Julie Bonnaud
& Fabien Leplae

11.07.2023
Marion Daniel, 2021

Julie Bonnaud et Fabien Leplae
Nés en 1986 et 1984 à Créteil et Fontainebleau.
Vivent et travaillent à Rennes.

« […] Nous ne sommes que chimères, hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués : en bref, des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie ; il définit notre politique1  », écrit dans Manifeste cyborg Donna Haraway, plaidant à travers la figure du cyborg pour une transgression des dualismes corps-esprit, animal-machine ou encore idéalisme-matérialisme. Penser autrement la dualité anime à chaque endroit de leur démarche Julie Bonnaud et Fabien Leplae, qui afin de soutenir l’hybridation de leurs pratiques, ont ajouté un cinquième bras à leur duo. Le drawbot, ou machine à dessiner, reproduit leurs gestes à l’identique – tous deux dessinent à la tablette graphique, qui traduit le dessin en abscisses et ordonnées –, générant une mémoire ou un différé du dessin, qu’ils reprennent ensuite à la main, tout en gardant un œil sur leurs écrans qui informent leurs gestes à venir, dans un mouvement permanent associant le dessin et sa trace. Chacun mêle dessin imprimé, graphite, fusain et peinture. Les deux artistes renouvellent ainsi la réflexion sur la nature des relations entre la main et la machine, entre l’œil et la main : le temps du geste et celui du voir, du geste que l’on fait et du regard que l’on porte sur lui, se décomposent grâce à la machine, créant une interface entre leurs deux cerveaux, et entre le cerveau et l’ordinateur. Une double vue ou diplopie toujours en devenir s’observe traçant : « Je me voyais me voir », dit La Jeune Parque de Paul Valéry.

Cette machine est appréhendée comme un « nœud » qui rassemble leurs expériences. Sur chaque support, ils travaillent suivant des processus différents entre geste manuel et assisté, construisant une base d’expériences et de tracés qui seront repris pour en créer de nouveaux. L’hybridation est partout : celle de leurs deux pratiques, mais aussi la synthèse de plusieurs temps d’observation et de travail. À partir de photomontages, ils font cohabiter zones brutes, à la main, estompées, constituant diverses natures de dessin qui prennent le plus souvent pour sujet la croissance du végétal. De fait, Julie Bonnaud et Fabien Leplae tirent des métaphores entre l’espace du dessin et celui jardin. Ainsi ont-ils introduit pour décrire leur démarche celle de l’« adventice », soit la mauvaise herbe qui pousse à l’endroit où l’on ne l’attend pas. La machine qu’ils utilisent, associée à leurs deux approches, produit de l’imprévu et de la surprise, plutôt qu’un formatage. Ces deux artistes guettent ce qui advient.
Loin d’accélérer les temps, comme on pourrait l’attendre d’une machine, cette pratique les allonge, les ralentit. Lors d’une résidence en 2020 au domaine de Kerguéhennec, ils ont décidé d’intégrer des plantes à l’intérieur de leurs dispositifs, dont la croissance est aussi synonyme de lenteur. A Challans, ils installent une structure en polycarbonate supportant des dessins, à l’intérieur et à l’extérieur de laquelle sont introduits des jardins. Dans une salle adjacente poussent de petites jardinières réalisées avec des étudiantes, dont les ronces passent de l’une à l’autre, éclairées de manière horticole. Parallèlement à la croissance des plantes, des dessins se réalisent suivant un protocole précis : chaque jour un fichier est lancé sur une machine – un croquis, un dessin ou du texte à imprimer –, comme des sortes de messages envoyés.

À la manière d’une Jorinde Voigt, Julie Bonnaud et Fabien Leplae visent à performer le dessin, inventant les outils qui répondent à leurs questionnements esthétiques et philosophiques. Mais leurs références sont également graphiques et cinématographiques : John Carpenter, Alejandro Jodorowski, Moebius ou encore les « méta-documentaires » pour la BBC d’Adam Curtis, qui s’intéressent à des sujets allant de l’art à la politique ou à l’économie. Car au final, c’est à une sorte de dessin-monde qu’ils ouvrent le pas.

Marion Daniel
Paris, le 6 janvier 2021

  1. Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Sciences - Fictions - Féminismes, Exils éditeurs, 2007, p. 31.