Marcel
Dinahet

19.09.2024

Danser sur les bords (ou Sindbad le marin)

Françoise Parfait

La première fois que j’ai rencontré le travail de Marcel Dinahet c’était dans les pages d’un magazine d’art au milieu des années 90, qui montraient deux images sous-marines d’objets noyés, des sculptures subaquatiques. Moi-même obsédée par un blockhaus englouti, j’avais vu dans ces images un écho à mes préoccupations. Quelques temps après, nos routes se sont croisées dans le milieu de l’art, puis nous avons partagé des terrains en suspens, de Chypre à l’Amazonie en passant par le Liban, dans la dynamique du Collectif Suspended spaces. Il nous avait montré la voie pour Famagusta, un des premiers sites que nous avons exploré à l’est de l’île chypriote divisée. Ces voyages et ces récits vécus ensemble m’ont permis de mieux connaître la « méthode » Marcel Dinahet ainsi que ses manœuvres, toutes en douceur, pour entrer en contact avec les lieux et leurs habitants, humains et non-humains, une méthode qui noue intimement l’imaginaire et les pratiques du marin qu’il est, avec une poétique des appareils qui traduit une véritable kinesthésie.

Fiction
Marcel Dinahet est un artiste mobile, qui se déplace, voyage et navigue, travaille en mouvement. Quel que soit l’endroit où il se trouve, il engage avec les éléments qui fondent le paysage des échanges qui évoquent parfois le chamanisme, la pensée magique ou la superstition. Se tenant souvent sur les lignes de crête entre l’eau et l’air, les terres et la mer, le sable et le fleuve, les éthers et les nuées, ou encore l’eau et le feu, il accomplit des sortes de rituels liés à une cosmologie imaginaire qui met en scène les éléments, visibles ou invisibles. Il s’agit d’une pratique et non d’une mystique : au commencement, Marcel Dinahet, artiste sculpteur fabrique des objets évoquant des agglomérats de matières rejetées par la mer, galets de béton, filins et coquillages, puis il les dispose au fond de l’eau dans la mer qui longe la côte bretonne, où ils se perdent ou bien qu’il retrouve après un temps, modifiés par l’action de la vie sous-marine. Il a récemment réactivé cette pratique en immergeant des maquettes de bateaux de guerre, d’avion, de villes, pour les filmer ensuite comme des épaves d’une modernité industrielle perdue ou d’un conflit oublié. Posés au fond de l’eau, ces artefacts oscillent au gré des courants, comme sa caméra disposée dans un caisson de plongée oscillait entre air et eau, dans la série de vidéos réalisées tout au long des années 2000, sur la ligne de flottaison, évoquant une vison plus animale qu’humaine. Marcel Dinahet pratique l’immersion réelle, bien avant que cela ne devienne une métaphore des techniques de simulation en 3D. Attentif aux transformations et aux métamorphoses des éléments naturels, il filme un nuage jusqu’à son évaporation dans le bleu du ciel, il filme la marée qui monte et recouvre une vaste étendue de sable à Cherrueix (Bretagne), il filme une petite maquette enflammée lancée sur la mer jusqu’à sa disparition à Niterói (Brésil), sans doute en hommage aux esprits des lieux, des morts, de la nature. Marcel Dinahet n’est peut-être pas un sorcier mais il est sourcier, c’est un don hérité, il sait sentir la présence de l’eau dans le sous-sol et cela lui permet de communiquer sans mots avec tous les sourciers du monde. Cette relation avec la terre, le sous-sol, l’invisible semble aussi être au travail dans les danses, parfois semblables à des transes, qu’il déploie sur des plages découvertes à marée basse, dont il rejoue récemment les chorégraphies dans de grands dessins-empreintes. Ces danses « en rond » ou sur des lignes droites, scandées par le son de ses pas sur le sable mouillé, évoque des danses rituelles amérindiennes. Le paysage ainsi traversé par la course, la danse (paysages frottés) inscrit son horizon dans la rotondité de la terre. Le globe terrestre devient une planète sur laquelle l’artiste court comme il court sur le dôme des architectures d’Oscar Niemeyer à Niterói ou à Tripoli, qui sont aussi des représentations cosmiques. Le ciel étoilé, les aubes incertaines, une usine abandonnée, les rivières et les arbres, sont autant de seuils, de bords où se tient Marcel Dinahet, aux aguets de la moindre vibration manifestant la porosité entre le corps (son corps), la nature, le paysage, l’animal et le végétal, la mémoire des lieux. Ainsi, d’une manière naturelle, fut-il appelé سنبل (Sonbol) « épi de blé » par des habitants de Saïda au Liban sud, parce qu’il ressemblait à un pêcheur ayant jadis habité la ville, selon une tradition qui consiste à donner le même nom à ceux qui se ressemblent. Nous entendions « Symbol » et la fiction se mit en marche. Devenu un personnage au nom ambiguë Marcel Dinahet entrait dans la mémoire des lieux, s’inscrivait dans une lignée de pêcheurs, habitait la ville et servait d’intermédiaire (d’intersection) encore une fois entre des milieux séparés dont il était le bord, la démarcation. Porte bonheur indéfectible, il est un passeur, et, comme Sindbad le marin dont une des sources est l’Odyssée d’Homère dont Marcel est familier puisqu’il en a initié des représentations en plusieurs îles, il voyage entre mille et une nuits et connecte les forces ressenties dans des formes artistiques à la fois brutes et extrêmement sensibles, grâce à des appareils à très haute sensibilité.

Poétique des appareils
Marcel Dinahet choisit avec soin ses appareils techniques pour s’en servir et s’en inspirer simultanément. Car à la suite de Walter Benjamin il sait que « la nature qui parle à la caméra n’est pas la même que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, à l’espace où domine la conscience de l’homme, elle substitue un espace où règne l’inconscient »1 . Cette caméra, ajoute-t-il, nous ouvre à « l’inconscient visuel » qui me semble être à l’œuvre particulièrement dans ses dernières vidéos évoquant les films expérimentaux des avant-gardes du XXè siècle d’un László Moholy-Nagy, Len Lye, ou encore Oskar Fischinger, dans lesquels des formes abstraites comme des miroitements, des pluies de lumière, des reliefs et des creux travaillent la surface et la matière de l’image comme une sculpture. Cet inconscient visuel, révélé par la photographie (mais cela est valable pour toute caméra) est rendu possible par celle-ci parce qu’elle « fait voir, fait paraître au regard un visible dont les données ne sont pas propres aux yeux. Il y a dans l’appareil photographique une puissance de perception, une forme particulière de sensibilité » « une puissance à donner du monde, à faire monde » (…) « nous voyons moins ce que nous voulons que ce qui se trouve dans les possibilités de ces appareils » rappelle Pierre-Damien Huyghe, répondant ainsi au constat que fait Marcel Dinahet : « La caméra voit mieux que moi ». La caméra ne voit pas – la vision est une faculté humaine complexe – elle capte et encode des informations lumineuses selon un dispositif réglé et réglable qui produit des formes d’événements techniques parfois surprenants.
Marcel Dinahet sait manier la baguette de sourcier, pratique ancestrale d’une communication avec la nature non visible, mais il sait aussi manipuler des objets techniques les plus sophistiqués pour les mêmes raisons, capter l’au-delà du visible, capturer, en sismologue, The Ghost in the Shell l’esprit dans la machine, le fantôme qui se retire dans l’appareil. Le tumulte de l’océan que l’on entend dans le coquillage porté à l’oreille en est l’expression la plus « naturelle », c’est aussi l’enjeu de la vidéo Le cri des coquillages qui littéralement donne à entendre un son produit par le piétinement rythmé (encore une danse ?) d’un tapis de coquillages sur une plage, filmé à très grande vitesse par la caméra Alpha 92 . Les capteurs ultrasensibles de cette caméra déjà mythique, enregistrent en effet des informations qui ne sont pas perceptibles dans la conscience sensorielle humaine sans l’effet de psychotropes particuliers ou de dons d’extralucidité exceptionnels. Sans parler de spiritisme, les appareils technologiques de stockage du temps, depuis Edison, les frères Lumière et les frères Skladanowsky, ont toujours eu affaire à l’inconscient visuel car ils ont « une disposition à l’ouverture et (…) une fois l’appareil mis en œuvre, une fois ouvert, le sujet s’absente, il est exclu par la mécanique même de l’opération ». C’est ainsi que la caméra voit mieux que nous, elle est « un opérateur technique capable d’opérer de lui-même, un automate »3 . Marcel Dinahet, qui connaît bien les capacités de ses instruments d’enregistrement, sait aussi lâcher prise et s’étonner avec jubilation du résultat, car il sait qu’en laissant faire l’appareil, en suspendant toute intentionnalité, quelque chose du monde va « s’engrammer mécaniquement », et ce quelque chose l’intéresse beaucoup car il permet le surgissement de formes inédites et inouïes générées à son insu mais en son lieu. Ainsi capturés par un appareil ouvert comme un piège, les fantômes et les lucioles, les étoiles et les nuées, les courants et les marées viennent jouer une partition codée comme le morse ou le code alfa international que l’artiste connaît bien car il est marin et qu’il sait donc traduire ces messages lumineux et sonores. Alpha, Bravo, Charlie est le début d’une fiction que la caméra – dont le nom cite le code – nourrit en faisant résonner, en faisant survenir, par accident, les événements du monde que nous ne savions pas encore nommer.

En entrant dans la danse avec l’artiste, en prolongeant son corps, la caméra participe d’une kinesthésie, c’est-à-dire d’une perception consciente des mouvements du corps que les images aux textures tactiles traduisent d’une manière très charnelle ou au contraire très abstraite, minérale. Les empreintes, réalisées après-coup, pieds-nus, dans la solitude de l’atelier, agissent comme la mémoire des danses effectuées sur le terrain. Autre inscription, autre mémoire, celle des émotions rappelées par le contact avec le sol, la terre, le monde. Les pieds sur terre et la tête dans les étoiles, Marcel Dinahet se tient au bord d’un paradis, pas si perdu que cela.

  1. Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (version 1939, traduction de Maurice de Gandillac) folio Essais, p. 305-306
  2. La caméra α 9 est développée par la firme Sony à partir de 2017.
  3. Toutes ces citations entre guillemets sont extraites du site du philosophe Pierre-Damien Huyghe