Thomas
Tudoux

20.03.2024

PANTHÉON

Eva Prouteau, Avril 2017

L’œuvre de Thomas Tudoux frappe par sa persévérance à cerner les nouvelles mythologies de notre époque. Par le dessin, la vidéo, l’installation ou le texte, l’artiste explore les mises en scènes de soi, passées par le prisme du travail, du dépassement sportif, de l’hyperactivité. Ses champs d’études sont multiples : il scrute le milieu scolaire, analyse les mutations de l’espace public ou retravaille la matière des contes. Partout, il traque l’expression diffuse d’un culte de la performance, les injonctions permanentes lancées à l’Homme contemporain, sommé de se dépasser, enjoint chaque jour de conquérir davantage. De cet individu devenu coach de lui-même, Thomas Tudoux dresse un portrait amusé quoique critique, et en profite pour pointer les mécanismes politiques qui le façonnent ainsi.
À Pontmain, l’artiste prolonge ses recherches sur des thèmes qui lui sont chers — l’efficacité et la notion d’accélération, souvent mises en perspective avec l’Histoire passée. L’exposition révèle également de nouveaux développements dans l’œuvre, qu’accompagnent des imbrications audacieuses : Thomas Tudoux relie le Guinness Book des records à l’iconographie des saints martyrs, et décline un vaste ensemble de tableaux et d’objets, qui puisent leur inspiration dans l’héroïsation 2.0 autant que dans la peinture des Primitifs italiens ou dans l’imagerie des ex-voto. Des trophées sportifs aux autels votifs, des recordmen d’aujourd’hui aux sacrifiés bibliques, Thomas Tudoux suggère les affinités et brouille les pistes, pour mieux révéler la complexité de notre imaginaire, tendu vers un horizon d’excellence, un désir de gloire, une transcendance.

OUVRAGE CULTE
Dans un monde fasciné par les records, y compris ceux qui n’ont aucun intérêt, le Guinness Book fait office de bible : on y trouve des hommes et des femmes battant des records inconcevables, mais aussi un bestiaire fantastique, avec une foule d’animaux surpuissants, et des objets extraordinaires. Ce best-seller international est mentionné par le sociologue Alain Ehrenberg, qui explique dans Le Culte de la Performance (1991) que l’homme contemporain se réalise de plus en plus en imaginant sa propre performance, aussi gratuite puisse-t-elle être, juste pour se prouver qu’il existe, et même s’il doit pour cela s’infliger de terribles souffrances psychiques ou physiques.
Grâce à cette lecture, Thomas Tudoux réalise que la plupart des records compilés dans le Guinness ressemblent soit à des martyrs, soit à des miracles de saints. Le rapprochement avec la peinture religieuse classique lui semble toutefois problématique, car trop sacralisante : ces “nouveaux héros” sont des figures du peuple, qui n’ont pas de statues en marbre ou de médailles à leur effigie, et dont la starification est un peu ridicule, quoique réelle. À ces héros naïfs et populaires, un mode de représentation naïf et populaire s’imposait.

PRIMITIFS & NAÏFS
La série de petits tableaux présentée à Pontmain révèle un mix de références picturales marquées par l’humanisme et la piété populaire. L’artiste s’est inspiré des tableaux de certains Primitifs italiens (Giotto, Cimabue, Martini), de leur palette mais aussi de leur perspective empirique, de l’emploi des cernes et des aplats, du traitement épuré de l’élément architectural et du séquençage narratif de l’action représentée, un peu comme dans la bande dessinée. Certains ex-voto mexicains, portugais ou français, comme ceux de Notre-Dame de la Garde à Marseille, ont également ramené l’artiste à une certaine naïveté graphique et narrative, en parfaite adéquation avec les miracles modestes que célèbrent ces peintures votives — imploration pour un billet de Loto gagnant, remerciements rendus après une maladie évitée, ou un Bac réussi.

ANONYME & INTEMPOREL
L’homme qui a le plus de tunnels faciaux, la femme la plus vieille du monde, la femme qui accouche du plus grand nombre d’enfants, la femme qui écrase le plus grand nombre de pastèques entre ses cuisses…Thomas Tudoux s’approprie chaque record, met en place sa dramaturgie et neutralise la scène : le traitement des personnages tend ainsi vers l’anonymat. L’artiste duplique un être humain blanc occidental, habillé d’une chemise et d’un pantalon, qui incarne les spectateurs du record aussi bien que les perdants, ceux qui ont échoué. Les recordmen ne se reconnaissent quant à eux que par de petits détails : leurs vêtements ou leur coiffure diffèrent légèrement. Tous les marqueurs temporels, qui les auraient ancrés dans une époque bien précise, ont été gommés. Sous la voûte des ciels bleu nuit, une humanité générique accomplit sans relâche ses absurdes exploits, parée de couleurs douces et un peu ternes, qui agissent comme un filtre humoral sur ces représentations à la violence tangible, parfois sexualisée. “La performance physique n’est tant pas une métaphore de la puissance sexuelle qu’une représentation du désespoir triomphal des hommes, du bond qu’il leur faudrait faire pour n’être plus mortel.”1 La série s’intitule précisément Les Immortels.
Au fil des tableaux, d’autres détails retiennent l’attention : le motif graphique du podium, les instruments de mesure et la figure de l’arbitre, qui vient valider les records, et remplace le geste de bénédiction du Christ par le V de la Victoire. Isolé dans un tondo, ce juge trône en démiurge aux bras multiples, dont les positions miment celles d’un arbitre au football.
En télescopant les références (sport/religion, supplice/record, sacrifice/érotisme) et les époques, Thomas Tudoux dévoile les forces profondes à l’œuvre dans la construction des mythes, et les récurrences troubles de l’imaginaire héroïque.

GRAALS
En dialogue avec cette série de tableaux, l’artiste expose un ensemble de bougies en forme de trophées, coupes et médailles, toute nouvelle production de moulages travaillés à la cire d’abeille et de soja.
À gloire éphémère, lumière fugitive, semble-t-il nous dire : car si les saints catholiques ont traversé les siècles, les personnages du Guinness Book témoignent à merveille de l’usure rapide du héros d’aujourd’hui. Dès 1968, Andy Warhol prophétisait cette démocratisation de la starisation fugace, et sa formule a marqué les esprits : “À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale.”2
Avec ses cierges sportifs, Thomas Tudoux met en résonance ce caractère éphémère de l’exploit avec d’autres symboliques liées à cet accessoire de la piété populaire : la flamme fragile comme métaphore de la lumière divine et de la vie précaire des croyants, la flamme olympique inspirée de l’Antiquité, mais aussi le memento mori plébiscité dans la peinture de vanité, où la bougie caractérise la fuite du temps. À Pontmain, lieu de pèlerinage international, cet autel sportif domestique rencontre sans doute un contexte idéal ! Le titre choisi par l’artiste, Graals, rappelle qu’à l’origine de cet objet médiéval légendaire, assimilé au saint calice3 , on mentionne un talisman de la mythologie celtique — un chaudron d’immortalité.
À nouveau, l’artiste articule l’Histoire ancienne (de la société, la religion, l’art) avec l’époque la plus contemporaine, pour suggérer en images sensibles ce qui perdure mais aussi ce qui change : “Le système médiatique exploite à l’extrême ce processus narcissique, en créant, propulsant puis rejetant, dans la foulée, des héros d’un jour, ou d’une minorité, aussi rapidement sortis des unes de journaux, des écrans audiovisuels et des mémoires que ceux qui viendront le lendemain les remplacer. Mais peut-être les héros gagnent-ils en aura planétaire, de nos jours, ce
qu’ils perdent en durée de vie héroïque ?”4

INSTRUMENT POLITIQUE
L’aura, la gloire, l’immortalité : pour atteindre ce but ultime, le dépassement touche nos fragments de vie les plus intimes. Comment mieux cuisiner, décorer sa maison, faire son jardin, organiser son mariage : tout devient prétexte à compétition, et les programmes télévisuels en témoignent. S’il critique cet état de fait, Thomas Tudoux s’abstient de tout réquisitoire manichéen : de ce portrait sociétal, il dégage aussi la complexité. Comme le formule Alain Ehrenberg, la compétition du tous contre tous demeure un idéal méritocratique, qui constitue la base de notre vision de la démocratie. Si le sport et le record ont autant d’importance dans notre culture, c’est qu’ils incarnent l’illusion d’une “vraie démocratie”, où le combat se fait à armes égales, que l’on soit fils/fille de ministre ou d’ouvrier immigré. Si tous les personnages des tableaux de Thomas Tudoux se ressemblent, c’est aussi pour traduire l’idée d’une abolition des classes — défendre, en un sens, l’instrument politique que peut parfois représenter le héros.

CITIUS-ALTIUS-FORTIUS
Quatre clous sont fichés dans le mur, et pourtant cette bannière défraîchie pend à semi-décrochée, comme un drapeau mis en berne. À mi-chemin entre la bâche de manifestation sportive et l’étendard politique, Thomas Tudoux imagine un blason ambigu, qui agrège de nombreuses références : la main blanche sur fond rouge renvoie en négatif au drapeau de la province de l’Ulster (orné d’une main sanglante) ; la couronne de laurier incarne le symbole de victoire, de génie et d’immortalité depuis l’Antiquité ; le drapeau à damiers est devenu l’emblème de la Formule 1, et fut auparavant un symbole héraldique ; et le chronomètre est l’attribut absolu de la course de vitesse.
Enfin, la devise latine qui coiffe le blason est celle des Jeux Olympiques (Plus vite, plus haut, plus fort), proposée par Pierre de Coubertin, intense admirateur d’Hitler. Initialement, faut-il rappeler que le salut olympique se confondait d’ailleurs avec le salut nazi ? Lourde de toutes ces strates d’histoire sportive et politique, cette bâche plastique semble accuser de sérieux signes de vieillissement. Trop usés, les symboles, ou au contraire sourdement vivaces ?

DISQUE VOTIF
À mi-chemin entre un vestige archéologique et une roue de voiture, cet objet emprunte pêle-mêle à l’alphabet des runes, à la Pierre de Rosette et au disque de Phaistos, dont la surface, couverte d’un texte gravé en spirale, reste incompris à ce jour. Toutes ces références, Thomas Tudoux les greffe sur une réalité très étrangère : les plans synthétiques des circuits de Formule 1, classés par ordre de pays et par ordre de continent5 . Face à cette accumulation de formes qui évoquent l’archéologie vue du ciel, on peut s’interroger sur ce que les civilisations futures, lorsqu’elles retrouveront ces empreintes sur notre territoire, en déduiront. À quel culte pourraient bien renvoyer ces circuits aux typologies mystérieuses et aux courbes complexes ?
Porteur d’uchronie — cette utopie appliquée à l’histoire, refaite logiquement telle qu’elle aurait pu être — ce Disque votif témoigne des jeux de télescopages qu’affectionne Thomas Tudoux, entre l’extrême vitesse de la course automobile et la longévité du vestige, entre les énigmes du passé et l’archéologie du futur.

PROMENADE & SIESTE
Invitations à la flânerie ou au farniente, ces titres de deux séries de dessins sont en fait passablement caustiques : dans Promenade, Thomas Tudoux pose son regard sur des appareils de fitness installés dans les parcs et jardins publics, injonction à sculpter un corps efficient plutôt qu’à goûter l’art de la dérive pédestre ; et dans Sieste, il dresse un inventaire de grillages pointus, pics, poteaux et bornes : l’arsenal plein d’inventivité destiné à empêcher les sans-abris de s’asseoir ou de s’allonger dans l’espace public. L’artiste montre son appétence pour l’incongru et l’ironie : l’accrochage est sage et régulier, les cadres un peu désuet, le dessin au crayon de couleur assez naïf, tout est fait pour adoucir cette réalité violente, d’une société qui optimise chaque instant de temps libre, et qui empêche tout repos temporaire dans l’espace commun — une société trop rationalisée et aseptisée, qui évoque les univers totalitaires. Jamais frontale, passant par la douceur pour dire la dureté, l’œuvre de Thomas Tudoux se révèle une fois encore profondément politique.

Eva Prouteau
Texte écrit à l’occasion de l’exposition Thomas Tudoux, Martin Bevis & Charlie Youle au Centre d’Art de Pontmain.
Avril 2017

  1. Camille Laurens, Dans ces bras-là, Éditions Gallimard, Paris, 2002
  2. Citation originale : « In the future, everyone will be world-famous for 15 minutes. »
  3. La coupe utilisée par Jésus-Christ et ses douze disciples au cours de la Cène, et qui a recueilli le sang du Christ.
  4. Extrait du texte d’Odile Faliu et Marc Tourret, Les héros dans un univers mondialisé, in catalogue Héros, d’Achille à Zidane , Éditions de la BnF, 2007.
  5. Un trait marque un changement de pays, deux traits un changement de continent. Le classement des circuits se fait par ordre alphabétique.
Eva Prouteau 2017

Texte écrit à l’occasion de l’exposition Thomas Tudoux, Martin Bevis & Charlie Youle au Centre d’Art de Pontmain.