Marcel et les vagues
Marcel et les vagues1
Marcel, Mer et Monde2
Bien que le sujet principal de Marcel Dinahet, la mer, soit, dans nos représentations communes, volontiers lié au voyage, à l’ailleurs, il n’est que rarement question chez l’artiste de grandes aventures et de voyages extraordinaires. D’ailleurs, quand Marcel filme dans des pays lointains, l’œil de sa caméra ne semble ni plus ni moins surpris par ce qu’il enregistre que lorsqu’il filme sur les côtes de la Manche. Si étonnement il y a, celui-ci n’est pas tant dans le constat d’un étrange, d’un étranger, que dans celui d’une répétition, qui serait à la fois accompagnée et contredite par le temps et par l’action.
Ce dont rend compte Marcel est concret, matériel : c’est le mélange du ciel et de la terre, c’est la rencontre des matériaux, des airs, des eaux, ce sont les vagues sur le sable, les soleils sur l’eau.
Voilà le sujet dans le sujet : les zones de rencontres, floues, mouvantes, changeantes, tantôt terrestres, tantôt maritimes, ce qu’on pourrait appeler une frontière-estran, par opposition aux frontières-murs.
Rien n’est fixe chez Marcel.
Marcel est une marée.
Marcel sous les vagues
C’est au tournant des années 1990 que Marcel Dinahet opère un mouvement décisif dans son travail, en décidant littéralement de le couler, c’est-à-dire en immergeant plusieurs de ses sculptures en différents endroits du littoral breton. Dans les semaines qui suivent cette immersion, il plonge régulièrement pour en observer l’évolution. Celles-ci sont peu à peu colonisées et transformées par ce qui vit, bouge et sculpte au fond de l’eau : les coquillages, le travail d’érosion du courant, etc.
En archéologie, on appelle trouvaille la découverte fortuite d’un objet sous la mer (ou sous la terre) et on appelle inventeur l’auteur de cette découverte3
. Marcel est ici doublement inventeur : il est l’auteur de l’objet et l’auteur de sa découverte.
Quelques mois plus tard, à l’occasion d’une exposition dans laquelle il est invité à présenter ce travail sous-marin, Marcel revient filmer ses sculptures et est alors saisit par les potentialités de ce medium dans cet environnement.
Il cesse alors de déposer des objets dans l’eau, mais continue d’aller filmer sous l’eau. Et c’est ainsi qu’il passe de la main du sculpteur à l’œil du vidéaste, les deux pratiques ayant chez lui en commun l’étude du mouvement.
Marcel a réalisé la plupart de ses vidéos sous-marines dans les années 1990.
Puis il a commencé à remonter.
Marcel entre les vagues
Marcel est un amphibien4
.
Certaines de ses expositions également. En 1992, il expose à Dinard une série de photographies boulonnées dans le béton de la piscine d’eau de mer de la plage de l’écluse. Celles-ci se retrouvaient immergées à marée haute ; il fallait donc plonger pour les voir pendant cette variation. On pense à l’œuvre que James Turrell avait imaginé pour le Confort Moderne, la même année : il s’agissait, pour le visiteur, de plonger en apnée dans l’eau bleue d’une piscine, pour, quelques mètres plus loin, découvrir le bleu du ciel par une ouverture dans la toiture. Si l’œuvre de Turrell était totalement immersive et expérientielle, celle de Dinahet jouait d’avantage sur un mouvement constant d’apparition et de disparition. Mais nul doute que lui aussi se trouvait en phase avec les mouvements du ciel, du cosmos, tout au moins de la lune.
Dans les nombreuses vidéos de paysages flottés5 qui suivirent et que l’artiste développa pendant vingt ans (1995 - 2015), c’est entre air et eau que se trouve la caméra. Il y a là l’ondulation de la ligne de partage. Il y a le flottement balloté. Il y a déplacement du point de vue. Et il y a l’incessant mouvement, encore.
Longtemps, Marcel a affleuré.
Puis il a continué à remonter.
Marcel au bord des vagues
Quand ce n’est pas dans l’eau, c’est en bord de rivage que Marcel Dinahet filme, que ce soit depuis la terre (à pied) ou depuis la mer ou le fleuve (en bateau). Quelque-soit le point de vue et le support de la caméra, ceux-ci sont, presque toujours, bougés.
On mesure là encore pleinement l’importance du mouvement, du flux et du reflux. De l’inscription dans une certaine histoire de la performance également.
Souvent, Marcel tourne en rond.
Comme pour tenter de rattraper et de saisir le mouvement perpétuel.
Ce qu’il actionne et capture alors, ce sont des gestes et des images à la simplicité radicale et au rendu sans concession. La prise de son, sur le vif, bougée elle aussi, venteuse souvent, concoure à l’impression de fugacité instable, voire de vertige et de trouble.
D’autres fois Marcel poursuit et sa caméra est alors un œil qui court.
Dans une série de vidéos récentes (2018-2019), dans lesquelles il saisit les reflets du soleil ou filme la nuit, il arrive à la limite de l’abstraction.
On pense au cinéma expérimental, à certains films de Robert Breer ou de Stan Brakhage6
. On pense aux éclats de beauté7
que Jonas Mekas aimait capturer avec sa caméra. Cependant, ce que cherche à attraper Marcel, c’est sans doute d’avantage la matière en mouvement que la beauté volatile. Car, pour lui, qui reste sculpteur, tout est matière permettant de saisir la matière : l’eau, l’air, les vagues, les cailloux, les sons mêmes, laissés le plus souvent bruts au montage.
Pour Marcel, tout est mouvement, trajectoire, dessin, action. Ne pourrait-on pas d’ailleurs à son propos de parler d’action filming, comme on parle pour d’autres d’action painting? Les dessins récents (2018-2019) présentés dans l’exposition du Frac viennent certainement conforter ce parallèle.: Le Nouveau Cours des Glénans (éd.1979). 8
Comme les vagues, Marcel danse, s’en va, revient, repart et accélère.
Marcel sur les vagues
Marcel a deux bateaux, un Zodiac et un Maraudeur.
Facilement repliable, le Zodiac est un bateau pneumatique à moteur qui tient aisément dans le coffre d’une petite voiture. De petite taille, il permet de se faufiler partout. C’est une embarcation idéale pour l’exploration côtière.9
Avec son Zodiac Marcel guette les côtes de la Bretagne, au plus près.
« Le Maraudeur est un dériveur lesté, à coque en forme, en matière plastique, gréé en sloop. Il est ponté sur les 3/5e de sa longueur et possède un rouf abritant deux couchettes. C’est un bateau rapide, remontant bien au vent, insubmersible, son cockpit est auto videur. Un équipage sportif et ne craignant pas la vie rustique peut l’emmener n’importe où et se livrer grâce à lui, sur des plans d’eau intérieurs ou sur les mers, à un vagabondage formidable. » 10
Lorsqu’il ne vogue pas, le Maraudeur de Marcel repose sur 4 pieds, dans la vase, non loin de l’ancienne cale sèche de la Landriais, au Mihinic.
Marcel a peint la coque en bleu.
Marcel a teint le foc en bleu.
Marcel a teint la grand-voile en bleu.
Le Maraudeur de Marcel bouge bien.
Il est stable en vent arrière.
Il remonte bien au vent.
Il file à 3, 4, 5, 6 nœuds!
Le Maraudeur de Marcel est l’une de ses œuvres.
C’est une sculpture flottée.
Marcel est monté sur de très nombreux bateaux. Pour y filmer, la plupart du temps.
Il y a eu : Un cotre breton avec une voile couleur pistache dans la baie de Saint-Brieuc; un bateau entre les îles au large de Vladivostok, à l’extrême est de la Russie; plusieurs ferry-boats pour l’Angleterre et l’Irlande; un bateau de pêche, le Louis Gaëtan, au large de Sète, en méditerranée; un bateau de pêche et d’école d’art, le B.O.A.T, le long des côtes bretonnes encore; un bateau sur un affluent de l’Amazone, au Brésil;
Et d’autres viendront encore.
Marcel est le passant et le passeur de la Tamise et de l’Exeter,
du Rio Tapajos et de l’Amazone,
de la Pregolia et de la Volga,
de la mer du Japon et la Méditerranée,
de la Rance, de la Manche et de l’Atlantique.
(Il n’y a que la taille de la nef, du lit de la rivière et des vagues qui changent.)
Marcel est une vague.
- : Le titre de ce texte est une référence et un clin d’œil à un film d’Ariane Michel, dont les images ont été tournées sur un rivage du cap Sizun en 2015 et dont les protagonistes principaux sont la marée et l’artiste Hugues Reip. Le film a pour titre Hugues et les vagues (2017, avec l’œuvre de Hugues Reip Wavers, Vidéo HD, sonore © Jousse Entreprise et Galerie du Jour, Paris). ↩
- : Au Canada francophone, l’expression ‘promettre mer et monde’ est synonyme de notre ‘promettre monts et merveilles’. ↩
- : Si la découverte n’a rien de fortuit ici, est fortuit le travail de la mer, qui transforme les sculptures originelles. ↩
- : voir Gilles A. Tiberghien, Un artiste amphibien, in Marcel Dinahet 1990 - 2010, ed. Lienart, Paris, 2010, p. 26-29. ↩
- : Je regroupe sous le terme de ‘paysages flottés’ l’ensemble des films que Marcel Dinahet a réalisé en posant sa caméra dans un caisson flottant sur l’eau. Parmi eux : Les flottaisons, Les danseurs immobiles, etc. ↩
- : voir, notamment, de Stan Brakhage, Unglassed Windows Cast a Terrible Reflection, 1953 et Comingled Containers, 1997 ↩
- : l’expression ‘glimpses of Beauty’ – étincelles (ou éclats) de beauté -, est empruntée au titre du film de Jonas Mekas As I Was Moving Ahead Occasionally I Saw Brief Glimpses of Beauty, 2000. ↩
- ↩
- : d’après wikipédia. ↩
- : Le Nouveau Cours des Glénans (éd.1979). ↩