Marine
C’était une marine dans les gris, un petit tableau bleu qui convenait aux dimensions du chalet. Son cadre fin en bois, doré je crois, l’empêchait de flotter dans le salon. Il était accroché à côté de la fenêtre, sur un mur miel lambrissé de douglas : il n’existait qu’à contre-jour, épargné par les rayons du soleil. Quand on rentrait le soir, fatigués d’avoir marché dans la neige, on regardait droit dehors en silence, les sommets, les nuages, le premier couchant. On ne l’a jamais vu. Personne ne savait d’où venait cette image, qui l’avait remontée là. Personne ne se demandait pourquoi cette marine sans navire attendait le déluge à flanc de montagne. Elle était paysage ; le presque carré d’un rectangle raisonnable. La partie supérieure était un peu plus petite, la mer haute sous un ciel plutôt bas. Rien ne donnait d’échelle, à part l’horizon qui coupait l’image en deux.
Il n’y avait que l’épaisseur de ce trait pour donner leur taille aux vagues.
Et en-dessous de cette ligne, sous la brume, on devinait des éclats, de vent, de soleil, qui brillaient comme les embruns d’une menace. Je repense à cette houle, peinte à l’huile, facettée d’encoches et d’écailles. La mer silex est dure ; passé présent sous l’océan. L’eau a recouvert le bas du monde, et mon regard déborde où je plonge. Au fond du tableau, vallées noyées, villes diluées, les fonds marins sont paisibles. Les cols qui affleurent sont couronnés d’écume. Des vagues éternelles caressent les crêtes disparues. Les algues tapissent les alpages. Les mousses arrondissent les sommets. La glace a fondu. La chaleur, le doux, le sel s’emmêlent ; on a pleuré jusqu’à la soif. Le relief s’est rempli comme un vase. On ne voit plus rien à la surface, mais on sait les alpinistes et les sherpas, et les marins secoués, les soldats, le bleu horizon de toutes les guerres achevées. On a encore coulé la flotte hollandaise et je me souviens d’une épave : un paysage comme une promesse accrochée au mur du chalet.
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Marine
Amélie Lucas-Gary
écrivain