La star, le roi, l'artiste et nous
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En reprenant de manière plus ou moins parodique certains procédés de Warhol et une « philosophie esthétique » à la Filliou (« bien fait égale mal fait égale pas fait »), Jean-Philippe Lemée n’en appelle que très peu à la créativité, et encore moins au désir d’expression de soi : ceci est vrai non seulement pour les autres mais aussi pour lui-même. Never explain, never complain. On ne s’épanche pas dans les tableaux de Lemée… L’artiste ne demande surtout pas que les modestes et bénévoles copistes qu’il « emploie » prennent réellement la place de l’artiste et assument la responsabilité de leur manque de talent : il fait, au contraire, de telle sorte qu’ils produisent des images dégagées d’affect (très peu de spontanéité, de la rapidité ; très peu de subjectivité, de la « productivité »). Ainsi, les Marilyns conservent elles aussi toute leur légèreté : nous les regardons, elles ne nous regardent pas.
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Nos Marilyns, Le Roi vu par le Peuple, mais aussi Projet G2, Bush-Chirac (d’après des photographies prises par JPL)… ou encore Copies sur Modèles (d’après des photographies de publicité) : il est frappant de voir se rencontrer à la surface de ces toiles le plus obscur anonymat et la célébrité la plus claironnante. On connaît tous, bien sûr, les stars, hommes d’État et autres top models représentés sur ces images. Mais personne ne sait, hors Jean-Philippe Lemée, quels sont les noms des très nombreux copistes (tout comme du peintre en lettres) qui ont participé à leur réalisation. Cela n’a aucune importance. Ceux qui sont là ne le sont pas en leur nom propre, mais en notre nom à tous. Telle est l’utopie mise en œuvre dans ce travail : doué ou pas, savant ou ignorant, « artiste » ou « non artiste », c’est chacun c’est l’humanité entière qui, métonymiquement, participe à cette entreprise.
D’un côté donc, le plus complet anonymat ; de l’autre la plus bruyante célébrité. Mais cela n’est rien, semble nous dire Lemée. Nous savons comment résister à la violence des modèles, nous nous en amusons, les détournons, leur imposons la vérité de l’imperfection. Il ne s’agit pas pour autant, bien sûr, d’ériger cette imperfection en modèle. Pas de démagogie. Plutôt que d’inciter chacun à obtenir son fameux « quart d’heure de célébrité », JPL propose que tous, simplement, soient d’une manière ou d’une autre présents. Il s’agit de constituer une manière de force productive collective (il faut entourer ces mots de légers guillemets d’ironie) permettant de réaliser des images chaque fois nouvelles et inattendues.
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Gilles Froger, extraits de La star, le roi, l’artiste et nous, texte paru dans « Parade » n°5, ERSEP, Tourcoing, 2006