y a eu l’exploitation des chênes, finalement remplacés par des pins beaucoup plus souples dans leur régénérescence, quelques fois même les incendies – et il y en a de plus en plus – multiplient plus facilement les pins que n’importe quelle autre espèce d’arbre car ce sont des pyrophytes, ils arrivent ainsi à se ressemer, les fruits s’ouvrent, les graines se libèrent. Donc on a une présence, typique de la garrigue, de conifères différant probablement de ce qu’était le paysage au 17e siècle ou avant. Sur le plan des boues rouges, on ne voit pas cette pollution car les rejets arrivent directement dans la mer, c’est une pollution sournoise.

Nicolas Floc’h : Il y a toujours un rejet profond mais il ne contient pas de boues, c’est un rejet d’eaux chargées, certes, et il a un impact qui ne peut être neutre. Quand tu dis que le paysage s’est transformé, contrairement au paysage terrestre, un paysage sousmarin n’a quasiment pas de référents nous permettant de constater des transformations. Aujourd’hui, on ne peut pas comparer, on peut trouver des fragments de paysages, des études scientifiques, mais comme le paysage n’a jamais réellement été le sujet des représentations, le seul référent visuel qu’on puisse trouver c’est en extrapolant. Par exemple, je suis récemment allé dans le parc national de Port-Cros où l’on retrouve des configurations un peu similaires, c’est un parc beaucoup plus ancien. Les herbiers y sont luxuriants, certaines zones sont plus préservées avec davantage de biodiversité mais on observe la même chose que dans le parc des Calanques, le côté terre est plus impacté que le côté large, on sent une pression. Le parc de Port-Cros est plus fermé à la plongée que le parc des Calanques, il y a moins de monde qui plonge, les courants sont différents, on y trouve donc beaucoup plus de plastiques. Dans les calanques, la zone de non-pêche est la zone la plus poissonneuse du parc pour deux raisons : d’un côté on a les rejets de la ville de Marseille avec la sortie des égouts qui attire beaucoup de poissons, et à l’opposé derrière l’île de Riou, tout se reconstitue, avec une présence de poissons de toutes tailles, une faune fixée, la flore y est plus riche, on sent le vivant beaucoup plus présent. On voit les bienfaits de la création de cette zone mais il ne faut pas oublier qu’on ne s’extrait pas du global. Les plastiques à Port- Cros sont la partie visible de l’iceberg car composés de gros morceaux – la plupart des plastiques qui dérivent sont des microplastiques –, ce n’est pas parce qu’on va protéger une zone en délimitant une frontière qu’on va l’extraire du global.

Gilles Clément : Absolument. C’est pour cela que les frontières sont des idées complètement absurdes d’illusion de la maîtrise et de la notion de territoires que l’on organiserait, dirigerait, sur lesquels on aurait la mainmise. C’est faux. C’est impossible. Tout simplement. De plus, avec le changement climatique, avec l’usage que les humains font de tout, il y a une acidification des eaux marines en général, un changement de température de l’eau ; donc si l’on voit arriver de manière spontanée deux ou trois Caulerpa d’origine tropicale, cette fois-ci ce n’est plus du tout rejeté par les aquariums de Monaco comme la Taxifolia. Si l’on prend la Racemosa, à l’origine cette plante exotique est arrivée parmi le plancton contenu dans les ballasts de cargos puis elle a étendu son aire, portée par les courants. Tout circule ainsi, ce qui fait qu’on a, à l’échelle planétaire, des changements d’écosystèmes par les espèces du fait même de changements de qualité du milieu, avec une possibilité de vivre : c’est l’opportunisme biologique des êtres vivants, ils vont là où c’est facile pour eux.

Nicolas Floc’h : Je tente de faire émerger une représentation des paysages sous-marins car cela me semble important de comprendre que notre habitat est avant tout un milieu : la biosphère. On fait partie du vivant de manière intégrante et le paysage sousmarin est aussi notre milieu. On ne peut pas vivre sans l’océan, il est l’essentiel des habitats disponibles sur Terre. Donc, donner une représentation de cet espace invisible est aussi une manière de le faire exister. Le travail que j’ai pu faire sur ces transformations, sur les milieux acides dans le cadre de l’expédition Tara Pacific ou la commande « Flux, une société en mouvement » du Centre national des arts plastiques, est basé sur ces représentations. Le projet « Invisible » également. L’état du monde évolue, en travaillant sur ces questions-là on essaie d’agir à l’endroit qui est le nôtre mais la question est aussi comment gère-t-on tout cela ? Cette situation existe, comment la transforme-t-on ? On parlait de rejets, au niveau terrestre un rejet comme celui de Cortiou par exemple, avec le détournement d’une rivière débouchant à l’origine en baie de Marseille à laquelle s’ajoutent les rejets de la ville, comment peut-on améliorer ce rejet ? Peut-être avec un système sur terre de filtration par les plantes, car tout vient de la terre et c’est sans doute en premier lieu ici qu’il faut gérer les situations ? Cortiou est un exemple et la solution dont je parle vient d’échanges avec les agents du parc, comment peut-on travailler aux niveaux local et global sur une gestion plus positive de ces impacts ? C’est pour moi très important.

Gilles Clément : Il est possible d’imaginer et de réaliser des sites de dépollution. En créant des milieux aquatiques non marins, trois plans d’eau au minimum sont nécessaires avec des séries floristiques différentes, les premières sont des plantes assez grandes plantées dans l’eau, les dernières sont plutôt des flottantes. Les végétaux ont une capacité extraordinaire à absorber des substances avérées toxiques pour le monde animal. Les plantes peuvent les stocker, quelquefois les transformer – la question de la transmutation n’a pas été encore résolue ni comprise, il y a des poisons parfois bloqués par les végétaux, quelquefois des métaux. En tout cas il y a une dépollution. Cette solution est envisageable à partir du moment où la surface est suffisamment importante pour permettre cette dépollution et où les polluants – nous – ne sont pas trop nombreux. Si la population est élevée comme dans une ville telle Marseille, il faut énormément de systèmes comme cela et je ne suis pas sûr qu’on ait la place pour le faire car cela n’a pas été envisagé en amont. Il faudrait combiner une autre manière de faire qui soit la non-pollution : comment fait-on pour non polluer au départ ? Sinon on en revient toujours à cette allopathie qui dit : « Vous pouvez tomber malade, on saura vous soigner », certes, mais si on pouvait éviter de tomber malade ce serait mieux.

Nicolas Floc’h : Bien sûr, il faut se focaliser sur la source. Pour les rejets de CO2 c’est la même chose, pour les pollutions, pour les plastiques… Il ne faut plus produire de plastiques, il faut essayer d’arriver à une production minimale de CO2. Les problèmes de l’océan viennent de la terre. Résoudre les problèmes liés à l’océan, c’est travailler avant tout sur l’espace terrestre, nos pratiques et nos flux. Toi qui a une approche globale depuis l’espace terrestre et moi depuis l’espace marin, ce dialogue est essentiel car nous habitons la biosphère, l’océan comme l’espace terrestre. Or, c’est depuis notre espace principal d’activité, nos lieux de vie, que l’ensemble de la biosphère se trouve contaminée.

Gilles Clément : Oui cela touche tout. Les sources de pollution au départ ne sont pas forcément immenses mais elles sont très sournoises car pas toujours visibles, en tout cas pas immédiatement. Quand quelqu’un utilise un herbicide ou un pesticide quelconque, il vise une plante ou un insecte mais il ne se rend absolument pas compte – maintenant un peu plus quand même – que ça détruit beaucoup plus que ce qui est visé. J’ai utilisé une seule fois le glyphosate, j’avais pris des précautions énormes, il n’y avait pas de vent : j’ai pris une poche en plastique, j’ai passé un pinceau imbibé de produit sur le liseron, c’était complètement protégé, le liseron est mort, effectivement, mais toutes les plantes jusqu’à plus de trois mètres autour sont mortes, les racines du liseron ont touché d’autres racines. Il ne faut pas croire que le sol n’est pas un écosystème relié, dessous c’est internet ! Tout le monde communique.

Nicolas Floc’h : Il y a une conscience collective de ces phénomènes mais qui, je pense, manque parfois de représentation sur les interactions. Aujourd’hui, il y a certes une perception intuitive des phénomènes mais les interconnexions, le fonctionnement global de la biosphère restent assez incompris.

Gilles Clément : C’est incompris car il n’y a pas d’école où on vous enseigne cela, même dans celles qui s’occupent de métiers comme les nôtres.

Nicolas Floc’h : Quand c’est enseigné, cela reste des représentations complexes et abstraites. Avant de partir avec Tara Expéditions, le phénomène d’acidification des océans était complètement abstrait pour moi. Mais durant l’expédition au Japon ou avec les universités de Palerme et Tsukuba, nous avons comparé des zones laboratoires acides – liées à des émanations de CO2 dues à une activité volcanique – à d’autres zones distantes de quelques centaines de mètres et non impactées par cette acidification, nous avons donc sur ces sites potentiellement une préconfiguration de l’océan du futur. On a une image d’une zone avec une cinquantaine d’espèces repérables et une autre où il n’y en a que quelques-unes, on perçoit l’effondrement d’un écosystème avec une visualisation de phénomènes abstraits qui deviennent alors lisibles. Ces représentations sont à mes yeux essentielles pour la compréhension globale du monde. Comme quand je fais une « coupe » dans la masse d’eau en prenant des images à intervalles réguliers, cela permet d’avoir une vision de la couleur et donc du vivant. Cette lecture de la couleur, picturale, abstraite, va permettre d’observer concrètement des phénomènes. Quand tu travailles en terrestre sur une zone que tu isoles, que tu laisses en « friche », c’est révéler le vivant autrement.

Gilles Clément : Tout à fait sauf que, par l’habitude que nous avons de percevoir le paysage par le regard, la lecture est architecturale, on voit par les limites : là une forêt, là une diversité visible, là non, etc. Cela se perçoit aussi dans les fonds marins : la pollution ou la diversité flottante par le plancton, une turbidité plus ou moins dense. Sur terre, on a moins conscience de cela, la lecture est plus esthétisante, on est assez peu informé sur la signification. Aujourd’hui, seuls les scientifiques ayant fait un travail sur la bioindication peuvent nous donner une lecture plus intéressante en nous disant : « Cette plante signifie cela, elle existe là parce que le sol a telles conditions et elle peut vivre dans ces conditions. » Pour l’oseille par exemple, le sol sera acide, pour l’ortie, le sol contiendra beaucoup de nitrates et sera peut-être un signe de pollution. On a donc des bioindicateurs mais on n’a pas suffisamment appris à comprendre le lieu où nous sommes par la bioindication.

Nicolas Floc’h : On a aussi perdu une lecture des bioindicateurs : les populations sont de plus en plus urbaines et ne savent plus lire le paysage. Le paysage n’est plus un indicateur.

Gilles Clément : Oui, au point qu’on ne peut même plus mettre un nom sur les plantes. Il faut tout réapprendre.

Nicolas Floc’h : Si l’on prend l’exemple d’un paysan, il n’est pas nécessaire de lui expliquer la question de l’interconnexion.

Gilles Clément : Alors aujourd’hui si. Les exploitants agricoles actuels sont souvent ignorants sur ce point. Là tu parles de la génération de gens qui sont en train de disparaître, qui ont entre 70 et 90 ans. Oui, ceux-là savent car ils avaient cette habitude empirique, pas forcément scientifique, ils savaient très bien de quoi ils parlaient. Dans ma région, les gens de cette génération, qui ont fait confiance à leur temps, voient l’exagération d’usages des produits et machines et en souffrent énormément. L’exagération est faite par des gens plus jeunes, soumis à la pression de l’exploitation industrielle. Ils sont aussi désolés par la disparition des haies car il y a du remembrement encore aujourd’hui alors qu’on sait très bien que c’est ce qu’il ne faut pas
faire ! On continue encore à faire d’énormes bêtises au nom de l’argent, et en plus ce ne sont pas eux qui gagnent des sous. C’est un enchaînement de stupidités difficile à accepter.

Nicolas Floc’h : Il est très difficile aujourd’hui de recréer ces liens. Les jeunes générations d’agriculteurs sont en train de repenser les choses et essaient de transformer le global à partir d’actions locales tout en retrouvant des échelles de production à taille humaine, cette transformation de la société est indispensable. Tout est connecté, la gestion de l’océan passe fondamentalement par l’espace terrestre.

Gilles Clément : Quand on aborde ce sujet, on se rend bien compte que tout est lié. Cette disqualification des milieux de vie vient d’un modèle économique absurde et il faudrait changer ça ainsi que le modèle de convoitise qui lui correspond. C’est ce qu’il y a de plus dur aujourd’hui : comment fait-on changer cela ? On est à la fois dans un changement de modèle culturel, d’usages, que fait-on des déchets ? Comment recycle-t-on tout ?

Nicolas Floc’h : Une question me tient à coeur concernant le recyclage. Le recyclage a une certaine limite, mais aujourd’hui comment arrive-t-on à cycler ? Non pas recycler. Comment arrive-t-on à recréer des choses qui fonctionnent en cycle ? C’est à dire qui ne produisent pas de déchets. La nature ne produit pas de déchets. Cela me paraît être fondamental et donc l’objectif absolu. Comment tendre vers le cycle ? Avec le recyclage, il y a toujours l’étape de bonne conscience.

Gilles Clément : C’est une belle notion.

Nicolas Floc’h : Pour revenir au parc des Calanques, le travail au niveau local n’est jamais déconnecté d’une problématique globale, il est essentiel et indispensable. C’est à partir de là que les choses vont se faire. L’objectif est global avant tout.

Gilles Clément : C’est quelque chose qui devrait être enseigné. Quelques professeurs s’y mettent mais c’est très récent. C’est fou le retard qu’on prend. Nous sommes dirigés par des retardateurs, indépendamment de la destruction due au modèle économique, parce qu’on a quand même aujourd’hui une prise de conscience sur la planète suffisante pour qu’on change vraiment, sauf que cela ne se fait pas. Du tout. Il y a une pression énorme de ceux qui en tirent un profit, avec cette stupidité de nos modes de vie. On doit pouvoir y arriver, certains jeunes ont la conscience de ce que tu dis : du fait que tout est lié, mais ils ne savent pas pour autant comment faire. Ce n’est pas facile. Comment imagine-t-on une machine, un objet pour qu’on soit dans le cycle et non dans le recyclage ?

Nicolas Floc’h : Beaucoup de gens essaient quand même de rentrer dans cette logique aujourd’hui. Une attention à d’autres pratiques, des communautés émergent au niveau local mais cela reste marginal. Des chercheurs d’horizons très divers s’intéressent au biomimétisme et l’idée de la nature comme modèle de connaissance prend de l’importance. Comment ces objectifs peuvent-ils devenir globaux ? La première étape serait qu’ils deviennent un objectif premier. Cela peut paraître utopique.

Gilles Clément : Il y a des utopies réalistes. En tant que consommateur on a un pouvoir énorme dont on ne mesure pas la force. Nous n’utilisons pas ce pouvoir correctement.

Nicolas Floc’h : Notre rencontre s’est faite à la fondation Camargo à Cassis dans le cadre de nos travaux respectifs dans le parc des Calanques. Comment perçois-tu ce territoire ?

Gilles Clément : Je le perçois comme un territoire d’usage de l’espace, d’un usage différent de celui qu’on a ailleurs c’est-à-dire avec une prise de conscience de sa beauté – beaucoup de gens semblent en profiter –, mais aussi de sa fragilité. Il n’est pas seulement constitué d’un relief, de couleurs et de la mer pour se baigner, il est aussi fait de plein d’êtres vivants présents dans ces écosystèmes, justement il y a une petite variété d’écosystèmes : pentes sèches, creux, rochers… C’est scénographiquement admirable. Des espèces peuvent pousser entre deux rochers, on peut se demander où sont les racines. On peut apporter une lecture de cela, c’est toujours une question de pédagogie, sans que ce soit fastidieux pour les visiteurs et pour qu’ils aient accès à la compréhension du milieu, donc il faut que ce soit sans compétition. La question de la rapidité n’a pas sa place, celle des moteurs, des machines n’a pas d’intérêt, il faut éliminer tout un tas de transfuges inutiles pour mettre plus les gens en situation d’immersion réelle. Ce territoire des calanques, c’est plutôt les mettre en situation de vie, de vie vraie, de pouvoir toucher une plante sans la détruire, mettre un nom dessus, identifier un oiseau parce que justement il est capable de vivre là. On sait que c’est ça qui est le plus fragile et nous en dépendons, c’est un territoire remarquable de compréhension et c’est pareil sous l’eau.

Nicolas Floc’h : Justement cette idée de parc urbain, puisqu’on est dans un parc assez particulier : c’est le seul d’Europe à être ainsi, d’habitude les parcs naturels sont dans des zones moins exposées.

Gilles Clément : Tout à fait. C’est très intéressant car cela veut dire qu’on met les humains en situation de comprendre qu’il n’y a pas forcément de limites entre ce qui est la ville, qui tue tout, et le parc de protection qui s’arrête. C’est comme l’histoire du nuage de Tchernobyl, c’est complètement débile, il faut arrêter avec ces limites, il n’y a pas de limites. Cela voudrait dire, si on comprend bien, que la diversité qui « appartient » au parc naturel pourrait s’infiltrer dans la ville. Si on accepte de vivre avec la nature – elle est d’accord pour vivre avec nous –, il suffit de ne pas la détruire, on n’arrête pas de la détruire, qu’on arrête.

Nicolas Floc’h : Tu ouvres une dimension positive très importante. Quand j’évoque cette question de la pression urbaine, je prends l’exemple du parc national urbain, sorte de zone laboratoire de ce qu’on va trouver dans cette mer quasiment périurbaine qu’est la Méditerranée. On a un effet de poupées russes entre le parc, la mer Méditerranée et l’océan ouvert. La pression des villes du monde est de plus en plus forte. Ce parc national est intéressant car il permet de mettre en perspective cette confrontation et de la montrer : que laisse-t-on faire ? On laisse plutôt la ville envahir l’espace naturel et le détruire, ou on laisse l’espace naturel revenir dans la ville ?

Gilles Clément : C’est une grande question. C’est là où il faudrait redéfinir le rôle du parc parce que jusqu’à présent, il a eu comme fonction de se donner bonne conscience : puisqu’on protège ici, on peut faire n’importe quoi à côté. C’est idiot. C’est oublier que le vent ne connaît pas le cadastre. C’est très agaçant. C’est comme les mesures de compensation, c’est abject, c’est encore une fois la bonne conscience, on peut tout détruire ici car on fait une forêt là-bas. Non ! La surface de la Terre est finie. Ce serait justement l’occasion avec le parc des Calanques, on est à
proximité d’une ville qui a malheureusement une forte capacité à polluer : pourrait-elle devenir peu à peu une ville qui diminuerait sa pollution et qui en même temps accepterait une diversité du vivant non humain sans aucun problème, dans tous les espaces possibles ? Il y a des petits endroits pour cela dans la ville de Marseille.

Nicolas Floc’h : C’est encore revenir à cette question d’habitat. Habite-t-on avant tout une maison, une ville ou un milieu ? On habite bien sûr une maison, une ville mais la seule chose vitale est le milieu, la biosphère, c’est notre habitat. C’est toute la différence. Ce contexte de parc national urbain est intéressant pour ces raisons-là mais avec toujours la limite de cette question de bonne conscience. Il ne faut pas perdre l’idée de perspective globale, on ne met pas une zone sous cloche, tout est interagissant. On a été habitué à tout cloisonner, les disciplines, les espaces, le vivant. Il est important de se (re)penser au sein du vivant et d’entrevoir le vivant comme un tout. Il y a une limite à l’illusion de la maîtrise et cette limite est peut-être le vivant lui-même parce qu’au final on ne maîtrise rien.

Gilles Clément : Je pense qu’il faudrait supprimer le mot « expert » qui focalise le regard en le rétrécissant sur une spécialité et qui rend aveugle sur tout le reste. On est dans cette lecture étroite qui nous sépare de la compréhension d’un mécanisme global, quand il est biologique c’est fantastique. Cela n’est pas enseigné non plus car c’est aussi difficile à comprendre, mais quand on rentre par un certain vivant – pour moi ce sont les insectes –, on a tout de suite la relation avec ce qu’il se passe à côté. Si on s’intéresse à un être vivant, on ne peut pas ne pas comprendre que lui même est lié au reste.

Nicolas Floc’h : Absolument, un être vivant c’est tous les autres. Mon entrée à l’origine ce sont les poissons mais aujourd’hui je dirais que ce sont les algues, je commence de plus en plus à m’intéresser au végétal sous-marin, au végétal terrestre par extension aussi. Le végétal est quand même globalement sous-considéré, les hommes s’intéressent en premier lieu à l’humain, ensuite à l’animal. Le végétal vient vraiment en dernier, c’est une toile de fond, un décor alors que c’est ce qui permet toute chose, c’est la base du vivant, l’élément essentiel. Par rapport au sous-marin, c’est flagrant, quand on voit la représentation du milieu qui s’intéresse très peu à la flore ou à l’environnement global. Travailler sur le sous-marin, à partir de cette entrée sur la faune, me fait aussi regarder différemment le végétal et l’espace terrestre. Et inversement, tout le phytoplancton en suspension, véritable poumon de la planète qui produit par la photosynthèse 50 % de l’oxygène qu’on respire, ce sont des « forêts » nomades et dérivantes en fonction des courants. Gilles Clément : C’est magnifique, c’est la force du monde végétal qu’on ne reconnaît pas forcément, encore une fois, ce n’est pas toujours enseigné. Ce sont des êtres autotrophes qui ont la capacité de fabriquer leur nourriture à partie de l’énergie solaire, alors que les animaux sont des prédateurs, nous sommes tous des hétérotrophes, il faut qu’on aille chercher la nourriture parmi les végétaux et les animaux. On ne peut pas vivre autrement. La puissance du monde végétal est réelle et s’il y a des catastrophes sur la planète, le monde animal en souffrira d’abord. C’est ce qu’il se passe dans la perte de la diversité aujourd’hui qui touche d’abord le monde animal et ça peut continuer encore si on laisse faire nos bêtises. Il y a de plus en plus de prise de conscience sur le génie naturel végétal, des jeunes s’intéressent de plus en plus à la communication entre les plantes, au monde végétal alors qu’avant ce monde n’était pas du tout regardé. Cet intérêt est très récent et date des vingt dernières années.

Nicolas Floc’h : En effet, on constate une attention grandissante avec par exemple des expositions, des publications sur les arbres, les plantes, certaines personnes s’emparent de cette thématique. Mais même si c’est émergeant, comme la prise de conscience de ces interconnexions, cela reste marginal.

Gilles Clément : Oui, mais le mode industriel d’exploitation du monde végétal n’est pas marginal, il est très sélectif et tue toutes les espèces qui ne sont pas celles qu’on exploite. Ce mode est destructeur. On fabrique des céréales pour nourrir des vaches. Pour arriver à faire les mêmes quantités de protéines d’origine végétale ou d’origine animale, on a une énorme différence d’usages du sol en surface : on multiplie par 14 s’il s’agit de bovins, en d’autres termes il faut 14 fois plus de surface pour la même quantité de protéines car les bovins mangent beaucoup, on mange leurs protéines animales et eux mangent les protéines végétales. Cette manière de faire est idiote et ancestrale alors qu’on pourrait directement aller sur de la protéine végétale, cela permettrait de faire vivre beaucoup plus de monde sur la planète.

Nicolas Floc’h : Considérons l’océan et cette question de la chaîne alimentaire. Sous l’eau, nous ne sommes pas sur des surfaces cultivées mais si on prend le phytoplancton : il faut une tonne de phytoplancton pour nourrir 100 kg de zooplancton, puis 10 kg de petits poissons et tout au bout de la chaîne alimentaire obtenir 100 g de thon. On comprend donc bien que le phytoplancton est vital, les grands prédateurs en dépendent. Le végétal et la photosynthèse sont à la base du vivant tout comme les bactéries, les virus… La question végétale est déterminante.

Gilles Clément : En effet, et à bien des niveaux, y compris pour l’atmosphère parce que ça produit de l’oxygène. Je dis souvent à mes étudiants : « Dans notre métier, si nous ne faisons rien, nous sommes utiles à tous. » En effet, si nous ne faisons rien, nous aurons d’abord une friche, qui deviendra une forêt au bout de quinze ans, puis passée une quarantaine d’années cette forêt sera stable. La forêt produit de l’oxygène qui se partage, on ne peut pas vivre sans oxygène. Heureusement la masse boisée aujourd’hui est supérieure à celle d’il y a une centaine d’années, beaucoup de terrains abandonnés où les machines ne vont pas car ces terrains sont en pente sont devenus des forêts. Tant mieux. À l’époque où les paysans amenaient leurs ovins brouter dans des endroits très pentus, où il y avait encore des landes et des sols de bruyères, les arbres ne poussaient pas ; ensuite, ces terrains ont été abandonnés, inaccessibles avec des machines, ils sont devenus des forêts. Et heureusement. La surface chlorophyllienne d’un arbre est énorme, avec un nombre de feuilles sur des kilomètres carrés – Francis Hallé a fait le calcul, ça lui a fait tourner la tête !

Nicolas Floc’h : On évoque régulièrement l’Amazonie comme le poumon de la planète, elle participe grandement à la production d’oxygène mais souvent on oublie l’océan. La moitié de l’oxygène en provient et principalement grâce aux phytoplanctons, organismes microscopiques unicellulaires aux origines du vivant. Emanuele Coccia parle très bien de notre condition liquide en nous disant que, d’une manière, nous n’avons jamais abandonné l’espace fluide et que les plantes ont apporté la mer où elle n’existait pas en créant un océan atmosphérique dans lequel nous sommes immergés1 .

Gilles Clément : Mon symbole est la libellule, la larve est aquatique ensuite elle devient un insecte volant, mais il y a aussi de l’eau dans l’air. Au-dessus de la troposphère où il n’y a pas d’eau, il n’y a plus de vie. On est constamment dans l’eau, qu’on le veuille ou non. L’eau est le mot-clé pour la vie.

Nicolas Floc’h : On parlait de Emanuele Coccia, je trouve que c’est une belle manière de comprendre les interactions quand il parle du « souffle » et d’« une métaphysique du mélange » dans La Vie des plantes. Il évoque le vivant comme fabrique du monde et décrit notre échange, à chaque respiration, avec le monde végétal qui nous traverse et que nous traversons. Chacun produit un « déchet » dont l’autre se nourrit. Cependant, les plantes ont moins besoin de nous
que nous d’elles. On pourrait parler de symbiose si elles dépendaient totalement de nous, or ce n’est pas le cas, ce n’est que partiel. Nous, en revanche, nous dépendons d’elles.

Gilles Clément : Oui c’est le problème des animaux : nous sommes dépendants. Il n’est pas désagréable d’être un animal mais il est beaucoup plus ingénieux d’être une plante.

  1. Emanuele Coccia, La Vie des plantes – Une métaphysique du mélange. Paris, Payot & Rivages, coll. Bibliothèque Rivages, 2006, 192 pages.