Bernadette Genée
et Alain Le Borgne

07.07.2023

Du bon usage des prépositions en milieu artistique

Texte écrit par Lilian Froger à l'invitation du Réseau documents d'artistes, 2019

Dissociant dans un premier temps leurs pratiques, Bernadette Genée et Alain Le Borgne signent depuis 1998 toutes leurs œuvres de leurs deux noms. Et deux personnes, c’est encore bien peu pour embrasser pleinement les thématiques qui les occupent, généralement pour des cycles de plusieurs années : des corps d’armée et leurs usages (Saint-Cyr et la Légion étrangère), le Vatican et ses codes, ou plus récemment les questions de mémoire relatives à la Grande Guerre. Chaque fois ils s’attaquent à des lieux et sujets symboliquement et historiquement « chargés » - pesants, pourrait-on dire -, à propos desquels circulent déjà de nombreuses images, plus ou moins stéréotypées ou attendues. Dans ces contextes qui peuvent sembler étouffants, il leur faut s’armer de patience pour faire accepter leur présence en tant qu’artistes et dépasser les a priori, d’un côté comme de l’autre.
Ce temps long de la recherche et de la collecte suit une méthodologie élaborée au fil des ans. Tout commence par une phase approfondie de documentation et de découverte du terrain d’exploration, pendant laquelle ils identifient les interlocuteurs à même de servir ensuite d’intermédiaires, de guides. Dans les espaces très codifiés que sont l’école militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, le commandement de la Légion étrangère à Aubagne ou les arcanes du Vatican, ces personnes de confiance permettent de négocier avec les hiérarchies, de les contourner parfois, et d’avoir accès à ce qui le plus souvent n’est pas montré. Il ne s’agit pas de révéler ce qui serait caché pour dénoncer ou juger, seulement de mettre en lumière ce qui, sans quoi, resterait dans l’ombre. En somme, de s’éloigner des rivages du connu pour voguer vers des eaux plus incertaines. Pour autant, Bernadette Genée et Alain Le Borgne n’ont rien de l’ethnologue en pirogue, traversant la forêt équatoriale à la rencontre de peuples inconnus et exotiques. Ils sont plus proches de Jeanne Favret-Saada, cette ethnologue qui s’immerge dans le bocage mayennais1 dans les années 1970 pour y étudier les pratiques de sorcellerie, démontrant à travers l’étude des attitudes et des marques du discours qu’« en sorcellerie, l’acte, c’est le verbe2  ».

Pour Bernadette Genée et Alain Le Borgne aussi, le langage est essentiel. Leur travail, soigné et méticuleux, vise principalement à produire du langage et à établir des temps d’échanges avec les personnes dont ils vont à la rencontre. Ceci implique de quitter la place de celui qui observe de loin, tout en s’affranchissant d’une soi-disant neutralité qui n’est de toute façon que de façade. Les artistes font des séjours volontairement brefs, mais répétés, dans leurs différents milieux d’étude. En ce sens, ils travaillent sur des groupes ou institutions (l’Armée, l’Église, le Parlement européen), et non pour ces derniers (ils ne sont pas le relais de services de communication). En cherchant à susciter l’adhésion et la participation, on pourrait plutôt avancer qu’ils travaillent avec eux. Les prépositions ont ici toute leur importance : la place des deux artistes n’est pas directement parmi les militaires ou les ecclésiastiques, elle se situe légèrement à côté, en léger décalage, près d’eux.

Tout dans leurs œuvres est d’ailleurs affaire d’écarts et de déplacements. Pour Transfert de compétences (2002), ils échangent pendant une semaine les lignes téléphoniques des principaux services du Frac des Pays de la Loire avec celles d’un centre de recrutement de l’armée de Terre. Lors du vernissage de l’exposition Du général au particulier (2002), le déplacement est physique : les élèves de la promotion du bicentenaire de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan viennent au centre d’art Le Quartier, à Quimper, pour faire une haie d’honneur aux visiteurs. En 2003, ils détournent l’image du soldat légionnaire, qui devient devant leur caméra un être n’hésitant pas à exprimer son côté sensible : dans la vidéo Sortilèges, ils filment des militaires, non pas dans le feu de l’action mais récitant des poèmes en extérieur, assis dans l’herbe, tandis que dans Je crèche derrière le musée, on voit cette fois des légionnaires bricoleurs qui cherchent à confectionner la plus belle crèche de Noël, respectant une tradition méconnue de la légion. Avec humour mais sans moquerie, Bernadette Genée et Alain Le Borgne abordent les sujets qui les intéressent en les prenant à revers, là où on ne les attend pas. Quand ils travaillent par exemple sur Verdun, outre les objets témoins de la guerre comme les casques de soldats et les masques à gaz, une partie du projet Chantiers infinis est consacrée aux espèces endémiques qui prospèrent dans la forêt de Verdun désormais protégée (dont le crapaud au nom évocateur, Bombina variegata), ou encore à un chasseur de sangliers faisant son propre saucisson, les bêtes s’abreuvant pourtant dans la terrible « Place à gaz », interdite car contaminée à l’arsenic après la Grande Guerre pour des générations.

Même si Bernadette Genée et Alain Le Borgne réalisent aussi des vidéos, des performances, des sculptures ou des dessins, leur pratique est très largement photographique. Ils ont progressivement constitué de vastes archives visuelles, selon une approche qu’on peut aisément qualifier d’encyclopédique tant les « entrées » dans chaque sujet sont libres et diversifiées : beaucoup d’instantanés pris sur le vif pendant leurs courts séjours sur place, des objets photographiés in situ parfois ou avec un studio mobile de fortune (fait d’un fond uni et de quelques lumières), des reproductions de documents… Il importe ensuite d’organiser cette masse considérable d’informations (leurs propres photographies, la documentation qu’ils réunissent, les objets qu’ils collectent ou provenant de musées) et plusieurs échelles de valeur (ce qui est historique, personnel, anecdotique, quotidien, officiel, officieux, difficile à obtenir, etc.).

En cela, leurs expositions et leurs publications ne sont pas éloignées des pratiques des « artistes iconographes3  » tels que Batia Suter, Aurélien Froment ou Haris Epaminonda, qui associent et juxtaposent de grand nombre d’images - dont ils ne sont pas toujours les auteurs -, se préoccupant autant des liens qui s’établissent entre les images que des images envisagées individuellement. Ils articulent les photographies et les objets pour les faire voisiner avec d’autres, selon un long processus de sélection et d’ajustements, faisant évoluer ces associations au gré des présentations. Usant du gros plan, des recadrages et de rapprochements parfois inattendus, ils misent sur des lectures multiples de leurs assemblages (ou de leurs mises en page sans légende quand il s’agit de livres), selon un art du montage volontairement ouvert. Aucune narration n’est imposée, quitte à ce que le spectateur ne déchiffre pas tout. Depuis des années, Bernadette Genée et Alain Le Borgne explorent les codes militaires, religieux et politiques pour mieux les troubler, alors pourquoi ne pas en profiter pour troubler un peu le visiteur d’expositions au passage ?
Ce qui nous ramène une fois de plus à une question de prépositions. Artistiquement et grammaticalement, doit-on faire contre, sans, selon ou bien avec le visiteur ?

+ Voir le texte sur le site du Réseau Documents d'artistes

  1. Un territoire loin d’être aussi exotique que l’Amazonie pour le touriste. Pour l’ethnologue, c’est moins sûr.
  2. Jeanne Favret-Saada, Les Mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1977, p. 21.
  3. Voir : Garance Chabert, Aurélien Mole (dir.), Les Artistes iconographes (cat. expo.), Paris, Empire, 2018.
Lilian Froger