Jean-Philippe
Lemée

28.09.2017

Carrefour des mains, la grande galerie des chevaux

Jean-Marc Huitorel
in catalogue Carrefour des Mains / La Grande Galerie des Chevaux. Fresque en quatre tableaux, 1998

Comme de nombreux artistes révélés à la fin des années 80, Jean-Philippe Lemée enregistre et assume le double héritage sur lequel s’est bâti l’art du XXè siècle : la modernité picturale et la réévaluation opérée par Marcel Duchamp. Le plus visible de son travail apparaît sous la forme de tableaux peints, ce qu’il appelle des « Tableaux Faits Main ». On y voit des représentations de stratégies militaires ou sportives (les Batailles, les Tennis etc.), de nombreuses références à l’Histoire de l’Art (Fra Angelico, Poussin, Courbet, Warhol etc.) mais également de banals objets de la vie quotidienne ou bien encore des jeux de société (Dessiner c’est Gagner). La forme tableau est incontestable : toile tendue sur châssis, dessin, couleur… la peinture dans ce qu’elle peut offrir d’évidence immédiate. Mais au-delà de cet impact visuel, une procédure particulière est à l’œuvre qui trouve son origine historique dans la redistribution des rôles que marcel Duchamp a suscitée en inventant le ready-made au début des années 10 e que d’autres artistes, parmi les plus pertinents, ont affinée entre les années 60 et aujourd’hui. Lemée explore jusque dans ses ultimes conséquences cette idée selon laquelle le regardeur joue un rôle actif dans la réalité de ce qu’on appelle une œuvre d’art. Il illustre à la perfection cette redéfinition de la place de l’artiste, non plus démiurge absolu et inaccessible, mais centralisateur d’initiatives et d’actions, de gestes et d’énergies, révélateur. L’art n’étant plus réductible à l’objet (tableaux, sculptures etc.), l’artiste devient ici metteur en scène, coordinateur de contributions et d’expériences où ce qu’on appelait autrefois le public se voit convié au festin auquel participe également le peintre en lettres qui réalise les pièces et tous ceux qui, à divers degrés, concourrent à ces moments.

La méthode, à quelques variantes près, est la suivante. Lemée propose à ses amis, à ses étudiants, à quiconque accepte de s’y soumettre, des petits jeux graphiques qui consistent à recopier, de mémoire ou de visu, en un temps limité, des œuvres d’art ou des objets. Parfois c’est lui-même qui dessine, ce n’est pas l’essentiel. Ainsi, au fil des ans, il a accumulé des stocks de dessins anonymes qui sont sa réserve de motifs pour les tableaux qu’il va décider d’élaborer. Après sélection, tel ensemble est égalisé par le trait du feutre, puis agrandi et reporté sur des toiles que réalise un peintre en lettres selon le format et les couleurs choisis par l’artiste. La plupart des tableaux fonctionnent en séries et la dynamique de création se poursuit jusque dans l’accrochage sur le mur de la galerie ou du centre d’art. Cette simplicité joyeuse et ludique ne laisse cependant pas d’interroger… exit le critère de dextérité (savoir dessiner), exit le mystère de la création (tout est expliqué, pas de secret), fi de la subtile élégance des couleurs (Publi-Décor comme dans la pub), fi d’une certaine idée de l’artiste (la réalisation des œuvres est déléguée). L’art enfin mis à nu et redistribué ? Oui dans le sens où, tout au long du vingtième siècle, sa nature et les lieux de son occurrence n’ont cessé de se modifier, de se mouvoir et de s’émouvoir, volontairement insaisissables, encore une fois espaces d’énergie plutôt que simples écrins d’objets . Oui dans le sens du cinéma et de l’architecture, là où celui qui signe associe à sa signature l’ensemble des indispensables participants avant d’abandonner l’œuvre à son formidable usage social.
Et cependant, parallèlement à cette ouverture de l’œuvre, à sa jubilante porosité, à côté de cette rose des vents qu’elle est devenue, persiste et signe la présence têtue de la surface peinte, le toujours possible face à face, hors tout commentaire, toute genèse tue, l’affirmation sinon de la peinture au moins de son spectaculaire effet. Ce que l’on voit est bien ce qui existe. Ce que l’on sait n’épuise pas l’apparence offerte aux regards. Paradoxalement, la transparence affichée pointe plus encore le noyau dur de l’art. La peinture conceptuelle, puisque l’expression s’avère aujourd’hui possible et qu’elle s’applique rigoureusement à l’œuvre de Lemée, joue admirablement sur cette double instance : analyse et présence, émotion et référence, critique et délectation.

Jean-Marc Huitorel, texte Carrefour des mains / La grande galerie des chevaux, Peinture en effet, in catalogue Carrefour des Mains / La Grande Galerie des Chevaux. Fresque en quatre tableaux, 1998