Yuna
Amand

MÀJ . 05.12.2024

Yuna Amand, en quête d'insaisissable

Clelia Coussonnet, 2024

Aiguillée par sa curiosité naturelle, Yuna Amand s’imprègne des environnements qu’elle parcourt, se laissant toucher par ce qu’ elle y observe et perçoit. Ses œuvres minimalistes font écho à cette posture de contemplation humilité. Elles transmettent la fugacité, l’instant en train de se faire et défaire, à l’instar des nuées d’étourneaux qui font corps puis s’éparpillent, des nuages épais soudain transparents, des feux qui crépitent et s’essoufflent, des ondes qui se propagent ou des mémoires flottant entre oubli et résurgence.

À travers le papier – du dessin, éloge du temps, à la sérigraphie et photographie –, le textile – imprimé ou dévoré –, ou des captations sonores, parfois spatialisées,l’artiste donne forme à l’impalpable et à ce qu’on ne peut mesurer. Nourries de glanage visuel et sensoriel, ainsi que de lectures et recherches, ses pièces mettent en lumière les fourmillements d’un “infini turbulent”, terme d’Henri Michaux. Bien que dans sa poésie ce dernier parle d’une expérience distincte, ses vers résonnent avec l’esthétique de Yuna Amand : “On est entré dans une zone de chocs. Phénomène des foules, mais infimes, infiniment houleuses.[…] Du tremblement dans les images. Du va-et-vient. / Une optique grisante.

Comment saisir la complexité du monde qui nous entoure et sa perpétuelle reconfiguration ? Sensible aux différences ténues qui se dessinent dans la répétition ou dans des paysages semblants uniformes, Yuna Amand pose son regard sur les processus d’émergence, d’évolution et de disparition inhérents à la dynamique même du vivant. Ses œuvres suggèrent un chemin poétique pour appréhender le développement spatial de la matière et ses compositions uniques. Elles ramènent des manifestations physiques illimitées et incontrôlables au sein d’espaces finis d’exposition. Riches en superpositions aléatoires, effets de grain, altérations, accumulations graphiques (points, modules jusqu’à épuisement du motif) et transparence, elles jouent aussi sur la lisibilité de l’image, voire sur sa formation. Ainsi, la plasticienne isole des détails flottant au milieu du papier ou décline des fragments d’indéfini dans les dessins sans temporalité des séries SKYS et Incendies. Ses pièces voyagent à travers les échelles, passant de la coupe microscopique ou la lunette optique à des perspectives macro qui, comme dans Symi Wallpaper, permettent de fouiller la densité.Pour autant, malgré ce choix de détacher, voire de sublimer, des portions d’indéterminé, rien n’est figé. Yuna Amand n’enferme pas ces phénomènes évanescents et rhizomatiques par nature. Amoureuse du détail, détachée du spectaculaire, elle s’émerveille de la poétique des variations organiques – raison pour laquelle elle cultive un attachement aux multiples et à l’économie de moyens. Cette approche ancre sa pratique dans une réflexion sur l’écoulement du temps, sur la relation entre le temps et l’espace, voire entre le plein et le vide, et entre le jaillissement et le ralentissement. Sensible à la question écologique, elle saisit les traces invisibles déployées dans le paysage, consignant leur souvenir modeste pour suspendre leur vol. Elle a une approche similaire lorsqu’elle collecte les mémoires orales d’habitant·es de Saint-Pierre-et-Miquelon, constituant un fonds d’archives sonores sur leurs vies (Archipel). Pour l’artiste, les « sensations du quotidien [deviennent] promessesd’expériences insoupçonnées (1)” C’est pourquoi ses pièces, visuelles comme sonores, restent ouvertes à l’interprétation : proches du bruit blanc, saturées mais accueillant d’autres imaginaires individuels. Dans les indices distillés, on peut entendre des récits multiples.

Comme on retournerait une peau pour en révéler l’envers, Yuna Amand mets le sous-jacent au premier plan, donne à voir la cristallisation souterraine des déclencheurs de phénomènes amples, et rappelle que l’infime et l’infini cheminent de concert. D’apparence, ses recherches semblent morcelées, mais des connexions subtiles se dessinent en filigrane. La tension délicate entre ce qui est dans le champ et hors-champ est une constante dans sa pratique. Même quand l’artiste répond à l’appel de processus naturels discrets qu’elle rend lisibles, cela dénote une autre préoccupation. En effet, au-delà de ses interrogations sur le paysage et sur l’apparition et la disparition de substances élémentaires transparaît le désir de décortiquer la façon dont les images se tissent et s’érodent, tentant de comprendre ce qui happe le regard et fait sens pour lui au point de provoquer l’émerveillement ou le détachement. Soumise à des variations lumineuses et dépendante du support de création choisi, la matière même image devient sensible, tel un organisme vivant.

1 Tiffany Kleinbeck, Yuna Amand. Dans les méandres de la perception, 2008