Julie Bonnaud
& Fabien Leplae

11.07.2023

Semper Virens

Olivier Delavallade, janvier 2022

Semper Virens*1
Une hybridation picturale à feuillage persistant

Construire un feu//Arroser les plantes2  : il faut lire dans ce titre un précieux indice quant à la nature de l’activité et des préoccupations qui animent Julie Bonnaud et Fabien Leplae. Au-delà de l’allusion à deux grands temps du développement de l’espèce humaine – celui des chasseurs-cueilleurs nomades et celui des populations sédentarisées d’éleveurs-cultivateurs lors de la révolution néolithique – ce qui apparaît à nos yeux dans le choix de ces mots, c’est l’importance du soin que ces artistes apportent à la mise en œuvre d’un dispositif de travail et à l’organisation d’une pratique d’atelier singulière, à la fois proche du foyer et du jardin, les accueillant volontiers, se transportant aussi parfois dans l’espace même de monstration – à l’instar de la présente exposition – ou encore entretenant avec ce dernier – comme ils l’avaient fait au Domaine de Kerguéhennec à l’été 2020 – une relation à distance par le truchement de ce l’on pourrait nommer des reportages, au sens premier du terme.
Rassembler la pratique artistique et les occupations de la vie quotidienne au sein d’une même expérience, ou tout au moins tisser de nombreux liens entre elles, telle serait leur ambition ; la pratique à deux3 et la vie commune se consolidant l’une l’autre. Ce qui pourrait paraître anecdotique ne l’est nullement : travailler ensemble, travailler en couple, entretenir un foyer de création, est fortement révélateur des pratiques qui se font jour, plus collaboratives. Pour autant, le soin apporté à la réalisation des œuvres n’en demeure pas moins grand. Il s’agirait plutôt d’une extension du domaine de la création : non pas une banalisation de l’art par le quotidien mais une édification du quotidien dans une pratique artistique ; le même soin étant apporté à chaque chose : cultiver son jardin (je les ai vus à l’œuvre lorsqu’ils étaient en résidence à Kerguéhennec durant le premier confinement), dessiner, cuisiner, concevoir une exposition…
Nous connaissons la célèbre formule de Robert Filliou: « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Mais cette pensée suppose encore une séparation entre l’art et la vie. Or, dans le cas présent, la formule devient obsolète car cette séparation se dilue dans la pratique commune. On pourrait nous opposer que, selon ce régime, l’art finit par se banaliser. Il n’en est rien. Il n’est qu’à regarder la qualité – voire la virtuosité – des dessins au fusain et à la pierre noire issus de ce long processus. Car si le dessin est en effet assisté par ordinateur, l’ordinateur est contrôlé – voire contrarié – par les artistes qui ne cessent de veiller à la croissance patiente et simultanée, avec un léger différé, des végétaux et des dessins.
Arrêtons-nous pour finir sur la nature de ces plantations : ce sont des plantes sauvages qui ne le sont plus tout à fait. Non seulement elles ont fait l’objet d’une transplantation mais cette opération de domestication s’est faite dans une surabondance d’artificialité : éclairages, nutriments, alimentation en eau, construction de serres-chevalets à la fois vitrines et cimaises… Le sentiment qui se dégage de cet étrange laboratoire peut dérouter les visiteurs, troublés, non par la confusion, mais par un mélange des genres dont ils sont peu coutumiers. Ce mélange, les deux artistes le cultivent avec le plus grand soin : ils équilibrent des rapports, entre nature et culture, homme et machine, intérieur et extérieur, croissance et retenue… Ainsi, leur pratique, rhizomatique, nous donne-t-elle à voir une sorte de modélisation de la complexité même de nos sociétés modernes en même temps qu’une manière de s’inscrire dans le monde.
Un dernier point vaut d’être souligné : la question du nomadisme. En effet, les mobiliers reviennent au sein des ateliers Bonus, précisément deux années après y avoir été conçus*4 , cette fois-ci pour une exposition publique et après avoir fait de nombreux tours et détours et s’être enrichis de multiples confrontations avec des lieux, regards, pratiques… Des modules augmentés d’une matière vivante active, où la notion de croissance, ou plus précisément d’excroissance, s’incarne avec vigueur, sont disposés en regard des œuvres picturales sans que l’on puisse distinguer, à la fin, qui est à l’origine de quoi. Ce faisant, nous ressortons de cette expérience fortement revigorés, à la fois rassurés et confiants.

Olivier Delavallade, janvier 2022

Post scriptum : lors de nos derniers échanges, Julie et Fabien m’ont annoncé leur installation prochaine dans un lieu où leurs différentes pratiques, artistiques et culturales, pourraient encore davantage s’articuler voire s’intriquer. J’ai l’intuition que cette approfondissement d’une expérience déjà amplement engagée aura de profondes répercussions tant sur ces pratiques que sur les productions qui en résultent et sur la manière dont ce processus complexe de production pourra être transmis. Il nous faudra suivre cette nouvelle étape avec la plus grande attention car le chemin qu’ils ont ouvert est loin de se refermer.

  1. Expression latine signifiant « toujours verdoyant » et désignant, en botanique, des plantes à feuillages persistants.
  2. Construire un feu // Arroser les plantes est le nom générique donné au développement depuis trois ans d’une production consistant à hybrider pratique du dessin, installation, édition et jardinage dans une logique de l’entre-deux pour reprendre les propres mots des artistes ;
  3. Julie Bonnaud et Fabien Leplae travaillent en duo depuis 2015 ;
  4. Les artistes ont été accueillis par le collectif Bonus en résidence de création du 17 janvier au 28 février 2020.