Samir
Mougas

11.09.2023

Intelligences Ambiantes

Exposition personnelle de Samir Mougas Du 16 septembre 2023 au 24 février 2024 CACN – Centre d’Art Contemporain de Nîmes Avec le soutien de la Fondation des Artistes
Bertrand Riou, août 2023

J’ai rencontré Samir Mougas pour la première fois en 2019 lorsque j’étais en résidence à 40mcube, un centre d’art rennais. Depuis, nous n’avons jamais arrêté d’échanger, de dialoguer et de réfléchir à la forme que pourrait prendre une collaboration. Très vite, nous sommes allés vers le choix d’une exposition in situ en lien étroit avec le contexte sociétal versé au sein du quartier des grands ensembles où le projet aurait lieu.
La marque de fabrique du centre d’art contemporain de Nîmes est de travailler des temps longs avec les artistes. Les idées se développent et infusent librement. Certain.e.s parfois se moquent gentiment d’une telle temporalité étirée sur plusieurs années avant le jour-j. Mais c’est notre manière de bien faire les choses. Elles naissent et prennent le temps de grandir, en empruntant parfois des chemins de traverse. Plus de quatre ans après notre rencontre qui a généré cette envie de produire un « solo show » qui ferait date, nous y sommes, ici et maintenant. Après dix-sept expositions, davantage si l’on compte les projets hors les murs, et plus d’une centaine d’artistes invité.e.s, cette nouvelle exposition du CACN nous entraine dans un tournant de notre histoire commune. Une tentative ambitieuse qui annonce l’aube d’une nouvelle ère. Une révolution.

Samir Mougas nous offre Intelligences ambiantes, un projet inédit autour de l’intelligence artificielle1 . Non pas pour évoquer une opposition de l’humanité à la machine, mais pour former une alliance afin de croiser créativité vivante et « IA » robotisée.
Un outil. Dans le champ artistique comme ailleurs, son autonomie ne serait qu’une illusion et son bon fonctionnement dépendrait du toucher humain… Le futur nous le dira. Cette nouvelle intelligence artistique2 pourrait-elle un jour remplacer les artistes ? C’est ce qu’ont tenté de démontrer des artistes-chercheurs du collectif Obvious lors d’une enchère dans une grande maison de vente internationale. Je ne vous le cache pas, ce fut une vente record. « Preuve, au-delà de la question du marché de l’art, de la fascination du public pour l’automatisation de la création. » (Gaspard Koenig, La fin de l’individu, éditions de L’Observatoire). Dans notre contexte, l’artiste nous montre tout de go que l’IA ne représenterait pas une menace, il n’en a pas peur, il lui fait face, et contre in fine son pouvoir en l’exploitant de la façon la plus éthique possible. Samir Mougas l’utilise pour générer des formes via les méthodes plus traditionnelles de fabrication de ses sculptures produites à l’atelier. Il puise dans des banques de données qui sont des générateurs de type machine ou deep learning. Plus la machine est sollicitée plus elle progresse. Il évoque d’ailleurs ceci : « je comprends tout à fait la paranoïa répandue autour de l’intelligence artificielle. Et elle est tout à fait justifiée. »

Samir Mougas, représenté par la galerie Eric Mouchet (Paris-Bruxelles) et membre du réseau Documents d’Artistes Bretagne, nous propose ici une des premières expositions qui mesurent les conséquences actuellement engendrées par les IA dans nos quotidiens, et plus particulièrement dans la création contemporaine. Pour ce faire, il a généré des images avec des mots clés qu’il mixe au fil du processus. Comme il le dit si bien lui-même : « Ces outils m’ont servi à partir à la recherche de quelque chose d’inconnu et d’inexistant. Car quand tu fais face à quelque chose d’inconnu et d’inexistant, il y a forcément de ta part une réaction émotionnelle, ça peut être une situation quotidienne, dans un film, dans des épisodes de ta vie. Ces outils m’ont permis de fabriquer des choses que je n’avais jamais vues de ma vie. Et j’en avais besoin. »
Pour l’artiste, le prompt art, famille dans laquelle se situent en partie ses dernières créations, avec cependant un twist sculptural saisissant, est générateur de compositions agencées. Son rapport très personnel aux matériaux et aux techniques, avec un intérêt qui oscille entre la céramique, le moulage, la menuiserie, la peinture, le dessin, où il apprend et fait tout lui-même (do it yourself), sont des aventures de formes qu’il renouvelle au gré de ses savoir-faire glanés de-ci de-là. C’est du bricolage level hard (edge).
Les logiciels tels que Midjourney, Dall-E ou ChatGPT deviennent viraux – applications qui nécessitent par ailleurs un travail humain invisible-, ce qui renforce toutefois l’inquiétude concernant l’impact durable sur notre société. C’est également ce qu’interroge Samir Mougas avec ses œuvres présentées sur les murs recouverts d’un papier-peint. Il se sert du dessin pour capter des mondes. Ces posters qui montrent une relative profondeur composent une installation qui est là justement pour suggérer un ailleurs, une autre dimension teintée d’au-delà électronique qu’on ne comprend pas réellement, et sur lesquels les sculptures sont posées. Il s’agit donc d’un des résultats inattendus par l’artiste qui naissent avec les outils de l’IA.
Malgré l’euphorie, car l’humanoïde penserait parfois l’impensable, c’est en premier lieu l’imaginaire qui est au pouvoir. Un supplément d’âme, dirait-on.

Cette collaboration démontre que le processus ne les met pas dos à dos, ce qui nous pousse encore et encore à nous interroger. Combien de temps avant que les choses basculent inexorablement et que l’obsolescence humaine advienne au profit d’une intelligence créative surhumaine ? Peut-être jamais, peut-être demain. Par anticipation, une communauté artistique grandissante s’empare de ce mythe3 . Samir lui a emboité le pas. Ce qui est passionnant c’est l’apprentissage qu’il en fait. Un regard neuf, aiguisé. Un banger ! Il crée de fait son propre univers algorithmique. Comme un nouveau chapitre de sa carrière.
Par son mélange d’artisanat et d’intuition, Samir Mougas est instinctif mais a cependant besoin de temps. L’idée de travailler sur ce sujet lui est venue aussi grâce à la lecture de l’ouvrage New Dark Age : Technologie and the End of the Future de James Bridle. L’auteur y est assez exhaustif mais n’énonce rien sur l’alimentation. Voici donc le passage de relais. Samir a conduit différentes recherches sur des objets qui seraient des appareils qui généreraient de la nourriture dans le futur. Interface, prototype, puis œuvre. Il maitrise ainsi ses sculptures mais sent que quelque chose lui échappe ; quelque chose au-delà de l’atelier et maintenant de l’exposition.
Cette scénographie dans laquelle vous évoluez rappelle d’emblée le principe de l’auteur(e). Que restera-t-il de cette signification à l’avènement de l’intelligence artificielle, qui sera alors ambiante, partout, tout le temps ?
Le récit de l’exposition Intelligences ambiantes, son fil conducteur, découle d’une anecdote de l’artiste. Lors d’un entretien en juin dernier il nous a confiés qu’il réalisait de nombreux dessins mais qu’il ne les montrait jamais. En 2006, il en créa un très minimaliste coiffés des mots « ambiant intelligence ». Presque vingt ans plus tard, par une fulgurance de l’esprit et du geste, nous y sommes.

Bertrand Riou, août 2023
Cosigné par Sofia Ouhajji
et Flaminia Petrassi

  1. Un corpus d’œuvres plus anciennes, des artefacts, sont dans le parcours et dans le récit de la monstration dévoilée aux visiteur.euse.s, afin que cette monographie inscrive une histoire de sa pratique. Guilhem Monceaux, critique d’art invité, les mentionne dans son texte complémentaire.
  2. Michele Elam, professeure en Humanités à Stanford University, parle d’ « Artful Intelligence » (bien qu’artful signifie ingénieux.se, habile, rusé.e, c’est ici un jeu de mot pour une intelligence artistique).
  3. L’auteur de « Art in the Age of Machine Learning » (Z-Library), Sofian Audry, debunk justement les mythes autour de l’IA et fait la distinction entre Intelligence artificielle, machine learning et deep learning (sans pour autant les rendre exclusive l’une de l’autre). Pour lui, l’IA est une illusion.