Samir
Mougas

03.09.2024

Des dessins pour rien

78 % sculpture, 13 % dessin
Jill Gasparina, 2021

L’icône de la barre d’outils est, incrustée dans un disque noir, un minuscule triangle jaune avec deux yeux ronds, une sorte de smiley orthogonal à qui il manquerait la bouche pour sourire, qui reprend la forme d’une sculpture de 2009 intitulée Le Sphynx.
Le site est minimal, muet comme cette forme. Fond blanc, typo noire. A gauche, quatre rubriques : « Works », « Drawings », « About », « Contact ». A droite, une image d’atelier, qui change sur un mode aléatoire à chaque rafraichissement de page.
L’ensemble est bilingue.
La rubrique « Contact » donne accès au formulaire classique, pas au mail ni au téléphone de l’artiste. C’est l’atticisme appliqué à la gestion des échanges. La partie « About » est plus généreuse : des informations biographiques (expositions, œuvres dans les collections publiques, dans l’espace public, éditions, résidences, et bien sûr formation), des documents à télécharger, et une longue et belle liste de liens qui suffirait à elle seule à écrire l’histoire de l’art français indépendant, plutôt orienté côte ouest, des dix dernières années.
La rubrique « Works » déroule les années, 2019, 2017, 2016, etc…jusqu’à 2005, date à laquelle Samir Mougas a obtenu son diplôme à l’EESAB de Quimper et a commencé, donc, à travailler comme artiste. Chaque œuvre est précisément légendée.
La rubrique « Drawings » fait tout le contraire : pas de texte, aucune information, si ce n’est celle contenue dans les images elles-mêmes. On scrolle vers le bas, et les dessins et les pages de carnets apparaissent, encore et encore, au point qu’on se demande si la banque d’images est infinie, comme le scrolling lui-même. Et on peut penser, pourquoi pas, au site web en forme de blague qu’est Down to the basis (2012)1 , de Claude Closky, qui n’offre pour seul mode d’interaction qu’une descente sans but vers les tréfonds de la page, tréfonds qu’on ne peut évidemment jamais atteindre puisqu’ils sont générés à mesure qu’on effectue cette pseudo-descente. Il existe certainement plusieurs explications au fait que les dessins nous sont ainsi livrés de manière brute, quand les œuvres sont enrobées de toutes les informations para-textuelles requises. Voilà peut-être un effet du manque de temps (il faudrait tout légender), du manque d’informations disponibles (il n’est pas toujours évident de dater un dessin retrouvé dans une pochette oubliée dans un coin de l’atelier). Ou du désir de cacher cette pratique en la montrant (comme la fameuse lettre volée dans le récit de Poe), et tout en feignant de ne pas lui accorder trop d’importance. Il la décrit d’ailleurs comme une activité parallèle « secrète »2 , des « pointless drawings », des dessins inutiles, assurément pas trop sérieux, comme en écho au titre du livre publié par Nathalie Du Pasquier en 2015, Don’t take these drawings seriously3 . Mais quelle que soit l’explication, ce dispositif produit des effets concrets : ils apparaissent comme 1. une matière brute 2. une matière séparée des œuvres.
Pourtant l’artiste, depuis quinze ans au moins, dessine régulièrement. Dessin au crayon gris ou coloré, notes de travail, schémas d’atelier, gribouillages de téléphones, esquisses de sculptures, représentations d’architectures imaginaires, fantaisies, collages, à quoi s’ajoutent les esquisses en 3D, et plus généralement, tous les dessins qu’on pourrait qualifier de technologiquement assistés (étant entendu que dessiner au crayon, c’est déjà faire usage d’une technique) : ce corpus est d’une grande diversité. Le présent ouvrage constitue d’ailleurs la première publication papier d’une partie de cet ensemble. Ce texte a donc simplement, modestement, pour projet de se pencher sur cette pratique, afin de rendre visibles les manières diverses dont elle s’articule avec la sculpture, qui constitue le cœur de son travail.

Hier, au zoo, j’ai vu dix guépards, cinq zébus, un yak et le wapiti fumer

Ce qui frappe dans ce corpus de dessins, c’est d’abord leur masse, et il faut comprendre par là à la fois leur quantité mais aussi leur dimension indifférenciée. Sur le site de l’artiste, ce sont plus de 700 dessins qui défilent, sans légende, ni date, ni format. Il manque d’ailleurs à cet ensemble ceux des dernières années. « C’est une masse que je n’ai pas chiffrée, explique-t-il, en montrant ses piles de carnets A4, A5, A6. Le dessin me vient d’un coup. Jusqu’à 2008, 2009, je m’asseyais à ma table de travail et je me disais « je dessine ». Mais je ne le fais plus. Ça vient quand ça vient. Le dessin est pour moi un filet toujours tendu, toujours prêt à attraper quelque chose. Mais je n’ai pas rendez-vous avec mes dessins, comme je peux avoir rendez-vous avec mes sculptures, tous les jours à 14.00 h. »
Les supports sont très variables. Carnet, Zapbook, feuille blanche volante, parfois légèrement abimée, feuille de couleur rouge, noire, ou jaune, enveloppe de facture, carton de vernissage, post-it ou papiers trouvés sont autant de lieux possibles où les dessins peuvent s’inscrire. On est loin du fantasme de papetier, le beau papier à dessin, son grain, son grammage imposant, ce respectable et luxueux dispositif prêt à accueillir la pointe de jolis crayons bien pigmentés. Ici, un bic, un crayon gris, un feutre feront l’affaire. « Il est certain que ma pratique du dessin intègre une grande variété de supports, et c’est un peu du bricolage », explique-t-il. Et comme en contrepoint à ce mode de travail, il évoque un catalogue des frères Bouroullec, Drawing4 , publié en 20131, et qui recense près de 900 de leurs dessins. La deuxième de couverture, qui se déplie, est une photographie sur laquelle on aperçoit un ensemble de carnets, bien classés par typologie, avec leur boites archives à proximité. Rien de tout cela ici. « J’ai peut-être tort, mais je n’ai pas cette volonté de classement ni de conservation, dans des archival boxes sans acide. » Il fait le choix de la masse inorganisée, plutôt que du classement maniaque, donc.
Une typologie claire se dessine pourtant dans cette masse d’objets graphiques. A la question « pourquoi dessiner ? », on trouve ainsi, en se plongeant dans ce vaste corpus, plusieurs réponses correspondant à des types de dessins, qui chacun nous renseignent à leur mesure sur les méthodes de création et de production sculpturale de l’artiste.

Yves fugue en BMX chez Will, qui est près du Kilimandjaro

Alors, pourquoi dessiner ? Pour rien, d’abord. Le dessin est une activité légère, spontanée, gratuite. Ce dernier terme est d’ailleurs à prendre littéralement, puisque les dessins, échappant au statut d’œuvres pleines et entières à quelques très rares exceptions5 , existent du même coup pour l’artiste dans une sphère non marchande. La première catégorie serait donc celle des dessins (semi) automatiques. Comme des dessins de téléphone, ils sont faits sans y penser, pendant visuel d’une autre activité qu’ils viennent furtivement accompagner (réunions, discussions, lecture…). Et évidemment, comme l’écriture automatique en son temps, ils révèlent quelque chose de l’inconscient visuel –et plus largement culturel- de l’artiste.
Au rang de ses obsessions incontrôlées, on relève ainsi un goût immodéré pour les machines, les polyèdres, les formes géométriques et les couleurs les plus synthétiques. L’éclair constitue par exemple un motif récurrent de ses dessins et de son travail. Il informe la peinture murale intitulée La vis sans fin, qu’il réalise en 2009 pour l’exposition Trout Farm à 40 m3. On la retrouve dans la petite sculpture murale Pink Buzz, trois ans plus tard, puis dans la série Climax en 2014. Et quand en 2016, l’artiste est invité, pour l’exposition Distopark, à puiser avec cinq autres artistes dans les réserves du Confort Moderne (Poitiers) pour improviser des œuvres, il décide, justement, de produire un éclair monumental. Les noms de romans ou de personnages griffonnés ici ou là viennent quant à eux rappeler que Samir Mougas est aussi un amateur de SF. Idem pour les inscriptions en rapport avec la musique. Comme l’indiquait suffisamment le titre de son exposition en 2017, .TECHNO, il aime la musique électronique, le dub, la trance, la house, la new beat, la techno , le gabber, la jungle, le gangsta rap, le noise et l’ambient (et le petit sphinx jaune et noir a des allures de smiley aciiiiiiiiiiid).
Ces quelques indices permettent d’inscrire son œuvre dans un contexte culturel assez précis, celui d’un imaginaire qui naît à l’aube des années 1980, comme lui du reste. Celui de la techno, mais aussi du cyberpunk, et de toute une culture synthétique qui traverse aussi bien la musique, le design que les technologies qu’on désignait alors en France sous le terme aujourd’hui désuet de télématique. Les années 1980 sont celles qui voient se développer les réseaux, l’animation 3D, la musique des ordinateurs, une décennie futuriste dans son rapport à la technologie.
Mais cette période est aussi, comme la décrit avec brio François Cusset dans La décennie, « un véritable Moyen Âge en réseau, une ère féodale et perfidement hiérarchique fière de son Minitel et de ses gadgets rutilants », l’époque « des enfants sérieux sanglés dans leur blazer, que passionnent d’un air grave les cours de la Bourse »6 , de la glorification de l’esprit d’entreprise, de la crise et de la mondialisation, en un mot du libéralisme le plus cru. Rétrospectivement, cet enchantement naïf pue la fin du monde, sous forme de croissance des inégalités et de dévastation environnementale.

Les dessins permettent d’identifier de grandes périodes dans le travail, comme autant d’obsessions successives pour des récits, de faits culturels, de questions artistiques : peinture murale abstraite pop et abstraction trouvée, DIY, photogénie et digitalisme7 , recherche sur la création naturelle, archifossilisation8 , obsession pour les « réseaux de transmission qui font circuler tout un tas de chose, des informations mais aussi des épidémies ». Mais on retrouve comme une constante chez l’artiste cet optimisme technologique mâtiné d’inquiétude, quelque chose comme une tonalité fin-de-siècle revisitée par le pop et les cultures web, à la fois érudite dans les références qui l’animent et parfaitement décontractée. Le projet Human experience, hanté par le spectre de la crise écologique, de l’informatique ubiquitaire, et des technologies de l’information, obéit par exemple à cette logique : Pollution rising (dont le sous-titre siérait à merveille à un épisode de la franchise Mad Max), et ses sculptures-piscine à deux visages, une face passée au polish pour planche de surf dans le style sixties californien, une face usagée et couverte de mousses, allégorise parfaitement cette sophistication pop et ses ambivalences. Idem pour ses pièces les plus récentes et qu’on pourrait décrire un peu brutalement comme des baskets en céramique. Il s’agit, plus spécifiquement, de chaussures surdimensionnées inspirées par des objets culturels précis, à savoir le design de Tinker Hatfield (qui a œuvré principalement pour NIKE), les sculptures de Fortunato Depero, les monolithes des récits SF de Robert Charles Wilson9 . Ce sont des baskets rutilantes pour gladiateurs sur le point de périr, et qui, parfaitement bien chaussés, vous saluent.
Cette posture cool et inquiète, qui consiste à bricoler les formes autant que les références et se nourrit sans hiérarchie des grands noms de l’histoire de l’art comme de phénomènes culturels de niche inscrit le travail de l’artiste dans celle toute une génération originaire de la côte ouest (française), ou passée, à un moment, par les écoles de Rennes, Nantes, Quimper. De Bruno Peinado à Dewar & Gicquel en passant par Emmanuelle Lainé, Wilfrid Almendra, Florence Doléac, Virginie Barré, ou Sylvain Rousseau, elle s’est nourrie de cultures pop, mais aussi de régionalisme, de DIY et de ready-mades. Cette dynamique générationnelle a culminé au tournant des années 2010, et depuis, toutes ces pratiques et tous ces artistes ont largement évolué vers des horizons à la fois formels et conceptuels très différents. Mais Samir Mougas, qui vit aujourd’hui entre Rennes et Paris, et enseigne à Quimper, a toute sa place dans cette histoire.

Clown au QG : rythmez dix kJ BF, SVP

La seconde catégorie de dessins pourrait être qualifiée, simplement, de « dessins de travail ».
On peut ainsi retrouver, griffonnées par endroits, des dimensions, des horaires de train, ou des indications relatives à un fournisseur. Mais plus fondamentalement, il s’agit de dessins préparatoires, qui interviennent à un stade précoce de la production.
Le premier cas qui nous intéresse concerne les dessins préparatoires aux peintures murales.
Leur examen montre que le changement de format repose à la fois sur un gonflement et un nettoyage des formes dessinées. Il suffit de comparer, pour le comprendre, les petits formats aux lignes parfois hésitantes de la série Homage to the square de Josef Albers aux lignes parfaites, machiniques, des grandes peintures murales de Stéphane Dafflon, ou Francis Baudevin, deux artistes – et deux peintres- dont Samir Mougas a beaucoup regardé le travail. Le moment où le dessin arrive à une échelle monumentale correspond ainsi à ce que l’artiste décrit comme un processus de « surproduction ». On peut également observer, à travers des séries de dessins reposant sur l’itération de la même forme, comment il met au point certains designs, certaines combinaisons de couleurs10 . D’une page à l‘autre, parfois côte à côte, la forme se raffine jusqu’à devenir définitive. « Il arrive que je reconfigure les mêmes formes de base pendant des mois », explique-t-il. Dans ce processus, l’association des couleurs s’affirme elle aussi, jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de produire « un impact physique ».
La mise en lumière du process par les dessins préparatoires est cependant particulièrement évidente pour toute une série d’œuvres appartenant à une période allant de 2011 à 2018, et dont les enjeux sculpturaux sont fondamentalement liés au passage de la bi- à la tri-dimensionnalité (et donc du dessin à la sculpture). Pendant cette période l’artiste a ainsi produit de nombreux shaped canvases et bas-reliefs, des formats de travail qui jouent, par nature, sur l’idée d’une émancipation du royaume de l’image vers celui du volume11 . Il a aussi beaucoup expérimenté avec la 3D, en réalisant des dessins partir de logiciels de dessin et de modélisation comme Sculptmaster 3D et Blender (dont certains sont ici reproduits), ont également trouvé des matérialisations sous forme sculpturale. C’est le cas des Surfaces informées #2 et #3, dont la production a nécessité de nombreuses étapes. La réalisation des prototypes s’est faite comme suit : production d’une esquisse sur Sculptmaster 3D, export et nettoyage de la forme sur Blender, édition d’un plan d’ouvrage à échelle 1, réalisation d’un prototype sculpté en polystyrène, rigidification de la structure, texturage de la structure en plâtre. Une fois les deux études terminées, la production des sculptures a été déléguée à trois corps de métier, fonderie industrielle (tirage « au sable » en fonte d’aluminium), serrurerie (réalisation des socles) et peinture de carrosserie (application d’une couche de chrome et de vernis candy sur la surface des sculptures).
Dans ce cas précis, l’organisation stricte de la production en vue d’une délégation finale autorise un haut degré de finition impossible à obtenir par des méthodes artisanales (auxquelles l’artiste est, depuis, revenu, notamment en céramique). Mais ce qui nous intéresse davantage, dans la confrontation avec les dessins très simples correspondant aux étapes du tout début de la production, c’est que l’incarnation de ces formes réalisées sur ordinateur est progressive : il s’agit de structures hybrides, ce que leur abstraction ne fait que renforcer, de même que leur finish chromé, extrêmement brillant, qui reflète largement l’environnement et atténue légèrement leur présence physique. Dans ce contexte, prendre connaissance du dessin permet donc d’entrer dans cette logique de production complexe, mais aussi de valider une intuition que la contemplation de ces pièces est susceptible de déclencher, à savoir qu’elles ont une origine bi-dimensionnelle et numérique.
Samir Mougas est ainsi avec cette série, comme dans d’autres pièces plus anciennes, l’héritier d’une tradition sculpturale, qui de Gary Webb à Delphine Coindet en passant par Xavier Veilhan, s’est construite sur le rapport d’un volume final à son origine bidimensionnelle et numérique. Comme le rappelait Michel Gauthier en 2006 à propos de Coindet, « dans la conjoncture la plus fréquente, le dessin préparatoire représente la sculpture à réaliser. Une fois celle-ci réalisée, le dessin est oublié », avant d’affirmer que les sculptures de l’artiste rompent avec cette tradition en donnant « le sentiment qu’elle[s] représente[nt] l’image qui [les a] précédée[s] – ou, plus justement, que le passage à la troisième dimension ne l’a pas extraite du monde abstrait et foncièrement irréel qui est celui du dessin informatique.»12
Cette période de travail est désormais derrière lui. Et la quantité de filtres techniques entre ses intuitions et la matière s’est beaucoup réduite, avec ses expérimentations du côté de la céramique. Mais se plonger dans les dessins, c’est-à-dire, étymologiquement, ses « projets »13 , nous montre que son travail sculptural se construit toujours dans cette tension de l’image, ou plutôt de la « matrice d’idées » 14 , avec sa matérialisation. Et nous rappelle qu’il n’y a pas deux mondes étanches, mais une variété de modes d’existence qui court du plus mental au plus physique, une balance que le médium de la sculpture permet justement d’explorer.

Voix ambiguë d’un cœur qui, au zéphyr, préfère les jattes de kiwis

Le dernier type de dessin est de nature exploratoire : il ouvre des possibilités plastiques pour des pièces sculpturales sans qu’elles n’aient besoin d’être réalisées. La nature spéculative de ces dessins peut être portée, d’abord, par du texte. Ils ont alors pour vocation d’énoncer des interrogations qui surgissent dans le cours du travail. Des interrogations plus ou moins cryptiques, d’ailleurs, puisqu’elles relèvent à l’origine d’un flux de pensée, qui n’est donc pas destiné à être communiqué. « Quel est le point commun entre un tv show d’aérobic, un rappeur, et une voiture tunning et un panneau publicitaire ? » se demande-t-il sur une page. Ailleurs on retrouve un pangram - « Sphinx of black quartz, judge my vow » -, petit bijou d’hermétisme, qui condense à lui seul le mutisme de son œuvre. « Dans mon travail, on trouve beaucoup de sculptures qui sont des signes qui n’ont pas de sens, qui ont une forme à laquelle on peut réagir facilement, mais dont ne peut rien en dire », explique ainsi l’artiste.
Par-delà ces courts morceaux de poésie, la spéculation se traduit par la multiplication de spatialisation de formes dans des grilles, à mi-chemin entre les perspectives renaissantes et les grids de logiciels 3D : le signe d’une géométrisation avancée de l’espace. Ce motif sort d’ailleurs à l’occasion des carnets. L’œuvre imprimée Singularité (2013) représente, par exemple, une sphère à surface rouge et brillante, posée sur un damier. Cette pièce rappelle, comme l’explique l’artiste, un exercice classique de modélisation 3D (le traitement réaliste de la réflectance des surfaces), tout en évoquant la Boing Ball, une forme mythique dans l’histoire des technologies informatiques inventée en 1984, et qui permit à la compagnie américaine Commodore de faire la démonstration des capacités d’animation de ses ordinateurs Amiga. Dans la même exposition aux Bains-Douches d’Alençon, la peinture The Grid, associant un tondo et une intervention murale, dessinait, dans le même ordre d’idée, une grille opérant un court-circuit entre damier perspectif de la peinture hollandaise et les espaces abstraits des animations de Robert Abel15 , et les visions de Superstudio. Mais indépendamment de son usage comme motif culturel (à la manière du damier Photoshop, qui fait des caméos dans l’œuvre de nombreux artistes), cette grille permet à Samir Mougas, dans le contexte de ses dessins, de « projeter des volumes ». En d’autres termes, elle permet une pensée en trois dimensions. Partout sur ces feuilles on retrouve de petites architectures à la Piranèse ou rappelant les constructions Chirico, qui esquissent, dessin après dessin, une métaphysique de l’espace.
Ce jeu sur les dimensions, avec ses résonances science-fictionnelles, nous amène vers un autre – et dernier – genre de spéculation. La dimension hybride de nombreuses formes produites par l’artiste a été maintes fois soulignées. Si la pièce la plus emblématique de ce phénomène est peut-être son hit Un Chaînon Manquant (2009), une limule verte croisée avec une voiture jaune, on retrouve fréquemment dans son œuvre16 , et partout dans les dessins, des interrogations sur les circulations entre les formes naturelles et culturelles. L’artiste, qui s’est beaucoup plongé dans les dessins de naturalistes comme Linné, ou Haeckel, s’intéresse ainsi à la manière dont les formes abstraites jouent un rôle d’articulation entre ces deux règnes.
Dans le Timée, Platon décrit cinq solides, réguliers et convexes, qu’il classe par ordre de nombre de face (tétraèdre, hexahèdre, octaèdre, dodécaèdre, icosaèdre). Ces polyèdres, pour le philosophe, possèdent des propriétés spirituelles mais aussi cosmologiques. Ils sont chacun associés à un élément et en tant que tel, ils peuvent être compris comme les constituants de base de tout le monde physique. Près de 2500 ans plus tard, Buckminster Fuller a mis au point et breveté ses dômes géodésiques, qui ont servi de modèles pour diverses biosphères (et architectures spatiales)17 . Il a aussi livré de la Terre, notre biosphère n. 1, plusieurs projections polyédriques, qui trouvent un écho dans Les Hexanimaux (2009-2011). On comprendra mieux l’obsession de l’artiste pour les polyèdres : elle dérive de son amour de la beauté géométrique, mais aussi de ses recherches sur l’engendrement des formes naturelles. Elle nous entraîne, comme toute son œuvre du reste, dans un club anglais des 80’s pour danser, puis dans l’espace pour flotter, sous le regard menaçant de Véga18 . Et voilà peut-être la seule chose que cette masse de dessins ne nous dira pas, la capacité de cette œuvre à produire des dérives imaginaires.

Catalogue Lazer Blazer Bizarre, 2021

  1. http://sittes.net/basis/
  2. Voir entretien avec Anne-Lou Vicente
  3. Nathalie Du Pasquier, Don’t Take These Drawings Seriously: 1981-1987, PowerHouse Books, Brooklyn, 2015
  4. Ronan & Erwan Bouroullec, Drawing, JRP, Zurich, 2013
  5. Voir par exemple la série des Reverse-engineering, entamée en 2010
  6. François Cusset, La décennie, La Découverte, Paris, 2008, p. XX
  7. Néologisme créé par l’auteure à partir de l’adjectif « digital » et du nom du groupe électronique allemand Digitalism, et qui désignerait, s’il existait, un fétichisme du rendu propre, qui va souvent de pair avec la production assistée sur ordinateur de formes graphiques ou en volume
  8. Encore un néologisme, conçu à partir du concept d’« archifossile » développé par Quentin Meillassoux dans Après la finitude - Essai sur la nécessité de la contingence. Chez le philosophe, ce terme désigne des matériaux qui démontrent l’existence d’une réalité ou d’un événement antérieur à la vie terrestre
  9. Robert Charles Wilson, Les chronolithes
  10. Voir les dessins relatifs à Rocket science (2012), L’orbe verte (2012), ou Flying Over Holland (2012)
  11. Voir par exemple Pink Buzz (2012), la série Climax (2014), Nadine-Sisang (1971), Orchid-Toyang (1980) & Morakot-Kiko (2009) en 2014, les deux Sans titre (2015), Human experience : spare parts (2017), et la série des Objets sombres (2017)
  12. Michel Gauthier, « L’irréel du présent », in Delphine Coindet, Les presses du réel, 2006, p. 38
  13. Horst Bredekamp, « La ‘main pensante’. L’image dans les sciences », in Penser l’image, dir. E. Alloa, Les presses du réel, Dijon, 2010, p. 189
  14. Le terme français de « dessin » s’est imposé tardivement en langue française, vers la fin du 18 è siècle. Jusqu’alors, il coexiste avec « dessein », qui renvoie à la foi au « projet » et à l’idée de « représentation graphique ». C’est toute l’ambivalence du terme italien « disegno », concept clé de la Renaissance
  15. https://www.youtube.com/watch?v=dyNBaMEsGG4
  16. Voir, par exemple, le Planétarium (2011), La soupe primitive (2011), Programme #4 (2012), Human experience : pollution rising (2018)
  17. Marc M. Cohen, « The continuum of Space Architecture : From Earth to Orbit », Conference: 42nd International Conference on Environmental Systems, DOI: 10.2514/6.2012-3575
  18. Voir Le masque de Vega, p. XX
    Véga est à la fois un personnage du jeu d’arcade Street Fighter II, le nom d’une étoile située à 25 années-lumière, et le titre d’une série de peintures spatiales réalisées dans les années 1960