Pascal Jounier
Tremelo

21.12.2022

Dix remarques sur la sculpture de Pascal Jounier Trémelo

Jean-Marc Huitorel, 2019

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L’histoire de la sculpture (dans une moindre mesure celle de la photographie) est traversée par l’oscillation entre faire, faire faire et laisser faire. Stricto sensu, l’expression « sculpture conceptuelle » est un non sens. Sculpter en effet, que cela passe par la taille, le modelage ou la fonte, suppose action, métier, technique, que ceux-ci s’effectuent directement par l’artiste ou qu’ils soient confiés à d’autres. La part d’artisanat dans l’art de la sculpture est grande. Pendant des années, Pascal Jounier Trémelo s’est initié aux différentes techniques et aux multiples matériaux, pas seulement de la sculpture, mais tout autant des métiers du bâtiment et jusqu’au tricot : la fonderie d’art, certes, mais aussi l’assemblage et la charpente, la gâchée de plâtre, de mortier, la colle à carrelage, le banchage, le coffrage, le moulage, les jeux d’aiguilles et les multiples vertus du textile. Il va sans dire que Pascal Jounier Trémelo est un artiste d’atelier.

Difficile pour un sculpteur s’intéressant aux questions du moule, de l’interstice, du pli, du creux, du socle d’ignorer et l’histoire de l’art qui les posa et le contexte artistique contemporain qui les reposa. Piero Della Francesca, Rodin, Duchamp, Brancusi ; Rachel Whiteread, Étienne Bossut, Anish Kapoor, Didier Vermeiren, Katinka Boch. Eva Esse. Parmi beaucoup d’autres. Difficile aussi de n’avoir pas été sensible à la constance dont Henry Moore fit preuve dans sa folle entreprise de sculpter des trous. Concevoir et réaliser une oeuvre singulière et personnelle dans la pleine conscience de ce qui existe, dans le savoir patiemment acquis des moyens requis à cette fin, voilà le programme que s’est fixé Pascal Jounier Trémelo.

Les objets que produit Pascal Jounier Trémelo peuvent se répartir en diverses catégories : les grandes pièces et les petites pièces, les sculptures provenant de référents identifiables et celles qui n’en sont pas issues, ce qui cacherait (sans que cela soit d’un intérêt majeur) l’éternel dichotomie figuratif/abstrait. De par les matériaux utilisés, on peut cependant affirmer que tous ressortissent peu ou prou de l’univers de la construction (architecture, maçonnerie) et de la domesticité (mobilier, tapis, vêtements, textiles, contenants divers). Toutes les oeuvres de Pascal Jounier Trémelo sont réalisées par lui, manuellement. C’est donc bien le faire qui préside à son travail. Toutefois, et c’est ce qui le caractérise largement, les processus qu’il met en place lui permettent, dans une certaine mesure, de laisser faire. On sait en effet que le moulage, qui est l’art de créer du vide2 , repose sur l’acceptation qu’une part essentielle du processus échappe à l’agent. Quand on coule de la fonte ou du plâtre, une fois le cadre posé, on entre dans le royaume de la cécité, on travaille à l’aveugle. Il est toutefois plus juste de dire qu’on laisse travailler. C’est sur cette crête entre maitrise et abandon que se tient la sculpture de Pascal Jounier Trémelo.

Moule et moulage sont ici les maitres-mots. L’artiste dit : « Je pratique une sorte de maçonnerie expérimentale ». Le moulage est l’action qui permet, par empreinte, de produire un moule. C’est dans ce moule qu’on verse la substance qui, en durcissant, donne un objet proche de l’objet qui fut le support du moulage. C’est donc un procédé de reproduction. Les façons « d’empreinter » un corps sont multiples depuis le panneggio bagnato de Phidias3 . Pascal Jounier Trémelo en utilise plusieurs dont les plus courants consistent à enduire l’objet d’un jus de plâtre apposé par couches, éventuellement renforcé par de la toile de jute spéciale et terminé par un ajout de filasse. Le plus délicat est moins d’enduire que, une fois les couches prises, de décoffrer les supports, l’objet choisi en premier lieu, mais aussi les divers éléments sur lesquels il est posé. Par exemple, le tapis coco qui se trouve à l’origine de la pièce intitulée Récif CaC034 reposait sur une montagne de morceaux de bois, de palettes, de parpaings, etc. Cet arrachage qui va permettre de dégager la pièce s’avère extrêmement périlleux. Cela a donné lieu à des oeuvres de grandes dimensions qui sont, à mes yeux, parmi les plus belles que l’artiste ait produites. Celle citée à l’instant n’est pas sans points communs avec Baliste Épilithe qui, elle est le moule obtenu d’une couverture en laine rouge, ce qui confère à ce drapé une tonalité rose, traces des poils restés en surface. La robuste splendeur de cette pièce tient à son apparence baroque de coquillage ou de nymphéa qui n’est pas sans rappeler également les fleurs des peintures de Georgia O’Keeffe aux délicates allusions séraphiques et sexuelles.

Au nombre des grandes pièces, on compte aussi les murs5 . Ils sont la quintessence de ce croisement entre les signes de la construction, du bâtiment et leur représentation. Expiravit Bunker est constitué de 648 moulages d’interstices de parpaings en mortier d’à peine plus d’un centimètre d’épaisseur. Une absurdité architectonique, mais un grande réussite visuelle et décorative. Car il s’agit bien ici de parement, apposé sur un vrai mur, comme ces moulures qui finissent les plafonds. Ce que cache habituellement la jointure même des parpaings, parpaings eux-mêmes recouverts d’enduits, se trouve ici exposé au regard, point de fuite de l’exposition, une fin en soi. Citons encore, dans cette catégorie, Opus Ematico, composé de 72 dalles de plâtre imprégné de résidus ferreux qui lui confère cet aspect oxydé et sanguin, métaphore corporelle sinon sacrificielle. On notera ici, comme pour rappeler que chez Pascal Jounier Trémelo les catégories ne cessent de se croiser, que cette pièce est composée de modules sans équivalents (sinon par évocation) dans le réel. Ils ne sont les moulages de rien sinon du coffrage en bois dans lequel le plâtre a été coulé. Mentionnons pour finir un exemple horizontal6 , avec cette reproduction par moulage d’une portion de champ au sortir de la moisson, après le passage de la herse7 . C’est un ensemble composé de 240 éléments de 40 sur 40 centimètres (pour des raisons de transport et de manipulation) moulées sur la surface de terre et reportées sur le sol de la galerie. Le visiteur qui marche sur cette sorte de Carl André tellurique devient ainsi la sculpture posée sur un socle qui se trouve être l’oeuvre elle-même. Vertige.

Un autre binôme caractérise le travail de Pascal Jounier Trémelo : le moule dur/le moule mou. Les murs ou le champ, quelques socles de petites pièces sur lesquelles nous reviendrons, proviennent de moules rigides, le plus souvent de coffrages en bois. L’originalité de nombreuses oeuvres de l’artiste se situe pourtant du côté des moules mous, que ce soit par l’empreinte de surfaces souples (coco, laine…) ou bien par l’usage direct de moules mous, le plus souvent en textile (vêtements ou réceptacles en laine ou toile de jute). Dans ce cas, la pièce obtenue n’est pas un objet en creux ni un objet en surface, mais un objet plein, informe si l’on s’en tient à son absence de référent dans le monde habituel des choses et dont ce qu’il faut pourtant bien appeler la forme provient de la pression exercée par le poids du plâtre ou du mortier qui induit et qui épouse les limites que lui octroie son réceptacle souple, cette poche remplie puis suspendue 24 heures, le temps de la prise. La surface de ces formes informes garde trace et mémoire du maillage tissé ou tricoté de leur moulage. Ainsi, mais seulement après, une fois montrée, se prend-on à leur trouver des analogies avec ce qu’on connaît, comme on le fait des nuages qu’on regarde dans le ciel. Sans plus de précision, on songera à tel animal, un mouton, un chat dans sa posture enroulée, à un fruit ou à un légume, bref à ce vivant ou à cet inerte qui constituent notre environnement familier. On ne goûte qu’un temps la pure étrangeté.

On l’a dit, Pascal Jounier Trémelo est un artiste d’atelier, quand bien même ses grandes pièces ne sont raisonnablement réalisables que dans la perspective d’une exposition. Ainsi en est-il qui attendent patiemment leur tour, l’occasion qui fera le larron. Pendant ce temps de la réflexion et de la patience, l’artiste étudie, dans le sens où il produit des études. À la différence des esquisses ou des ébauches, ce sont des pièces à part entière qui n’ont pas, sauf rares exceptions, vocation à être réalisées en grand. C’est tout un monde d’objets indécis, ouverts à tous les vents de l’interprétation, comme on l’a mentionné dans la remarque précédente. Ils associent parfois le dur et le mou comme pour mimer l’histoire du socle (dur) et de la sculpture (mou), comme pour se rappeler l’opposition entre la rigueur géométrique (dur) et la souplesse informelle (mou).

Par le titre qu’il donna à l’une de ses expositions, Les Vacuoles de Vitruve, Pascal Jounier Trémelo entendait signifier par cette sorte d’oxymore, la double nature de son travail. Si la référence à l’architecte et théoricien romain trouve sa légitimité dans le recours constant au vocabulaire, aux formes et aux matériaux de la construction, la vacuole exige sans doute quelque explication. Les vacuoles sont des poches de l’organisme végétal qui stockent l’eau nécessaire à sa vie, en même temps que d’autres éléments comme les enzymes. Cette référence à la biologie signe la dimension profondément organique de la plupart des pièces de Pascal Jounier Trémelo, nonobstant leur apparence solide et minérale. À visiter une exposition de cet artiste, on est en effet saisi par une sorte de mouvement d’ensemble, de respiration, qui provient sans doute de l’articulation entre les oeuvres qui, pourrait-on dire, laisse passer l’air, mais pas seulement. On dirait aussi que les grandes pièces issues des tapis et couvertures basculent, via le textile, dans une explosion florale et sensuelle où le corps et ses élans retrouve toute sa place. Exuvies, une oeuvre en quatre éléments, qui sont pourtant des moulages de sacs à gravats dont on se sert sur les chantiers, prennent ici l’apparence amplifiée de mues de papillons ; le lourd devient léger, le dur devient souple, l’air diaphane et la lumière en font comme des organismes vivants. Ailleurs l’oxydation sanguine du mur partage ce dernier entre la rigidité architectonique et les sécrétions du corps. Il n’est pas une pièce de l’artiste qui ne rappelle, en même temps que la stricte mécanique de son élaboration, la vitalité organique qui résulte précisément de cette part de laisser faire sans laquelle tout corps est menacé d’inanité.

Mais la forme majeure de cette vie qui pousse, de ce mouvement ondulatoire qu’elle imprime à une bonne part des objets qu’il produit, on la trouve dans ce goût qu’affiche Pascal Jounier Trémelo pour les drapés dont son oeuvre fourmille d’exemples. Par là il s’inscrit, mais à sa manière, dans la longue et constante descendance des plus prestigieux maitres, de la sculpture, certes, mais de la peinture tout autant. C’est alors aux statues de Vézelay et aux artistes de l’art roman bourguignon puis à toute la tradition baroque, celle des Italiens en premier lieu, en passant par les Vierges gothiques des écoles du Nord que, forcément à un moment ou à un autre, son regard, à tout le moins son inconscient scopique, s’est porté. Et, pour ce qui le concerne, c’est, nous semble-t-il, cet écart entre la brutalité des matériaux, la rudesse de leur tradition constructive, le contexte professionnel où il va les chercher et l’extrême délicatesse des inflexions auxquels il les soumet, qui ne cède jamais à la préciosité gratuite, mais qu’au contraire il tire de la nature des matériaux et du processus auquel il se tient, que Pascal Jounier Trémelo pose la part la plus originale et la plus convaincante de son travail. Si, pour étayer notre propos, nous citons encore Baliste Épilithe et Récif CaCO3, il convient de mentionner également Exuvies, dont il a été question dans la remarque précédente, tant dans son cas, cet écart que nous évoquions entre la nature originelle de l’objet moulé et le rendu de sa réalisation est étonnant et en tous points significatif du coeur même du travail de l’artiste.

10° Qu’elles proviennent d’un moulage dur ou mou, les sculptures de Pascal Jounier Trémelo, sans exception, posent la question du socle. L’histoire du socle, de son rapport à ce qui s’y pose, se confond avec l’histoire de la sculpture ; mais au coeur du modernisme, nul ne peut faire l’économie de la référence à Brancusi puis, cinquante ans plus tard, à Didier Vermeiren, eux qui offrirent les issus les plus convaincantes à un conflit qu’ils réglèrent en un objet unique, une sculpture. C’est également par un objet unique, et comment faire autrement, que Pascal Jounier Trémelo a, lui aussi, trouvé sa solution. Une oeuvre de 2013 déjà, Pelle, dont il a réalisé plusieurs épreuves l’embarrasse encore en ce qu’il n’a pas encore trouvé la manière adéquate de la présenter. Il s’agit d’une sculpture obtenue du moulage d’une pelle standard que l’artiste a chargée de ciment augmenté de sable. En effet, si on la présente au sol telle qu’elle a été moulée, la partie lisse où la surface intérieure de la pelle se reconnaît, se trouve cachée. Seule est visible la partie brute, l’accumulation du matériau ayant servi au moulage. Il ne s’agit pas ici pour nous de trouver la bonne solution d’accrochage8 , mais seulement de faire remarquer comment le processus mis en place par l’artiste parvient à un saisissement très vigoureux, en un seul geste, en un seul objet, fut-il problématique s’agissant de son soclage, des principaux éléments de la sculpture et, au-delà de toute représentation : l’empreinte de l’objet, une part de sa représentation et, sinon le matériau dont il est constitué (ici le métal de la pelle), au moins la matière que, potentiellement, la pelle a pour fonction de déplacer. Petit à petit pourtant, il résout la question du socle par une sorte de triangulation entre la sculpture, le sol et le mur, c’est-à-dire en faisant appel à la construction et à l’architecture. Ses murs, en tant qu’ils sont aussi des parements, trouvent leur assise au sol et leur appui sur un autre mur. Les études, y compris celles qui se composent d’un objet posé sur ce qui pourrait être leur socle, sont soit fichés au mur/socle soit posées au sol/socle, soit présentées à mi-hauteur sur un dispositif de segments métalliques qui les arriment à l’espace. Mais c’est Baliste Épilithe et Récif CaCO3 qui présentent l’articulation la plus inédite. De la beauté de ces deux pièces, dans un premier temps et par leur position dans la salle, on jouit de face, comme devant une peinture. Cependant, l’artiste les a disposées de telle façon qu’on puisse en faire le tour, en découvrir l’envers. Si la face s’épanouit dans la pure délectation qu’elle offre au regard, le dos, au premier abord, rompt le charme par un assaut de pragmatisme et de bricolage, de techniques de soclage et de soutien, directement issus du bâtiment et de la construction, de la charpente en particulier. Et pourtant, force est de reconnaître que ce rappel de l’atelier, cette mémoire du process participent à l’histoire générale de la pièce, à sa réalité même et, par ce contraste violent, synthétisent à l’arraché la tension entre l’objet et l’espace qui le reçoit.

  1. Ce texte repose pour l’essentiel sur une visite, en compagnie de l’artiste, de son exposition Les Vacuoles de Vitruve, organisée par Annaïk Besnier pour le centre d’art contemporain de Pontmain (30 juin-1er septembre 2019) qui a produit l’ensemble des pièces. Aussi, et sauf mention contraire, les pièces commentées datent de 2019.
  2. Si de nombreux peintres, à commencer par Piero Della Francesca, ont été sensibles à la contre forme et aux interstices entre les figures, on trouve a priori moins de sculpteurs qui ont fait du vide et des interstices entre les choses, l’essentiel de leurs recherches. On notera l’exception de l’Allemand Udo Koch et son travail sur la forme des théières. in catalogue Huitièmes Ateliers Internationaux des Pays de la Loire.1991 
  3. Technique qui consiste à mouiller un tissu qu’on place sur le corps à reproduire afin d’en accentuer les effets d’apparence.
  4. CaCO3 c’est le carbonate de calcium. On le trouve dans la fabrication du ciment, mais aussi dans la formation des coraux.
  5. Outre ceux mentionnés dans cette remarque, il convient de rappeler celui (O2 Bloc) que l’artiste érigea pour Slump Test, exposition monographique que lui consacra le Phakt, à Rennes en 2015.
  6. Les éléments qui constituent les murs sont, eux aussi, moulés à l’horizontale, mais ils sont ensuite verticalisés.
  7. Prélèvement #05. Produit dans le cadre de l’exposition Le Village à 20 ans #2. Le Village, Site d’expérimentation artistique, Bazouges-La-Pérouse, 2014.
  8. Nous suggérons cependant à l’artiste de la présenter telle qu’elle a été moulée, au sol, et tant pis (ou tant mieux) si la face réaliste et séduisante échappe presque au regard. Un peu de mystère…