Aurore
Bagarry

25.08.2023
Texte de Vincent Chanson, 2015, publié dans le livre Glaciers, éditions Hartpon

Dans Ascension1 , l’écrivain suisse de langue allemande Ludwig Hohl (1904-1980) nous prévient : « Les bons alpinistes sont presque toujours des êtres laconiques. » Tout dans son récit renvoie au rapport nécessairement minimaliste que l’homme doit entretenir avec la montagne. Les deux héros du récit, partant à l’assaut d’un glacier, affrontant héroïquement et de manière tragique la dureté du milieu, incarnent à la perfection cette parabole quasi-nietzschéenne : « Celui qui gravit les plus hautes montagnes, celui-là se rit de toutes les tragédies qu’elles soient réelles ou jouées. »2
Le travail d’Aurore Bagarry s’inscrit tout à fait dans cette filiation qui fait de la représentation de la montagne la matière d’une logique du retrait et de l’épochè. L’épochè comme la suspension du sens, comme la mise à distance d’une raison humaine qui ne peut rivaliser avec la puissance grandiose de l’élément naturel.

En s’attachant à inventorier tous les glaciers de la vallée du Mont-Blanc en France, en Italie et en Suisse, les photographiant entre juin et septembre, après la fonte des neiges, Aurore Bagarry enregistre avec un objectivisme chirurgical le glacier comme présence, mais aussi comme trace.
On pense évidemment ici à certains grands peintres romantiques, mais surtout au travail de photographes comme Léon Gimpel ou Walker Evans et Bernd/Hilla Becher pour la distance documentaire. Car il semble aujourd’hui difficile de travailler avec l’imaginaire du romantisme et son pathos du sublime : la rationalité scientifique et ses multiples outils de mesures climatologiques ont eu raison de la métaphysique des sommets.
C’est précisément au sein de ce mouvement de désacralisation que s’inscrivent les photographies d’Aurore Bagarry. L’idée de la trace, de ce qui survit à l’inexorable fonte des neiges, pose la question du statut de sa fixation sur le support photographique. Les multiples variations de formes des glaciers peuvent-elles encore se donner à voir par le photographe ? Ne sommes-nous pas confrontés à l’irrémédiable encodage du singulier par l’impressionnant maillage de données de l’appareil technique ? C’est de cette tension que se nourrit ce projet d’Aurore Bagarry, ici en dialogue avec ce qu’une certaine méditation mélancolique quant au devenir du monde moderne peut réellement signifier.

Vincent Chanson, doctorant en philosophie.

  1. Ludwig Hohl, Ascension, trad.fr. Luc de Goustine, Paris, Attila, 2007.
  2. Friedrich Nietzsche, Ainsi Parlait Zarathoustra, trad.fr. G.A. Goldschmidt, Paris, Le Livre de Poche, 1972, p.56.