David
Zérah

15.09.2022
Arzel Marcinkowski

L’œuvre de David Zérah est dominé par un goût prononcé pour la fiction, le ludique et une économie de moyens qui peut apparaître hédoniste. La création se limite à une de ses plus simples expressions : David Zérah sélectionne des stimuli réels, des lapins, ou fictifs, les Blabla - entités organique non-déterminées -, les démultiplie et les complexifie en les comprenant comme des individus sociaux et biologiques, en les plaçant dans des situations imaginaires et en les classant en systèmes “pseudo-scientifique”. Il met en doute le lien entre le monde réel et l’exclusivité scientifique de le comprendre. N’étant qu’un acte de construction, toute théorie scientifique ne dévoile qu’un ou plusieurs aspects du monde et ne nous en propose donc qu’une vision morcelée, fragmentaire. Ces modèles lacunaires qui nous permettent d’avoir un point de vue privilégié questionnent notre rapport au monde : peut-on opter pour tel ou tel modèle qui change notre rapport au monde sans que celui-ci soit légitimement validé ?
Ne pouvant établir une vision globalisante de notre monde, la science peut être relayée par d’autres modèles concurrents et fictifs qui nous permettent d’appréhender la réalité d’une autre manière. Ces modèles1  fictifs s’instituent comme de nouvelles stimulations, des ensembles de signes systématisés au sein desquels l’on juxtapose de possibles significations par similitude ou évocation. David Zérah ne cherche pas à traduire l’inexprimable, mais recourt aux systèmes qui nous permettent de comprendre le monde, de le découper (l’écriture, le schéma, la photographie) afin de les fragiliser, d’exposer leur conventionnalisme et leur restriction. Ainsi l’écriture expose ses rectifications (corrections de faute d’orthographe, rature…), ses dessins ont un caractère enfantin qui ne réduit pas leurs significations, et les photographies travaillent sur une “déréalisation”.
On peut alors se questionner sur le fondement de certaines différences comme celles qui existent par exemple entre l’utilisation par Wittgenstein d’une figure dont on ne peut dire si elle ressemble plus à un lapin qu’à un canard2  (ceci pour comprendre les mécanismes logiques de la perception), et n’importe qu’elle œuvre d’art qui nous amène à nous poser des questions similaires. Que ce soit dans le champ scientifique, philosophique ou dans celui de l’art, nous en sommes toujours réduits à nous référer à des objets, à les manipuler abstraitement pour comprendre leurs fonctionnements et ce qu’ils induisent. Il s’agit d’établir une vision du monde sur des systèmes précaires et provisoires parce qu’ils sont lacunaires par leur subjectivité.
L’œuvre de David Zérah, n’institue pas une vision symbolique ou allégorique, mais pose des objets comme modèle théorique3 . L’art n’est qu’un point de vue d’où l’on observe le monde (de l’art), dont l’outil d’observation est l’œuvre. Les interprétations sont potentiellement illimitées et renvoient à un principe de prolifération dont le lapin est l’exemple biologique le plus probant. Ce principe de prolifération, que l’on retrouve aussi au niveau de la création de l’œuvre, mais également au niveau de sa diffusion, n’est pas l’ “accumulation du même” des artistes appropriationnistes se préoccupant de reproduction technique, mais plutôt une “accumulation du différent” prenant un certain nombre de caractères constants (Tous semblables et tous différents). Dans les Blabla, objets diffusés auprès d’un public non averti, et dans Quelques conseils pour la constitution d’une collection de Blabla, 19964 , regroupant des dessins et un texte sur l’activité de ces êtres fictifs, il s’agit d’une accumulation équivalente au mode de reproduction biologique mais que l’on peut également retrouver dans l’expansion du langage (les narrations n’ont-elles pas été toutes déjà racontées auparavant sous diverses formes ?) et dans celle du champ de la connaissance : accumulation, transformation, mutation.
L’œuvre est fondée sur un principe d’observation de l’activité intellectuelle en utilisant les objets réels comme des arguments. Dans l’expérience avec les Blabla, l’objet d’art était placé au niveau d’un objet désacralisé (simple artefact culturel) dont on peut faire l’expérience physique et non pas simplement kinesthésique comme dans l’art minimal.
Dans Green1995 5  le sujet 6  devait être amené à marcher sur une pelouse synthétique et à côtoyer des lapins rouges enfermés dans des cloches de verre ; d’autres pièces plus récentes peuvent être manipulées et mettent le sujet dans la situation de peser l’objet, de le serrer, d’en avoir une appréhension tactile. Mais au-delà d’une expérience physique confinée dans un lieu d’exposition, certaines œuvres comme les Blabla sont matériellement diffusées auprès d’un public qui n’est pas sensé savoir qu’un artiste se cache derrière la production de ces objets qui paraissent ne posséder aucun statut particulier. Ainsi, le public leur affecte le statut qu’il souhaite et en fait ce qu’il veut. David Zérah retourne ainsi les “contraintes artistiques” traditionnelles contre l’objet d’art et observe les réactions du public.
Loin d’une transfiguration du banal, il s’agit plutôt d’utiliser un objet qui n’est plus le centre d’intérêt de l’œuvre mais un simple outil de décentrement. The pool tears7 , présente deux photographies, dans la première une femme assise au bord de l’eau observe un lapin qu’elle tient dans ses mains, dans la seconde elle est vue de dos, les lacets de sa robe défaits mais le lapin n’apparaît plus.
La juxtaposition des photographies induit une narration dont on n’aurait que deux séquences.
Alors que le lapin fonctionnait comme “œuvre” dans les premiers travaux de David Zérah, il n’est plus ici au centre de la représentation mais sert d’outil pour ébaucher la narration. Le décentrement s’opère par le principe traditionnel du tableau dans le tableau, mais l’œuvre réappropriée ne sert que de moteur à une narration plus large dans laquelle ce qui importe est le rapport de la femme à l’objet. Ce rapport induit des interprétations variées mais invérifiables puisque l’œuvre repose sur l’absence d’explication et de texte d’escorte. La vérification de la narration ne s’effectue ainsi que sur le mode de la fiction. Le modèle qui permet de comprendre la narration est ancré dans un imaginaire collectif, et le moyen de le faire fonctionner auprès du public est de créer une absence, un espace vacant d’explications non-controlées, un décentrement.
David Zérah nous propose un questionnement sur le statut de la création et de la réception d’une œuvre, les modèles culturels et scientifiques que notre société se donne.
Si l’aspect sociologique résonne dans son travail ce n’est pas qu’il croit à la puissance sociologique de l’art, à la fiction que l’art peut changer la vie des gens8 , mais parce que l’art existe au sein d’une réalité sociale et compte parmi les divers paramètres qui la compose.

  1. “L’œuvre d’art qui nous apprend à penser la langue d’une manière différente et à voir le monde avec des yeux nouveaux, au moment même où elle se présente comme une innovation, devient modèle. Après l’apparition d’une œuvre d’art qui institue de nouvelles habitudes dans l’ordre des codes et des idéologies il devient normal de penser la langue ainsi que l’œuvre qui l’a employée et de regarder le monde ainsi que l’œuvre l’a montré.”,
Umberto Eco, la structure absente, introduction à la recherche sémiologique, Paris, Mercure de France, 1972, p.164
  2. Il s’agit de la figure dérivée de Jastrow, cf. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico philosophicus, Paris, Gallimard, 1993, Coll. Tel, p.326.
  3. C’est ce que Gregory L.Ulmer appelle la stratégie du détail concret, cf. Gregory L.Ulmer, “l’objet du post-criticisme” in Des Arts, n°5, hiver 1986-1987, pp. 77-84
  4. Œuvre présentée lors de l’exposition Gilbert Dupuis, Jean-philippe Lemée, Gilbert Mao, David Zérah à la Galerie l’Engage, Rennes, 14 mars-20 avril 1996.
  5. Installation présentée lors de l’exposition Call of the Wild à la Transmission Gallery, Glasgow, 1995-1996.
  6. Sujet, car peut-on encore parler de spectateur, de “regardeur”, alors que l’expérience traditionnelle de l’amateur d’art s’est étendue à l’ouïe, à l’odorat, au toucher, et que celui-ci est de plus en plus sollicité à participer aux fonctionnements des œuvres.
  7. Pièce présentée à l’exposition Local Héros, Galerie Art & Essai, Rennes, 1996.
  8. Voir à ce propos la critique que fait David Carrier de cette croyance, David Carrier, “Art criticism and its beguiling fiction” in Art International, n°9, hivers 1989, pp. 36-41. Bien qu’il conteste la mission sociologique
que l’art peut revendiquer, les nombreux liens entre l’art et la sociologie ne peuvent pas pour autant être réduits à l’état de symptôme, et rien n’empêche un certain nombre d’interactions. Si la portée sociologique de l’art est limitée, ce
n’est qu’en fonction de son peu d’audience auprès du public.