Silence
Dans la voiture que j’ai conduit jusqu’à Pérouges, je ne me souviens pas avoir entendu de musique ni même si l’autoradio était allumé. Nous avons beaucoup parlé toi et moi, ça je le sais, mais aucune discussion ne me revient précisément en tête : seules quelques confidences se sont fixées une place dans ma mémoire, comme liées au paysage que nous avons traversé. Les lieux contiennent désormais ces souvenirs, je suis sûr qu’il suffirait d’y revenir pour les faire resurgir.
J’ai voulu écrire avec détachement : ça n’a pas marché. Tu demandes, dans l’extrait du carnet que j’ai récupéré à l’entrée de l’exposition, si « c’est toujours une histoire de trouver la bonne distance ? » Pour ce qui me concerne, je crois que oui, ou en tout cas qu’il ne faut jamais oublier de se poser la question. Qu’aurais-je pu écrire en restant loin de tes œuvres ? Une analyse des fleurs, des techniques picturales, de la manière dont se combinent les choses dans l’espace ?
Il n’y aurait pas eu besoin d’une rencontre pour ça.
Bien que nous n’en ayons pas parlé, je suis intimement persuadé que tu penses toi aussi que « l’œuvre parle »1
.
Si tel est en effet le cas, prônons que cette parole, fondamentalement, n’est pas de celles que l’on proclame : qu’elle n’est la traduction d’aucunes idées, d’aucuns projets. Qu’elle excède justement ce protocole binaire voulant que l’ombre de chaque chose soit son existence en mots. En admettant cela, on s’oblige à une certaine attention, ou disponibilité, par rapport à ce qui manifeste sa présence auprès de nous. Comment, dès lors, ne pas percevoir que certaines œuvres cherchent encore à transmettre ce qui ne saurait se dire autrement ?
Dans ton exposition, j’ai cru voir l’au-delà des fleurs, des motifs, ou des paysages qui s’étalent en lignes plus abstraites. Un invisible qui ne se confond pas dans l’anecdote ou la petite histoire, mais appellent à remonter les différents fils, à retrouver les gestes, les déplacements, les intuitions, les énergies. Dans le livre que j’ai sorti de ma bibliothèque avant de te rejoindre, j’ai pu lire ceci : « Le mode d’existence de l’« œuvre à faire » ne permet pas de trancher entre ceux, artistes ou œuvres, qui pourraient revendiquer la véritable origine : le sculpteur ou la sculpture, le poète ou le poème, le peintre ou le tableau ? L’œuvre en quête d’existence appelle le peintre, le poète ou le sculpteur, et celui-ci va se dévouer pour la mener à sa pleine réalisation, pour l’accomplir en tant qu’œuvre. »2 J’ai été à nouveau interpellé, car tu m’as dit quelque chose de sensiblement similaire alors que je prenais notes de tes commentaires. Derrière chaque production, il y aurait peut-être moins d’intentions à cerner que de chemin à bien vouloir parcourir, guidé par ce que l’œuvre divulgue.
Je regarde les images de ton exposition et mes yeux n’arrivent pas à se calmer. Pourtant, tout semblait si tranquille entre les murs de la petite maison qui a accueilli tes peintures, et où je suis resté seul pendant de longs moments. Avant de reprendre la route, nous avons d’ailleurs tout revu, lumières éteintes, et fait le constat que le silence s’y infiltrait avec une force inégalée. Je pensais retrouver de cette quiétude en parcourant les prises de vue. Mais ce qui me parvient plus vivement encore est une implacable agitation, la propagation de déchirures provenant du centre des œuvres, de là où surgissent les couleurs éclatantes des fleurs que tu as représentées. Le silence aura formé une chambre d’écho au trouble, dont aujourd’hui résonnent les ondes décuplées.
« L’art, dans ses expressions primitives, fut magique, incantatoire »3 a écrit Susan Sontag. Si de telles ambitions ne peuvent probablement plus être convoquées aujourd’hui, il faut espérer que l’œuvre sache encore servir de lien, non seulement avec ce que filtre la pensée, mais avec ce qui s’est logé plus loin, en soi comme chez les autres, et dont l’intensité rapproche. « Entre le soleil et nous », le titre que tu as choisi pour ton exposition, dit peut-être un peu cela. Moins une séparation qu’une condition partagée en somme, à laquelle l’expérience de l’art offre une chance inédite de s’accomplir.
Franck Balland