Portrait pour le numéro 10 de la revue Facettes
En 1983, Howard Gardner, professeur de psychologie à Havard, introduit pour la première fois la notion d’intelligence multiple, en réfutant la vision unitaire de l’intelligence, limitée et délimitée par un apprentissage pédagogique et des évaluations numériques. Dans son ouvrage L’intelligence et l’école - La pensée de l’enfant et les visées de l’enseignement paru en 1996 dans sa version française, il va plus loin encore et esquisse les contours de « l’école du futur », un système scolaire repensé pour accueillir les formes d’intelligence multiple. En France, depuis deux décennies, le vif débat de l’évaluation de la réussite scolaire par un système de notation numérique oppose une conception d’excellence et celle de la démocratisation, que la notion de méritocratie tente en vain de réconcilier. Ces grandes rengaines qui agitent le Ministère de l’Éducation Nationale omettent souvent de mentionner, dans le débat public, les implications réelles et individuelles que les écolier·ères vivent au creux de leur être et qui façonnent leur personnalité et regards sur le monde.
Déroutage scolaire
L’artiste Thomas Tudoux, par une approche sensible, se saisit justement depuis une dizaine d’années de ces effets psychologiques et des mécanismes systémiques qui les déclenchent. Il confronte les outils de l’école à son propre vécu, celui d’enfants, d’enseignant·es, d’ancien·nes élèves. Tout juste sorti des Beaux-Arts de Rennes, il clôt dix- huit années d’enseignement en imprimant toutes les notes et appréciations obtenues pendant sa scolarité. De trois paperboards saturés par des tableurs excel se détachent les personnages de Bip bip, Flash et Sonic, icônes grotesques de la rapidité. Triptyque quasi religieux, Mes Idoles, croise le formatage scolaire et médiatique au service du culte de la performance. La quantité de l’évaluation produite en annule avec ironie la valeur et la pertinence, et remet en question le bien-fondé de la validation d’une seule intelligence et de la connaissance par l’école.
Avec 14,75/20, l’artiste poursuit de 2010 à 2014, ce déroutage scolaire en s’attaquant cette fois à l’exercice devenu un classique qu’est la dictée. Il fait appel à 52 participant·es qui en se relayant lui dictent 272 passages d’un ouvrage dont le choix n’est pas anodin. Il s’agit en effet du livre Treize à la douzaine de Frank B. Gilbreth Jr. et Ernestine Gilbreth Carey. Roman jeunesse autobiographique, la narration suit le quotidien de la famille de Frank Bunker Gilbreth, ingénieur américain, à tel point convaincu par le taylorisme industriel qu’il le décline aussi dans sa vie familiale et intime. Adapté au cinéma, devenue une référence de la culture populaire, l’humour ne permet pourtant aucun recul critique quant à l’abjection de cette méthode industrielle appliquée à la sphère domestique. Rassemblée sur des panneaux de résultats d’examens la série traduit le rythme soutenu de dictées, l’idée de cadence, de rendement et de contrôle, omniprésente dans le livre comme à l’école, jusqu’à son parachèvement au brevet des collèges.
Anti-système d’évaluation
Progressivement la pratique de Thomas Tudoux s’enrichit de formes de création plus collectives, d’abord par des résidences en milieu scolaire à travers la France, puis à l’INSPÉ Bretagne, cursus de formation des enseignant·es et professionnel·les scolaires. Il définit alors des protocoles de recherche expérimentale, souples et ouverts à la non-maîtrise des résultats et des chemins empruntés par le processus collaboratif. Une distinction s’opère entre la finalité plastique sociale, libérée de toute forme plastique, où la rencontre fait œuvre ; et la finalité plastique formelle, qui lui incombe ensuite en retravaillant les expériences partagées en des œuvres et des installations. De la première phase de création coopérative en immersion dans une quinzaine d’écoles publiques, il invite des enfants à créer, puis à tester, leur propre système d’évaluation de leur récréation. Un jeu participatif qui permet d’éclairer l’étendue, les impacts psychologiques et cognitifs du principe de notation, ce qui semble normal ou bizarre, le stress et la peur d’avoir des bonnes notes, la définition de critères d’une bonne récréation, le tout restitué avec des mots d’enfants dans l’installation vidéo Recréation réalisé par l’artiste. Ce renversement démocratique de la notation était perçu par les enfants à la fois comme une opportunité d’avoir enfin la parole, mais aussi comme une entourloupe menaçant leur espace de relative liberté.
À l’occasion d’une autre résidence de co-création, à l’INSPÉ Bretagne, Thomas Tudoux a constitué un groupe de réflexion et de travail avec des étudiant·es, pour la rédaction de mesures permettant de construire une cité méritocratique idéale. L’occasion d’une réflexion éthique pour les étudiant·es, dans un parcours de formation qui n’a pas la possibilité de s’arrêter sur ces enjeux philosophiques. L’édition Les Méritophiles fait état des discussions et échanges, en les reprenant sous forme de fiches-propositions, chacune argumentant pour une vision singulière du mérite. Autant de propositions subjectives qui éclairent la diversité même de la définition du mérite, et l’impossibilité de fonder un système scolaire et social sur une notion aussi contrastée et instable.
Conformisme tactique
Ce rapide retour en arrière sur la pratique de Thomas Tudoux permet de situer une actualité récente dans les Hauts-de-France et en Belgique. Dans le cadre de la recherche-création Méritocrates menée avec la sociologue Annabelle Allouch, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Picardie-Jules Verne, l’artiste a présenté deux expositions à Charleroi, au Centre d’Action Laïc et au Théâtre de l’Ancre, associées au spectacle Kevin d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron. Ces nouvelles occurrences ont été l’occasion pour l’artiste d’augmenter son corpus d’œuvres autour de l’univers scolaire et des valeurs structurant ce dernier et qui innervent sa pratique : le mérite, l’intelligence, l’évaluation. À Charleroi, la double exposition Les Ouineurs transformait les espaces en cour d’école, le fond sonore de la vidéo Récréation, et des marqueurs identifiables de jeux, une balançoire, nous plongeant dans un univers enfantin tout droit sorti de Sa Majesté des Mouches, référence chère à l’artiste.
Le titre de l’exposition est emprunté à une série de dessins aux crayons de couleur, apparemment inoffensive. Pourtant derrière ce « conformisme tactique » des dessins, les figures des enfants représenté·es sont inquiétantes, un peu difformes, et on peut y lire des suggestions déconcertantes. Cette œuvre, réalisée avec le soutien de la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société de Lille et de la Région des Hauts-de-France, donne à lire des propositions spéculatives, contradictoires et incohérentes, quant à des transformations en faveur d’une société plus méritocratique. Elles sont des traductions en langage enfantin des idées formulées contenues dans l’édition Les Méritophiles, et ainsi déplacées et devenues légendes elles nous frappent par leur absurdité ou leur violence.
Au sol, un autre détournement s’opère, celui des traditionnelles marelles. Les dessins ne conduisent étrangement pas au paradis, mais reprennent des schémas et des diagrammes, piochés dans diverses sources (fictions, études scientifiques, jeux d’enfants, etc.). L’un d’entre eux a été complété avec des enfants selon leur propre système de valeurs et de classement des rôles et positions sociales.
Au plafond, se balance un podium d’où pendent trois enfants. Ce sont les Ultimus, les perdants de la compétition du classement scolaire, fabrique de la réussite comme de l’échec, mesurée par rapport à une norme intellectuelle institutionnalisée. Un nivellement entre les fort·es et les faibles, qui dès le collège, situe et enferme les individus sur une échelle scolaire et sociale. Comparaison et assignation qui n’en seront qu’exacerbées par les groupes de niveau instaurés pour la rentrée scolaire de 2024.
Un formatage mental et social, mais aussi corporel, puisque le corps dans l’espace scolaire est sans cesse contenu et contraint, opprimé parfois jusqu’à un paroxysme de violence. Par exemple en 2023, au Lycée Jules Ferry dans les Yvelines, un des membres des forces de l’ordre avait mis en joue des lycéens, affirmant que c’était ainsi une « jeunesse qui se tenait sage ». Cette position de soumission, Thomas Tudoux la reprend pour faire poser sa Petit Yogi, dans une pause qui n’a pas l’air si relâchée et plaisante, comme son regard circonspect semble le laisser penser.
Perdre à tous les coups
L’animation le revers de la médaille également présentée dans l’exposition, annonce un nouveau déploiement de travail autour des objets du mérite et de la réussite. Ici, ce sont quatre médailles dessinées au crayon de couleur qui tournent sur elles-mêmes, affichant sur une face un symbole positif, une couronne de laurier par exemple, et sur l’autre, un symbole négatif, comme une couronne d’épines. Ces vidéos en boucle suggèrent la dualité manichéenne qui traverse le système scolaire : une position de réussite, ou une position d’échec, sans que des alternatives intermédiaires soient envisageables. Elles introduisent aussi, dans la réflexion globale de l’artiste, une nouvelle entrée, celle de la matérialité et des objets qui ponctuent ou incarnent un parcours scolaire et la manière dont les individus peuvent raconter leur vécus et expériences scolaires par le prisme des objets. Avec le soutien d’Amiens Métropole, et dans le cadre d’une recherche-création avec l’Université de Picardie Jules Verne, l’artiste ouvre pour l’année scolaire à venir le projet Les Méritobjets ou les nouvelles médailles du mérite. Un recueil de témoignages à partir d’objets personnels pour explorer la dimension émotionnelle des constructions narratives de la méritocratie, suivi d’un temps de création de nouvelles médailles à plusieurs faces pour rendre au mieux la multiplicité même du mérite.
La compétition scolaire se lit en filigrane des œuvres présentées à Charleroi. Elle affleure derrière une atmosphère tendre et juvénile, qui pourtant est lézardée de ces mécanismes d’opposition et de rivalité entre les élèves qui gangrène la confiance en soi et la bienveillance du corps social. Thomas Tudoux s’intéresse de plus près à cette compétition, avec son nouveau film Le mérite c’est moi. L’injonction en est bien sûr d’être le ou la premier·ère, comme l’assène la petite héroïne. Elle commence ce cours didactique qu’elle donne sur sa trajectoire scolaire et sociale à venir à un groupe d’enseignants en se qualifiant « d’ultra-première ». Non seulement meilleure que les autres, mais aussi meilleure qu’elle-même. Sa réussite scolaire, et les félicitations obtenues du primaire au bac sont les conditions de sa mobilité sociale, un parcours de transfuge avec des éloignements familiaux et amicaux, qui n’est pas s’en rappeler les témoignages auto-fictifs d’Annie Ernaux. Le monologue récité par cette personnification du mérite aux multiples visages est presque chirurgical et débarrassé de tout affect. Sur fond de coloriages aux allures faussement naïves, il met en mot les différentes croyances et formatages des désirs et projections de soi.
Depuis quinze ans, l’ensemble des travaux présentés et menés par Thomas Tudoux analyse, décortique, critique la vie scolaire et toutes ses notions idéologiques associées, de l’intelligence au mérite. Chaque projet est le fruit d’une expérience sensible et située, un point de départ micro-personnel, qu’il enrichit et étaye grâce aux nombreuses interactions qu’il met en place. Il ne se contente pas de traiter l’école comme sujet, puisqu’il impulse au cœur de ses processus créatifs, des méthodologies participatives, plurielles, collectives, qui sont alors un véritable laboratoire de l’intelligence collective et sensible. En associant les ressentis et les vécus des enfants, comme des professeur·euses, il tisse un maillage intime et incarné des réalités de l’institution scolaire. C’est un panorama empirique et alarmant, qui se dessine en creux de la superstructure et des politiques publiques, et qui se raconte lors des moments de co-création et que l’artiste rend visible par sa pratique du dessin, en passant par le film, l’installation.
Andréanne Béguin