Représenter le massif du Mont-Blanc, une ambition photographique
Les glaciers sont au cœur de l’immense et complexe culture de la montagne, comprise au sens large dans ses dimensions scientifiques, sportives, touristiques, historiques, philosophiques et artistiques. Fantastiques territoires de Dieu ou du diable avant le XVIIIe, spectacles grandioses sublimés des romantiques ou traces signifiantes de l’histoire de la Terre pour les géologues, les glaciers restent dans le monde moderne à la fois objets de beauté et source de danger, sujets d’étude et modèles de création.
Dans l’ordre de la nature, les glaciers fascinent par leur puissance et leur démesure à l’échelle humaine. Ils inquiètent quant à leur devenir au travers des cycles de glaciation et de réchauffement irréguliers au fil des millénaires. Ils forment aussi la trace visible qui relie le monde contemporain à l’histoire de la planète, comptée en millions d’années, hors de portée de la notion commune du temps à l’échelle d’une vie. Ils suscitent par conséquent l’imaginaire et la créativité dans les domaines scientifiques et artistiques. De la littérature à la photographie, de la peinture au cinéma, du document à la fiction, la montagne est depuis le XVIIIe siècle un genre sans cesse renouvelé.
Dans l’histoire très récente de la représentation de la montagne – du XVIIIe siècle à nos jours – les glaciers ont une place particulière. Durant la « petite période glaciaire », du XVIe au milieu du XIXe, ils ont longtemps été l’intrusion redoutée de la haute montagne dans les vallées, la face visible d’un territoire encore inconnu. Leurs formes innombrables modèlent un territoire chaotique, fait de séracs et de crevasses, sans cesse en mouvement. Dès le XVIIIe, le massif du Mont-Blanc a fait l’objet de multiples passions, qui ont souvent abouti à des œuvres scientifiques, telles celles d’Horace Bénédict de Saussure (1740-1799)1
, d’Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879)2
ou de Paul Helbronner (1871-1938)3
, pour ne citer que ceux-là. Tous ont en commun un projet global, souvent à long terme, dans lequel l’image a une place essentielle.
L’ascension réputée « impossible » du mont Blanc par Jacques Balmat et Michel Paccard en 1787 puis celle d’Horace Bénédict de Saussure un an plus tard ont fait entrer le Mont-Blanc et ses glaciers dans l’histoire de la montagne. La mer de Glace, en particulier, a été perçue comme la mère spectaculaire des glaciers peuplant le massif du Mont-Blanc. D’un accès très facile, popularisée par une photographie théâtrale, elle a attiré rapidement des milliers de touristes. Le grand public ne connaît par contre guère l’ensemble des glaciers qui jalonnent le massif sur les territoires français, italien et suisse. Il y en a pourtant plus de quatre-vingts. Sujets de cet ouvrage, ils sont les éléments symboliques d’un paysage de haute montagne qui change de jour en jour, sous l’effet notamment d’une lumière très particulière, qui varie ostensiblement au gré de l’état du temps et au fil des saisons.
Entre l’uniformité blanche de la neige et les contrastes marqués des roches noires, de la glace bleutée, de la nuance des ciels et de la forme des nuages, les possibilités de création d’images de montagne sont infinies. Représenter celle-ci en photographie relève pourtant d’une très grande difficulté, en particulier en haute altitude. La montagne impose son esthétique, pas seulement par la lumière, mais surtout par sa masse, par son aspect hiératique et par ses formes. Historiquement, ce sont les photographes qui ont inventé le paysage de haute montagne. L’invention de l’alpinisme – donc la possibilité de se rendre en haute altitude – est contemporaine de l’invention de la photographie. Pour restituer le sentiment culturel du sublime et transmettre en codes esthétiques la dimension physique de la montagne, les photographes ont inventé plusieurs stratégies, dont le panorama et le grand format4
.
Parallèlement au développement de la photographie de montagne, dès la fin de la « petite période glaciaire », soit au milieu du XIXe siècle, les glaciers ont commencé à régresser lentement de manière naturelle, puis à fondre radicalement dès la seconde moitié du XXe siècle par le cumul d’un phénomène naturel et de l’action humaine. Au gré du réchauffement du climat, les glaciers diminuent à vue d’œil, d’année en année. Les plus petits n’existent souvent plus que sur les cartes du siècle passé. En conséquence, les glaciers sont regardés différemment, avec la conscience claire qu’ils participent de paysages en sursis et deviennent ainsi les sujets d’une nostalgie future, proche à l’échelle humaine. Dans ce contexte, l’ambition photographique contemporaine d’Aurore Bagarry de représenter l’ensemble des glaciers qui jalonnent le massif du Mont-Blanc prend un sens nouveau, celui d’un acte esthétique dont l’urgence réunit la forme et le fond. Voir, regarder, montrer, représenter ce qui ne sera plus prochainement est aussi un geste politique au sens large du terme.
Son travail fait le lien avec l’histoire du massif du Mont-Blanc, une histoire du temps des choses qui se conjugue avec le destin culturel de cette partie hautement symbolique des Alpes. Le caractère documentaire de ses photographies longuement réfléchies et sélectionnées au terme d’une exploration systématique de l’ensemble des glaciers pendant près de cinq années a engendré un regard neuf, original, sous-tendu par la transformation rapide du territoire alpin. Il y a là une tension créée par le paradoxe entre l’infini temps des choses, celui de la longue et patiente prise de vue, et l’urgence avérée devant la transformation rapide, visible, quantifiable du paysage glaciaire.
Ce travail, par la systématique du protocole de prise de vue et la documentation précise proposée, fait aussi référence au lien qui a uni l’art et la science au XIXe siècle, en particulier dans la photographie des glaciers. Aurore Bagarry fait partie des photographes dont le talent et la culture permettent à la photographie contemporaine de renouveler de manière réjouissante la représentation de la montagne. Le grand format numérique, pour lequel certaines de ses images sont créées, réalise une ambition historique, née des premières expériences photographiques en montagne, celle de restituer le sentiment de grandiose. Les nuances possibles de restitution des couleurs dans le tirage numérique moderne permettent aussi un résultat très subtil et original. Elles révèlent le sentiment et l’expérience vécue de la montagne par la photographe, le sublimant sans en trahir l’approche documentaire.
La photographie reste ici une œuvre dans le domaine de l’art, liée à la fois à un temps lointain dont les glaciers sont la trace ultime, à un temps récent où le romantisme créait le sentiment du sublime et à un moment où la photographie, liée de manière intime à la science, créait le paysage de montagne.
- cf. Horace Bénédict de Saussure, Voyages dans les Alpes, Neuchâtel, Samuel Fauche, 1779-1786 ↩
- cf. Eugène Viollet-le-Duc, Le Massif du Mont-Blanc. Étude sur sa constitution géodésique et géologique, sur ses transformations et sur l’état ancien et moderne de ses glaciers, Paris, J. Baudry, 1876 ↩
- cf. Paul Helbronner, Description géométrique détaillée des Alpes françaises, album-annexe du tome II Massif du Mont-Blanc, Paris, Gauthier-Villars, 1921 ↩
- cf. Daniel Girardin, Sans limite. Photographies de montagne, Lausanne, Paris, Musée de l’Élysée, Éditions Noir sur Blanc, 2017 ↩