Melencolia
De loin, on songe à la ruine d’un monument antique ; ou bien à un ossuaire de catacombe, à un amoncellement de crânes. L’œuvre est en fait constituée de 150 polyèdres identiques, répliques en béton - et en trois dimensions - de ce solide à huit faces scruté du coin de l’œil par l’ange inquiet dans « Melencolia 1 » (1514), célèbre gravure d’Albrecht Dürer. L’analogie entre le crâne et le polyèdre est de nature métaphysique car tous deux sont objets de méditation. Hamlet s’absorbe dans la contemplation du crâne de Yorick comme l’ange de Dürer observe la pierre taillée. Et ils en tirent sans doute des réflexions similaires sur la douloureuse et mortelle condition humaine. À l’occasion d’une exposition au CNEAI de Chatou en 2011, John Cornu réalise un premier polyèdre de béton, mais de dimensions imposantes, en somme tel qu’il apparaît dans l’estampe originelle : soit d’une hauteur d’1,6 mètre, pour un poids d’environ deux tonnes. Sa masse importante ne parvient cependant pas à annuler la sensation que ce volume, posé sur sa face la plus petite, est soumis à un équilibre précaire. C’est d’ailleurs le lot de la plupart des œuvres de John Cornu, toutes en verticales et fonctions obliques marquées par l’instabilité, bois calcinés qu’un coup de vent suffirait en apparence à briser et renverser. Sombre, le travail de Cornu est surtout paradoxal en ce qu’il obéit à la géométrie tout en faisant secrètement allégeance au chaos, à une inexorable entropie - devant cette avalanche de polyèdres, on pense évidemment aux déversements de Robert Smithson. Dès lors, on imagine très bien le grand polyèdre de Chatou, colosse aux pieds d’argile entraîné par son propre poids, basculant dans la pente et se fracturant sous l’onde de choc, matière/raison dont la solidarité des atomes aurait été mise à mal, fragilisée, minée dans sa structure moléculaire et ses certitudes par la bile noire de la mélancolie.
Richard Leydier