Rika
Tanaka

NEW . 02.12.2025

Les yeux n’ont pas de bouches

Un court récit écrit par Robin Garnier-Wenisch sur les œuvres de l’exposition Où chante la rivière, Chapelle de la congrégation, Peillac, 2022

Nos visages ne sont pas vraiment nos visages, ce ne sont pas les visages que nous nous sommes donné·e·s pour habitude de voir irl. On peine d’ailleurs vraiment à se deviner, faut dire aussi que le réseau est pas ouf de mon côté mais j’imagine que du tiens, là-bas au Japon, ça ne doit pas être mieux parce que nous nous parlons avec le hoquet de celleux qui s’interrompent involontairement, une histoire d’impolitesse induite par la technologie, enfin son glissement, sa friabilité.

Déjà ça, moi, ça me parle vachement parce que je me dis que c’est aussi une manière. Non, c’est pas vraiment une manière mais c’est disons un moyen de se comprendre, et déjà (même si je peux me planter) faire des œuvres c’est aussi utiliser un biais pour se comprendre, enfin pour donner quelque chose quoi.

Donc reprenons, j’ai une histoire sur le feu, une histoire avec pleins de personnages dont le premier, enfin la première (ça commence bien) n’a pas de nom, enfin non, si, si un nom mais qui n’est pas vraiment un nom, plutôt une caractéristique, un trait de caractère, elle boude : c’est une boudeuse, une boudeuse pas bien grande qui ressemble par sa forme à la silhouette de l’envol d’un polatouche. Une boudeuse- polatouche qui se serait gaufrée en s’échappant à travers la pièce pour finir dans le bas du mur, la face et le reste collés façon Tex Avery. À quelques pas de là, se trouve, presqu’en écho, une forme voisine de notre polatouche accidentée, de notre polatouche gaufrée, cette forme voisine a un nom à rallonge avec une particule qui doit conférer à un ancien grade de noblesse puisqu’on l’appelle « Vol de Nuit ». C’est donc une histoire de nuit, de ne pas y voir correctement, de mise au point difficile par manque de réseau et du coup de découpage en pleins de petits carrés mis côte à côte. C’est une histoire au carré, une démultiplication d’histoires (merde ça ne m’arrange pas en plus on manque de temps), c’est une histoire d’histoires d’indices donnés par des indics posté·e·s en étagères. Je m’égare, je reprends. En fait, oui, bon en fait je voulais aussi vous parler d’un support, du papier ancien, du papier qui aurait dû vivre sa vie de papier c’est à dire attendre qu’on le gratte avec une plume (puisque c’est un ancien et que du temps des ancien·ne·s on grattait à la plume) mais qui n’a jamais été gratté. Un ancien non gratté, devenu non gratta et chiné dans une braderie sans doute en lot, mais je me projette. Le non gratté est dans sa malle plastique, il attend qu’on le gratte, il est un potentiel en attente, il pourrait être une leçon à la con, une recette à la con, un poème à la con, c’est angoissant, on n’imagine pas ce que ça doit être. Le non gratté attend donc dans son bac, mais c’est finalement une langue qui vient se poser sur sa vieille surface vierge. Une langue inconnue, pas une langue anonyme mais une langue qu’il ne connaît pas, ce qui pourrait être compréhensible de la part d’un non gratté qui n’a pas encore eu le temps d’être recette, poème ou leçon, mais là ce n’est même pas ça : il ne sait même pas ce qu’est cette langue, il donne cette langue au chat, qui, fort de son audace insiste et se repose une fois, puis deux, puis trois et ainsi de suite jusqu’à former une pluie de pétales roses sur la surface poudreuse du non gratté qui se dit en pleurant un peu que c’est peut-être ça, la plus belle chose qui pouvait lui arriver. C’est l’histoire d’un vieux papier qui se rêvait une autre vie, un vieux papier vendu contre une bouchée de pain qui se retrouva bringuebalé d’un continent à l’autre jusqu’à ce qu’un jour ce vieux papier voit arriver sur lui une langue de chat. Il ne la vit d’ailleurs pas vraiment car les papiers ne voient rien, à moins qu’on ne prenne soin de lui dessiner des yeux mais l’écolier·e ne s’était même pas donné cette peine. Donc un vieux papier aveugle qui ne vit pas la langue, ni lui ni la boudeuse puisqu’elle était trop occupée à bouder et qu’il faisait de toutes façons déjà nuit. Non le vieux papier ne vit rien, ce fut un œil de bœuf qui s’en chargea, un œil cerclé de paupières replètes et de couleurs mélancolique qui observa la scène de loin mais n’en toucha mots à personnes car les yeux ne parlent pas et ça tout le monde le sait. C’est donc une histoire de quelque chose qui ne put être observé, ou qui put être observé mais pas raconté, une histoire à demi- racontée avec pleins de lignes et de pointillés à la place des mots.

C’est une histoire d’observation, de sensation, de questions, de doutes, d’intuitions et de quand même quelques petites certitudes. Car enfin, oui enfin, maintenant que vous me le dites, c’est presque une évidence. Non, c’est une évidence, il fallait sans doute le formuler comme ça à voix haute pour que ça prenne sens : pas besoin d’être allé à l’école ou de parler la langue pour savoir que les yeux n’ont pas de bouche.