Marcel
Dinahet

19.09.2024

Le point de vue de l'eau

Tanguy Viel

Il y a cet auto-portrait en plongeur sous-marin qui émerge à la surface de l’eau, le regard masqué entouré d’algues et de laminaires, planté droit dans l’objectif, le corps qu’on suppose sortir de dessous la mer comme une sorte de monstre hésitant sur son biotope, aquatique ou terrestre, à moins que les deux (lui, Marcel Dinahet, mi-homme mi-poisson), à moins que seulement cet endroit-là, de la frontière des mondes, ne lui semble habitable, comme ces plantes qu’on dit ripicoles et dont la particularité est d’habiter les rivages ; elles ne sauraient survivre ni se développer ailleurs. Marcel Dinahet est un peu cela, une plante ripicole, s’épanouissant dans l’espace flou du littoral, y proliférant à chaque heure, armé de ce bras optique qu’il dépose ou promène là, à hauteur d’eau, d’où il filme.

Du littoral donc, il capte les frasques et les mouvements, les altérations de chaque instant, en ce lieu d’instabilité où tout se mêle sans cesse et se recouvre, s’abandonne et se transforme, s’immerge et se dissout, où les règnes coexistent en leur essence floutée. De cap en crique, d’estuaire en falaise, de marée haute en marée basse, ici tout se rejoue qui se sépare ou non, la plage et la roche, la plante et l’eau, le sable et l’algue, et jusqu’aux territoires des hommes dressés dans le lointain. Posté là sur cette série de frontières qui voisinent et se superposent, arpentant la ligne ondulatoire qui en définit le lieu, Marcel Dinahet en capture l’esprit, c’est-à-dire : non pas une folle divinité qui l’animerait mais les manifestations atomiques de sa matière, pourvu qu’à rechercher ses angles invisibles, on finisse par pénétrer hors de la perception commune. Ici l’image se remplit d’eau, là de sables et d’algues marines. La caméra flotte le long d’une côte. Elle avance le long de la plage. C’est bien là, jusqu’à nouvel ordre, l’un des attributs de l’art : celui de faire apparaître, hors des catégories normées de l’existant, le tremblé de la matière, l’ouvrir à de nouvelles dimensions qui sont autant de nouvelles vérités perceptives – craquements de sable au bruit des pas, patiente écume au bord d’une roche, lente flamme au crépuscule marin.

Je me souviens d’une expression de Francis Ponge à propos de son parti pris des choses. Il disait exactement : « Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle lorsque, pour la première fois, sont mis au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes enfouies.» C’est à cela souvent que ressemble une vidéo de Dinahet, un parti pris des choses et une invasion de qualités, quand la matière infiniment luisante et mouvante et miroitante se redistribue sans cesse, quand la lumière du soleil elle-même vient se diffracter en mille capsules ovoïdes et clignotantes, quand les nuages doublent leur mouvement du reflet de leur forme sur l’eau, ou bien quand surgit, résurgente, cachée dans les hautes herbes, la source d’une rivière : ainsi voir ce que l’oeil ne voit pas, un espace de mouvement “picturalisant” qui est une possibilité du voir, un devenir pictural de la vie des formes. Parce que j’ai oublié de le dire : bien qu’essentiellement armé d’une caméra, Marcel Dinahet a le cœur d’un peintre.

Marcel Dinahet a commencé par faire de la sculpture. Et puis un jour, voilà, sans rien dire à personne, il a mis les sculptures de pierre dans le coffre de sa voiture, il a roulé jusqu’à la plage, et il a décidé de les noyer dans la Manche. Il a pris ses blocs de pierre et il les a coulés au fond de l’eau. Depuis, il est revenu les voir et les filmer souvent, et au fil des ans elles s’acclimatent à leur nouveau monde, posées là sur le sable par trois mètres de profondeur. Depuis ce jour, Marcel Dinahet n’est plus vraiment sculpteur. Depuis ce jour, il n’intervient plus si abruptement sur la matière mais seulement la laisse entrer par le diaphragme de sa caméra. Marcel Dinahet s’occupe de lumières et de couleurs et de lignes, comme un peintre qui se serait spécialisé en marines. Il est Eugène Boudin à Trouville. Il est Kroyer à Skagen. Il est Turner sur la Tamise. Eux aussi sont des peintres du rivage et du littoral. Eux aussi sont des peintres de la frontière, c’est-à-dire, non de ce qui sépare et tranche, mais au contraire tuile et estompe, selon le régime si mêlé de la sensation et presque même, dans le cas de Dinahet, de la synesthésie quand se mêlent cette fois les sens eux-mêmes, qu’un bloc de sons, de mouvements et d’images semble nous transformer nous-mêmes en capteurs amphibies. Et c’est alors comme dans un poème d’Henri Michaux, quand certaines images exaltent la force infiniment plastique du remuement – au risque, sans cesse rejoué, de la noyade.

Il y a beaucoup d’eau dans les vidéos de Dinahet, et cette eau partout menace et cherche à faire le plein de l’écran, convoque à chaque instant les fantômes de l’informe. Sans doute, comme une réminiscence des grands moments du surréalisme, Dinahet se souvient qu’il n’y a pas d’art sublime qui ne s’approche des profondeurs liquides. Il n’y a pas d’art qui ne fraye dans les eaux du désastre et de la catastrophe. Ainsi quand l’île de Sein, dans une séquence prophétique disparaît sous la ligne de flottaison. Ainsi de toutes ces images où depuis la surface souriante de l’eau on peut observer ces formes fatiguées du bâti, bases sous-marines, ports artificiels, navires rouillés, quand la caméra dérive dans le léger clapot de l’eau autour des ruines de béton ou d’acier et qu’on ne sait si elle est là, tapie dans l’ombre, à se rire du temps qui passe et altère chaque chose.

On pourrait regarder toutes les vidéos de Marcel Dinahet comme des vanités, quelque chose comme « Sous le pont Mirabeau coule la Seine. », partout où traîne le rappel de notre finitude et la poursuite du vent. Ainsi on peut rester plusieurs longues minutes à regarder sur le rivage la flamme qui s’éteindra, si proche soudain d’un tableau de Georges de La Tour, vigie mortelle qui porte ce regard apaisé, compassionnel peut-être sur le caractère fugitif et profondément hybride, transformiste du monde.

Car le plus étrange alors, c’est que cette vanité nous apaise, comme si, non contente de nous rappeler à notre matérialité première, elle préparait déjà notre future diffusion, notre mélange, à force que le point de vue lui-même semble confié à la matière, au mouvement, à l’eau, à l’air, aux aléas de la gravité et qu’alors on s’installe, nous aussi, hors de nous-mêmes, là où l’instance de l’homme, ses décisions, sa suprématie, tout semble se fondre sinon s’abandonner à la victoire des choses et par là, à l’humilité de l’artiste qui ne fait que le signaler. En matière d’humilité, on peut dire que Dinahet tient son rang : non seulement c’est là l’éthos de l’homme mais c’est une part de sa poétique, à moins que les deux ne soient plus intimement liés – l’éthos et le faire, et qu’ils se nourrissent l’un de l’autre, selon les lois secrètes d’une antique sagesse elle-même acquise à la fréquentation quotidienne de cet espace-là, le bord de mer donc, en ce qu’il y invite forcément plus que tout autre. A quoi exactement ? A ne pas faire le malin.

En se postant là, toujours décentré, Marcel Dinahet campe plutôt sur la part secrète et discrète du monde, chuchotante et enfantine, où l’on peut encore entendre le craquement des coquillages sous la pression des pas, où se dessine le territoire pour ainsi dire négatif, insaisissable en tout cas, venu narguer dans son heureux brouillon toutes les grammaires surécrites de la terre ferme et dominée.

Et il faut redire combien cette position n’est pas une posture, combien c’est seulement une manière de désigner le vrai battement du monde, et de nous rappeler qu’il est là, hors de tout héroïsme. En cela, aucune instance ne cherche à prendre le pouvoir, et surtout pas l’artiste. Même sa présence, même son corps est pensé comme un espace de matière aléatoire, un réseau de circonstances nerveuses, un aléa de la matière : un homme court sur la plage, la caméra au poing, et cela produit des mouvements qui détermine des cadres et des formes infiniment mobiles. Le corps de l’artiste n’a pas, en un sens, plus vocation à tenir le centre que ne l’a le ciel ou le sol lui-même. Et s’il fallait le dire de manière philosophique, alors on dirait qu’il n’y a pas d’écart ontologique entre le filmant et le filmé.

De ce point de vue, Marcel Dinahet est un artiste de son temps, si le mouvement même des deux dernières décennies est celui-là : peut-on lire le moindre ouvrage de philosophie, d’anthropologie, sans qu’il cherche à renégocier et si possible amoindrir la frontière entre l’homme et la nature, l’homme et l’animal, l’homme et la plante, l’homme et la matière ? Comme une sorte d’humanisme à l’envers, où il conviendrait de retrouver une humilité qui nous aurait fait défaut ces derniers siècles. A moins que ce ne soit retrouver l’origine même de l’humanisme, celui que Pic de la Mirandole avait si bellement thématisé lorsque, dans son passage le plus célèbre, il prêtait à Dieu la parole suivante adressée à l’homme : Je t’ai mis au milieu du monde afin que tu puisses contempler autour de toi ce que le monde contient. Contre tous les positivismes du monde, certains savent s’en souvenir. Et Marcel Dinahet, bien sûr, en fait partie.