Samir
Mougas

03.09.2024

Intelligences Ambiantes

Guilhem Monceaux, Août 2023

Intelligences ambiantes fait partie de ces nombreuses expositions qui ont été soumises aux conséquences de nos modes de consommation extractifs contemporains. La crise sanitaire de 2020 a poussé les centres d’art à annuler ou à repousser leur programmation, et le CACN a souhaité maintenir ses engagements dans ce cadre, en décalant les invitations en cascade sur les années qui ont suivi. Ces modifications de calendrier ont donné à Samir Mougas beaucoup de temps pour concevoir son projet d’exposition, et ce qui est visible cette année est le résultat de bifurcations qui ont été possibles dans une temporalité exceptionnellement étendue.

Ce texte aborde les relations entre les décalages temporels aléatoires et la recherche artistique, déjà sujette au hasard des expérimentations et des rencontres qui la constituent. Pour reprendre un terme cher à Bertrand Riou, directeur du CACN, ce sont les conséquences de la sérendipité au moment de figer les idées dans une exposition qui nous intéressent ici.

Le titre Intelligences ambiantes fait référence à une technologie qui – si elle ne vient pas seulement d’apparaître – fait désormais partie du paysage culturel contemporain. L’intelligence artificielle permet beaucoup de choses, de la rédaction automatique de textes cohérents jusqu’à la création d’images artificielles composées en regard de millions d’autres. Avant de s’intéresser à la manière dont Samir Mougas s’est saisi de ces outils, faisons un saut dans le temps pour comprendre l’attrait qu’il porte à l’agencement d’éléments hétéroclites dans ses précédents projets.

Les recherches de Samir Mougas pour cette exposition étaient orientées sur la combinaison d’objets industriels de différente nature, dans la suite logique de son exposition Bleu Bizarre au centre d’art contemporain La Chapelle des Calvairiennes à Mayenne, en 2018. Il y avait montré sa série Human experience : pollution rising, un ensemble de sculptures constituées de réservoirs de carburants montés sur des fragments de piscines. Cette série reflète une forte curiosité pour le potentiel sculptural de formes utilitaires. Ce sont notamment les textures et leur capacité à dialoguer qu’il met en avant. Le réservoir – qui contient et transmet l’essence – semblait flotter au-dessus de la piscine bleue et vernie – qui retient l’eau – et leur confrontation était semblable à deux aimants qui s’opposent sans jamais pouvoir se toucher. Les irrégularités formelles du réservoir, liées à son emplacement dans le véhicule, agissaient comme un miroir inversé de l’aspect lisse et rectiligne de la piscine.

Lors de discussions préliminaires avec Bertrand Riou, Samir Mougas a exprimé l’envie de continuer ce type d’expérimentations pour son exposition nîmoise. Il était spécifiquement intrigué par une caravane qu’il avait remarquée et dont il pensait pouvoir extraire certains éléments. Lors des échanges qui ont suivi, beaucoup d’autres formes, idées et dessins ont circulé devant nos yeux. Parfois, une sculpture émergeait dans un coffre de toit de voiture – qui sera finalement présente au CACN – et d’autres fois, des dessins étaient transposés en volume dans du polystyrène extrudé1 . Ce geste d’extrusion – une étape parmi de nombreuses autres dans tout ce processus – a amené l’artiste à révéler une problématique importante du CACN : il s’agit d’un lieu composé d’un enchainement de petites salles, comme une collection d’alcôves.

En extrudant le polystyrène, Samir Mougas fabriquait et organisait des réseaux de tubes qu’il enduisait ensuite de résine pour les solidifier. Il pensait alors créer un système de tuyauterie qui parcourrait tout le CACN de salle en salle et dont certaines parties pourraient devenir le support d’œuvres plus anciennes. Ainsi chaque alcôve serait parcourue par le tuyau principal, mais aurait permis d’observer d’anciennes œuvres individuellement, avec toute l’attention qu’elles méritent. Au moment où il explorait cette piste, Samir Mougas était plongé dans la lecture d’Un Nouvel Age de Ténèbres2 de l’artiste et écrivain James Bridle.

Dans cet essai, l’auteur analyse la visibilité et l’accès relatifs à la diffusion et à la consommation d’information sur internet. Les structures de circulation de l’information en ligne sont souvent cachées : c’est le cas des data centers, souvent isolés à la campagne près de cours d’eau, ou bien des câbles sous-marins qui jonchent le sol des océans. Cette discrétion est stratégique, car elle permet aux géants du net de limiter l’accès extérieur aux infrastructures, tout en donnant l’illusion d’un réseau internet immatériel. En ce qui concerne ses utilisateur·ices, il explique que la profusion d’information est un leurre de visibilité et d’accès démocratique. En réalité, les algorithmes utilisés en ligne limitent et orientent fortement le type d’informations qu’on y trouve. C’est pour cette raison qu’il parle d’un nouvel âge de ténèbres, dans le sens ou trop d’information empêche de s’engager clairement et de manière critique au monde qui nous entoure.

En parallèle de ces lectures, sont apparues publiquement dans le courant 2022 une série d’applications informatiques révolutionnaires : Chat GPT pour l’écriture automatique de textes, Dall-E ou Midjourney pour la génération d’images artificielles. Ces exemples – les plus populaires – semblaient apporter de nouveaux éléments à la théorie de Bridle : face à la profusion d’informations en ligne et à leur opacité, des logiciels allaient permettre de synthétiser une infinité de données, de créer du sens et de raconter de nouvelles histoires3 . L’arrivée de ces nouveaux outils, et les réflexions apportées par Un nouvel Age de Ténèbres ont amené Samir Mougas sur les dernières pistes qui ont résulté dans l’exposition au CACN. L’intelligence artificielle semblait être l’extension logique des expérimentations que l’artiste avait déjà engagé depuis plusieurs années, et allait lui permettre de créer des images de formes inédites qu’il allait ensuite pouvoir transposer en sculptures.

Ce qui est visible aujourd’hui est donc le résultat de multiples digressions, mais dont certains éléments clés ont été conservés. Le système digestif en polystyrène extrudé – écho des câbles sous-marins décrits par Bridle – a disparu formellement mais est au cœur de la série de sculptures présentées au CACN. Au lieu de relier l’ensemble du lieu, Samir Mougas a créé un ensemble de sculptures-systèmes autonomes, des distributeurs imaginaires qui sont capables de produire et distribuer leur nourriture en circuit fermé. Au lieu d’imaginer l’espace comme un système digestif visible en parties, il a choisi d’écouter l’IA en lui demandant quelle serait son interprétation d’une machine autonome en digestion, d’un distributeur qui assimile, transforme et met en circulation.

La relation de l’artiste à l’algorithme est un des enjeux majeurs d’Intelligences Ambiantes. Lorsque Samir Mougas cherchait des matériaux industriels pour ses précédents assemblages, il dépendait des limites géographiques et physiques dans lesquelles il décidait de chercher des objets. En travaillant avec l’intelligence artificielle – et notamment l’application Craiyon – cette contrainte disparait et son catalogue de formes devient infini. L’AI dispose d’une quantité astronomique d’images d’objets qu’elle peut agencer aléatoirement. Ce qui compte alors dans l’image que l’AI produit et que Samir Mougas va transformer en volume, c’est la demande qu’il va formuler dans le logiciel.

La question du contrôle du rendu est cruciale dans les productions de l’intelligence artificielle. Quand on observe ce genre d’images, on a parfois du mal à savoir ce qui a guidé la machine et on peut se demander quelle est sa part d’autonomie. Il est entendu que cette technologie a une mémoire, et que chaque nouveau prompt ou requête se nourrit des précédentes. Plus les descriptions d’images sont précises, plus le logiciel va produire des résultats singuliers. Il est donc possible de jouer avec cette mémoire, de composer avec différents niveaux de précision, d’expérimenter et de passer du temps comme on pourrait le faire en flânant, en trouvant des objets et en les associant dans le monde matériel.

Intelligences Ambiantes est donc une évolution logique du processus de travail de Samir Mougas, et a permis à l’artiste d’amener ses méthodes de recherches et d’expérimentations plastiques dans un nouveau terrain, en combinant la génération d’images artificielles avec le tâtonnement d’objets trouvés et de matériaux sculpturels comme la résine et la céramique. La temporalité amplifiée, l’intérêt pour la digression et l’amour des objets a permis à Samir Mougas de présenter ses Intelligences Ambiantes au public, des microsystèmes qui rejouent à l’échelle du centre d’art ce qui circule tous les jours sous nos yeux sans qu’on y prête attention.

Guilhem Monceaux, Août 2023

  1. L’extrusion consiste à extraire une section d’un bloc de matière pour créer une nouvelle forme. Les tubes en PVC ou les plaques d’isolations peuvent être extrudées – pour ce qui concerne le domaine industriel.
  2. James Bridle, Un Nouvel Age de Ténèbres, Allia, Paris, 2022.
  3. Evidemment, les questions de quelles données sont sélectionnées, comment et quels en sont de potentiels objectifs sous-jacents reste en suspens. L’accès démocratique à ces outils est nouveau et comme pour chaque nouvelle innovation, leur utilisation s’accompagne volontiers d’un cadre critique.