“Et que répond «bla» ? “
(Yannick Liron, L’uvrette, Bipval / Action poétique, 2009)
On pourrait envisager le travail de David Zérah à la façon de ces nuages d’étourneaux qui envahissent les villes en automne : des formes se développent, se stabilisent parfois, dont on cherche à comprendre le fonctionnement, la structure, les trajets aléatoires qui semblent se faire écho, butent soudain et prennent une direction inattendue, à la réflexion prennent une allure ludique. Le regard sur l’ensemble forcément questionne.
David Zérah a beaucoup travaillé sur l’idée d’archétype, d’identité, et sur les rapports entre art et médiation. On pourrait bien sûr tracer un arbre généalogique censé représenter une évolution dans ce travail, mais la figure demeurerait insatisfaisante : les lapins qui deviennent plus tard des sortes d’hybrides animaux concepts, les « blablas », les panneaux indicateurs, les bâtiments, les espaces urbains traversés par le regard, les cellules qui se développent sous diverses formes et médias… Un inventaire plutôt qu’un arbre, où les éléments se font échos entre eux.
Les lapins posaient d’emblée quelques jalons, comme archétypes identifiables dans son travail. Présentés sous plusieurs médias - dessins noir et blanc et couleur, livre (Lapins compris), vidéo, photographie, installation ils impliquaient d’une part un échange entre eux et une multiplicité de regards possibles, de croisements. Lapin compris, son jeu de mots approximatif, plaçait la chose sous le signe d’une certaine autodérision mais aussi dans un cadre presque infra-ordinaire : des lapins, avec ce que cela sous-tend comme champ de références artistiques, tellement vaste que cela ne renvoie plus à rien. Reste l’aspect ludique : un cibachrome présentant de magnifiques lapins, rouges de colère, ce que nous indique le texte d’accompagnement de l’installation, sur un gazon vert vif, placés sous des verres à moutarde. Au-delà de l’amusement, se pose forcément la question du discours sur l’objet, sur l’œuvre présentée.
Les « blablas » seront toujours zoomorphes, mais situés par leur nom et leurs représentations dans un bestiaire imaginaire, privés des multiples références des lapins, ils se prêteront d’autant mieux à une conceptualisation questionnante. Autant le lapin renvoie à un univers familier, autant le « blabla » provoque l’étonnement, et, partant, le discours, par sa présence. Sous la forme dessinée, il sera surtout collectionné dans une publication, sorte de manuel zoologique, scientifique et ludique, posant dès le titre la participation du lecteur : Quelques conseils pour la constitution d’une collection de blablas. Sous la forme objet, il se présente comme une baudruche gonflée d’eau et ornée d’yeux-gommettes, facile à réaliser soi même, et prolifère dans divers lieux : une salle de concert et un plateau de télévision pendant les Transmusicales de Rennes, il interfère tout de suite dans les conversations, par sa capacité à être manipulé en tant qu’objet palpable et objet d’étonnement. Il est aussi le lapin d’Alice dans la photographie The pool of tears, à la fois à sa place et déplacé dans ce contexte. La question du contexte est ici primordiale : espace socioculturel donné, il détermine un discours que vient perturber le « blabla », provoquant un blablabla de façon quasi automatisée. Il construit une fiction dans une autre fiction, celle de l’espace du discours, l’obligeant forcément à émettre une sorte d’écho et à sortir de son apparente évidence.
Dans le même ordre d’idées, le projet Bien commun, qui propose une interface permettant de réaliser sa propre cellule en introduisant des variables dans un code informatique, pose la question du commun : la cellule commune mais aussi le lieu commun. C’est le topos qui ne dit rien mais que nous utilisons tous, avec son caractère tautologique, accompagné du léger décalage que cette figure suppose. Mais c’est aussi le lieu du communautaire, celui qui met en évidence ce que nous avons de commun, ce qui est à la disposition de tous. Le lieu de l’exposition sera le média, un site internet, en plus d’une galerie où on aurait aussi bien pu ne rien présenter. Finalement, un non-lieu commun à ceux qui veulent bien y participer, avec ses codes, son espace de fiction et de discours à la fois déterminé et interactif, questionnant son espace d’apparition et son mode de réalisation dans le langage, via la participation du regardeur et le nécessaire regard sur sa propre activité. La cellule investira aussi d’autres supports : dessins au feutre aux couleurs fragiles, broderie au sein de Métissages. Chaque mode de présentation, chaque médiatisation a son fonctionnement propre, mais renvoie toujours aux mêmes préoccupations, celles de l’archétype a minima qui vient perturber un espace pour produire un mouvement dans le discours, dans le perception de l’espace proposé.
La photographie, qui constitue le média le plus souvent présenté dans l’activité de David Zérah, se place aussi à ces limites et ces croisements du discours : jouant avec une forme d’ordinaire, de prosaïsme quotidien, elles interrogent les usages de la photographie : photographies de mariage, de vacances, de lieux divers, de fleurs, de jouets aux couleurs vives, d’animaux, de panneaux, de mobilier… On joue ici avec le catalogue, le touristique, dans ce que le genre a de stéréotypé, avec un léger décalage. Du coup, on fabrique un double qui crée une fiction à mettre en œuvre: comment lire Random play, qui fait défiler des photographies d’éléments ordinaires dans un ordre aléatoire, comment construire un discours qui se tienne ? Quel statut donner à des photographies de mariage présentées comme reportage-œuvre, sans autre réalisation concrète ? Comment tracer un Itinéraire bis dans un cheminement photographique urbain à la limite du non-signifiant ? La présentation se propose souvent par séries, les éléments se renvoyant les uns aux autres, jouant sur la variation ou sur l’opposition. Au spectateur d’y trouver sa place, en posant ses jalons dans l’espace qui se dessine et s’ouvre.
Merci à Christophe Mescolini pour sa lecture attentive.