Rika
Tanaka

NEW . 02.12.2025

Le jardin aux serpents

Texte de Quentin Montagne, 2024
Pratiques et Théories de l’Art Contemporain, Université Rennes 2

Rika a grandi au milieu des montagnes, dans la vallée d’Okuhida à Takayama. Il est difficile pour un·e français·e de concevoir une ville à la fois si étendue, au point d’intégrer plusieurs massifs, et à la fois si clairsemée. Passé le centre historique, il s’agit généralement de hameaux et de maisons isolées, certaines abandonnées, ployant sous la végétation. Si Okuhida est connu au Japon pour ses sources d’eau chaude, il faut surtout imaginer une nature luxuriante, envahissante. Le village est littéralement encerclé de forêts de pins, de châtaigniers, de buis — une essence très recherchée par les sculpteurs de la région —, de hêtres, de bambous… Mais des forêts où l’on ne s’aventure pas. On est loin du cadre bucolique de Poussin ou Genevoix1 . Le sol tremble, les torrents débordent, des trombes déferlent. En revanche, il n’est pas rare de croiser près des habitations, descendant des hauteurs, des groupes de macaques, des chiens viverrins — les fameux tanukis — ou des ours noirs, que des pancartes de mise en garde signalent d’ailleurs abondamment. Les insectes y sont incroyablement nombreux. L’été, le ciel est strié des vols de libellules, de guêpes, de frelons, de papillons. Rika en collecte depuis peu les ailes dans son jardin, prises dans des toiles d’araignées ou autres. Plus discrets, les serpents sont aussi présents. Sous le toit de la maison vit par exemple depuis plusieurs années un élaphe climocophora ou serpent de rat. On en aperçoit de temps en temps la queue près des faîtages. Il y a deux ans, je me souviens que l’on a retrouvé le corps d’un serpent particulièrement venimeux, un Rhabdophis tigrinus, derrière la cuisine, mais sans tête. Le chat la lui avait arrachée. L’été dernier encore, Rika a découvert des corps de juvéniles, j’ignore de quelle espèce précisément. Les animaux, selon elle, n’avaient pas réussi à muer correctement… Comme les ailes d’insectes, mais aussi des fragments d’agate, des fossiles, des restes de tuyaux couverts de calcaire ou des bocaux en verre, ces « trouvailles » alimentent ses recherches. Dans le cas des serpenteaux, ils n’ont malheureusement pas pu être conservés. Minako, la mère de Rika, refusait que ces corps restent dans la maison familiale, où nous disposons d’un atelier indépendant et où Rika retourne chaque été. Une forme de superstition, sans doute, qui n’empêcha pas la réalisation d’une série de photographies pour documentation. Ces images restent encore à exploiter. Étonnamment, ce n’est que depuis peu que Rika « re-découvre », si je puis dire, l’environnement de son enfance. Jusqu’alors, cette collecte n’avait lieu qu’en France, dans le cadre de résidences ou de séjours de recherche. Je ne sais pas si la nature d’Okuhida marque profondément, à ce jour du moins, ses productions. L’aménagement du territoire, en revanche, s’avère à mon sens plus déterminant. Je m’explique. Il n’y a pas de ligne droite dans les montagnes. Aller d’un point A à un point B s’avère très vite long, et compliqué. Ainsi, pour rejoindre la ville de Takayama, à proprement parler, il faut compter près d’une heure de route. En raison des conditions climatiques — et sismiques —, des tronçons peuvent d’ailleurs être bloqués, ce qui force à trouver de nouveaux itinéraires. Sans cesse, on fait des boucles, on passe des ponts, des cols, des tunnels… Cette manière de circuler, par détours, par bifurcation, se retrouve dans la pratique de Rika. Le chemin n’est jamais direct. Entre le projet initial et la réalisation finale — quand réalisation finale il y a —, mille aléas peuvent avoir lieu. C’est ce qui rend sa production, à l’instar des paysages de sa vallée, si foisonnante.
Plus que du Jardin aux serpents, je serais presque tenté de parler de « jardin qui serpente » à propos de cette exposition. L’animal est présent, certes. Le serpent est depuis longtemps l’objet d’une certaine fascination pour Rika. Une série de dessins sur papiers anciens, initiée en 2023, témoigne notamment de cet attrait. Réduites à de simples triangles verts, des écailles stylisées y recomposent les motifs de peaux de lézards ou de serpents, tout en évoquant parfois la façon si particulière qu’on ces derniers de se mouvoir. C’est justement ce mouvement, ou plutôt la représentation de ce mouvement, ces courbes qui s’enroulent et qui se déroulent — tel que le dépeignent en tout cas les artistes naturalistes — qui initient les recherches pour Tokonoma.
Première piste de travail, pour le moins inattendue : une longue aubergine chinoise, pourpre. Posée au sol, l’analogie est évidente. L’ondulation du fruit rappelle directement les dessins d’une planche encyclopédique du XIXe siècle, consacrée aux poissons serpentiformes et que conserve précieusement Rika depuis plusieurs années. Elle se l’était procurée auprès d’un bouquiniste de la rue Hoche à Rennes, près de l’École des Beaux-Arts, alors qu’elle y était encore étudiante et, longtemps, la planche est restée accrochée sur le mur de l’atelier. L’aubergine devait d’abord être moulée pour en tirer des plâtres colorés, ce qui fut entrepris. Sans parvenir à l’effet escompté — effet par ailleurs impossible
à définir avant de le produire, quelque chose de l’ordre de l’intuition —, ces expérimentations ont amené Rika à se concentrer finalement sur son modèle. À travers ces manipulations, elle en vient à en apprécier les détails, les textures, les couleurs et, surtout, la dimension transitoire. D’où la décision, et ce n’est pas la première fois2 , de présenter l’objet tel quel dans l’espace d’exposition plutôt qu’une reproduction. Ce geste, que l’on pourrait qualifier de radical, relève à mon sens moins de l’héritage duchampien que d’une certaine tradition japonaise. Il ne s’agit pas d’un acte d’appropriation. Il ne s’agit pas non plus d’une situation telle que Giovanni Anselmo pouvait en concevoir3 . Le geste de Rika se veut — je ne trouve pas d’autre mot — poétique. Elle nous propose simplement de regarder ce fruit a priori dépourvu d’intérêt. D’en apprécier, comme elle, les qualités plastiques et éphémères. Tout au long de l’exposition, Rika doit revenir régulièrement observer les transformations du fruit pour, si besoin, le remplacer par un autre spécimen. Et contrairement encore à la procédure mise en place par Anselmo4 , elle seule jugera de la nécessité de ce remplacement comme du nouveau fruit à présenter. Au risque d’oser une comparaison grossière — ce qui est malheureusement souvent le cas lorsqu’un·e occidental·e tente d’aborder la culture nippone —, Rika agit comme une sukisha5 , une esthète selon la tradition japonaise. Elle prend un soin tout particulier à sélectionner les éléments qu’elle expose, qu’ils paraissent isolés, pour eux-mêmes, comme cette aubergine, ou combinés à d’autres matériaux, telle la lanterne vénitienne en verre soufflé couvert d’un colombin d’argile, lui-même modelé pour évoquer les céramiques Jômon6 , ou le vinaigrier contenant quelques tiges de bambous séchés. Ce genre d’association, et ce goût prononcé pour des objets anciens, voire uniques, rappelle par moment les chambres de merveilles de la Renaissance. Rika parle d’ailleurs à propos de ses objets de « collections » et, à plusieurs reprises, ses dispositifs de présentation s’y sont directement référés7 . Au fur et à mesure cependant, au carrefour de deux cultures, son travail tend à se rapprocher davantage de l’aménagement du chashitsu, l’espace dévolu à la cérémonie du thé et où, à l’origine, il était surtout usage d’exposer des objets rares et luxueux8 . À l’instar de maîtres comme Murata Jukō ou Sen-no Rikyū9 , elle privilégie les objets « humbles », généralement ignorés, rugueux, voire élimés, dont la beauté, pour reprendre les termes d’Emilia Delcheva, « n’est pas évidente pour le commun des mortels 10  ». L’amoncellement de vieux niveaux à bulles, patiemment chinés sur des brocantes, s’inscrit ainsi à la fois dans deux histoires, occidentale et orientale. D’un côté, l’intérêt de Rika pour ces ustensiles convoque les collections minéralogiques, et plus spécifiquement une anecdote de Roger Caillois à propos de pierres qui recèlent en leurs sein des gouttes d’eau antédiluviennes, vieilles de millions d’années11 . De l’autre, il témoigne d’un goût pour l’ancien, chaque outil, au même titre que les sandales de bois des ermites évoquées par Bashō, acquérant une valeur particulière par son utilisation répétée et l’usure qui en résulte12 . Plus que cette patine néanmoins, qui pourrait relever du wabi13 , l’exposition convoque la notion d’éphémère. En écho aux ondulations du serpent, l’idée d’« impermanence », si chère à l’esthétique japonaise14 , transparaît à travers chacune des réalisations. Et en dépit des apparences, aucune n’est figée. Lentement, presque imperceptiblement, elles changent. Aux nuages — figures par excellence de l’évanescence où transparaît, par réserve, une silhouette serpentine —, peints sur des feuilles de carnets anciens, jaunis par le temps, répond l’arrière-plan des tiges de bambous en train de sécher, évocation par ponçage d’un ciel au crépuscule, en écho aux Nymphéas de Claude Monet autant que des encres de Muqi15 . À la cristallisation du sel de l’aquarium répond une tige de fil de cuivre, inspirée d’une misère Zebrina pendula et appelée, au fur et à mesure de l’ajout de nouvelles branches dans le courant de l’exposition, à relier, littéralement, l’ensemble des pièces présentées.

━ Quentin Montagne

  1. Voir par exemple le recueil Romans et récits de la Loire, Paris, Omnibus, 2001.
  2. Voir par exemple les réalisations rassemblées dans Collection, 2013 - 2019, visible sur le site internet de l’artiste : https://www.rikatanaka.net/_files/ ugd/62dc97_29be505e5f004707a23de49c441127c0.pdf.
  3. Giovanni Anselmo, Sans titre (granit, laitue, fil de cuivre), 1968. Granit, laitue fraîche, cuivre, 70 x 23 x 37 cm. Centre Pompidou, Paris.
  4. Voir la notice de l’œuvre précédemment citée sur le site du Centre Pompidou, disponible à l’adresse suivante : https://www.centrepompidou.fr/en/ressources/oeuvre/ kXOTh92.
  5. Voir à ce propos Emilia Delecheva-Chalandon et Roselyne Sendim de Robas Lira, Des Pierres et des fleurs. De la simplicité dans l’esthétique japonaise, Paris, L’Harmattan, 2011, p.161.
  6. À propos de la période Jômon (12 000 - 300 ans avant notre ère), voir notamment l’entretien entre Jean-Paul Demoule et Inada Takashi, menée par Laurent Nespoulous, « Art et Préhistoire au Japon : les Jōmon », Perspective, n°1, 2020, p. 23 - 40, disponible à l’adresse suivante : http://journals.openedition.org/ perspective/17408 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective.17408.
  7. Ce fut notamment le cas lors des expositions de restitution de résidence à L’Aparté (Iffendic, Bretagne) en 2018 et au Centre d’Art de Pontmain (Mayenne) en 2019.
  8. Voir à ce propos Emilia Delecheva-Chalandon et Roselyne Sendim de Robas Lira, Des Pierres et des fleurs, op.cit., p.127-179.
  9. Murata Jukô (1423-1502) et Sen-no Rikyû (1522 - 1591) sont deux des grands maîtres historiques de la cérémonie du thé au Japon. À propos de Murata Jukō, voir par exemple Le Dictionnaire historique du Japon, Tome 15, 1989, p.9, disponible à l’adresse suivante : https://www.persee.fr/doc/dhjap_0000-0000_1989_dic_15_1_926_ t1_0009_0000_7 ; à propos de Sen-no Rikyū, voir par exemple Le Dictionnaire historique du Japon, Tome 17, 1991, p. 168, disponible à l’adresse suivante : https://www. persee.fr/doc/dhjap_0000-0000_1991_dic_17_1_939_t1_0168_0000_3. Voir également Christine Shimizu, L’Art japonais, Paris, Flammarion, 2014.
  10. Emilia Delecheva-Chalandon et Roselyne Sendim de Robas Lira, Des Pierres et des fleurs, op.cit., p.152.
  11. « Et je me souviens de l’émotion que j’eue la première fois que j’ai vu un liquide à l’intérieur d’une agate, de voir danser une surface en prenant la pierre et en la balançant dans la main. Et bien c’est quelque chose de voir un liquide qui a quatre milliards d’années, et qui est enfermé depuis quatre milliards d’années. Et qui n’est pas de l’eau. L’eau n’existait pas. C’est du gaz fluor qui est liquidifié sous une énorme pression, si bien que quand, pour une raison ou pour une autre, la pierre est cassée, le liquide s’évanouit. En un millième de seconde il n’y a plus rien ». Propos de Roger Caillois, dans l’entretien filmé par Daniel Lander, Roger Caillois : la Passion des pierres, 1974, disponible à l’adresse suivante : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpf87007364/roger-caillois-la-passion-des-pierres.
  12. En été dans la montagne je m’incline devant les sandales de bois – le voyage commence — Bashō (1644-1694) À propos de ce poème, voir Emilia Delecheva-Chalandon et Roselyne Sendim de Robas Lira, Des Pierres et des fleurs, op.cit., p.120.
  13. Voir à ce propos Yoann Moreau et Masumi Oyadomari, « Chevaucher le lombric. Inférences rythmiques entre les vivants, au Japon », Techniques & Culture, n°73, p. 78-97, disponible à l’adresse suivante : https://journals.openedition.org/tc/13488?lang=en, ou Leonard Koren, Wabi-Sabi à l’usage des artistes, designers, poètes & philosophes, Vannes, Sully, 2015.
  14. Voir à ce propos, entre autres, le catalogue de l’exposition The Art of Impermanence, Japanese Works from the John Weber Collection and Mr and Mrs John Rockefeller 3rd Collection, New York, Asia Society / Milan, Officina Libraria, 2020.
  15. Peintre chinois du XIIIe siècle (env. 1210 - apr. 1269) particulièrement apprécié au Japon.