Nikolas
Fouré

04.08.2022

L'épaisseur du fleuve ou l'expérience d'un milieu

Mayhoua Moua, 2021

À force de traversées, les ponts suspendus, les ponts à haubans, les ponts en treillis, en silence… entrer dans l’épaisseur du fleuve. Longer la levée et plonger dans un monde qui a toujours été là, en attente, en suspens mais vivant. Des bancs de sable par saison sèche, les eaux hautes au cœur de l’hiver. D’une peau scintillante, le givre qui recouvre les toits des maisons, la surface des eaux dormantes, la végétation au repos. Et le soleil couchant qui nous éblouit à mesure que nous avançons. Derrière nous, une île s’allongeant sur sept kilomètres… Une chimère où les enfants jouent dans la chaleur de l’été, inconscients, à remonter les courants dangereux. Les eaux verdâtres, marrons, en rouleaux, tourbillons, passant par-dessus les têtes qui cherchent respiration, les feuilles remuant dans les airs, les nuages, le ciel.

L’expérience d’un milieu est une expérience anaphorique1 . Les motifs se répètent, se rencontrent si quotidiennement qu’ils peuvent en devenir ordinaires. Dès lors, l’habitude peut céder à l’indifférence, l’oubli. De l’intérieur, engagés dans les relations qui constituent notre milieu, nous ne sommes pas à l’abri d’une mise à distance entre nous et le monde, humains et non-humains, culture et nature. C’est parfois après une longue absence, au moment d’un retour impromptu que se ressent un sentiment étrange mêlant déjà vu et étonnement. L’ordinaire semble alors capturé par le pittoresque, comme si seule une position d’extériorité permettait de considérer la valeur de ce qui nous entoure. De même, en haut d’un belvédère offrant un panorama d’ouest en est, là où s’est élevée une abbaye, la situation autorise un recul et livre au regard un paysage au potentiel dramaturgique. Mais là encore, une distance entre nous et le fleuve… Il n’est pas facile de nous défaire de notre naturalisme en héritage.2
L’épaisseur du fleuve ou le récit de l’expérience d’un milieu, de la co-existence avec un milieu. Tout d’abord, accueillir la répétition du bleu, des bleus dont les nuances infimes se superposent en une
tour posée sur le sol. “Sur-sol”3 ou le ciel en équilibre virtuose mais précaire. Tant que le bleu se
répète, le ciel est possible. Intensément derrière “le poids des nuages”4 par exemple, dont les formes sont instables, en cours. Les volumes vaporeux se dessinent rondement mais leur continuité ou évanescence ne se doit qu’à la reprise d’un motif, dont l’observation décevrait assurément l’ambition
de “mesurer les nuages”.5 Être attentif à la reprise, se préparer à la recevoir, alors le familier côtoie
la surprise et un motif parfois nuage peut se faire “récif”6 , figure plâtrée ou pansée se déployant dans l’espace et dont la présence n’est elle aussi que transitoire. La multitude n’a pas de secret pour

le singulier, la répétition créatrice porte la responsabilité d’une “ondée”7 , d’un “nuage-cailloux”8 , un “tas/plancher/socle” 9 … Formes en suspens, en cours, à faire, où nos artefacts - chiffres, graviers, cubes - et certains éléments de notre environnement se fréquentent et se testent, jusqu’à nous porter vers un état où nous serions possiblement séduits, plongés dans la contemplation ou l’interrogation. Le tourbillon est infini, laissons-nous emporter par les tourbillons qui se forment dans les cernes du bois, où le bleu du stylo bille n’est plus ciel mais “fontaine”.10 Puis les tourbillons deviennent “cartes”11 . La lumière accroche les encres pigmentaires et invite à survoler du regard un territoire, le papier froissé nous rappelle la profondeur de celui-ci. La source ne doit pas se tarir. Œuvrer inlassablement aux gestes qui permettent de nourrir la “source”12 . Veiller à la perpétuation des radicelles du “rhizome”13

Le fleuve n’est pas une ligne. L’épaisseur du fleuve est une frontière où il est impossible de choisir un côté au détriment d’un autre. L’épaisseur du fleuve est une frontière où les ponts servent à relier tous les rivages, une frontière où l’on vit d’un côté comme de l’autre.

Proposition en écho à l’exposition “L’épaisseur du fleuve”, Nikolas Fouré, Abbaye de Saint-Florent- le-vieil, 2020.

  1. Isabelle Stengers et Bruno Latour nous introduisent à la pensée philosophique d’Étienne Souriau concernant “l’œuvre à faire”, afin de “comprendre le trajet de l’œuvre sans le transformer aussitôt en projet. Pour désigner cette trajectoire pour éviter qu’on la confonde avec toute autre idée - création, émergence, fabrication, plannification, construction-il (Souriau) va très tôt proposer le beau mot d’instauration puis celui, plus énigmatique encore, de progression ou d’expérience anaphorique.” En note, il est précisé que “l’anaphore est une figure de style mettant en œuvre reprise et répétition, et ce notamment pour susciter une monter en intensité”. Étienne Souriau, Les Différents modes d’existence, Préface d’Isabelle Stengers et Bruno Latour, PUF, Paris, 2009, pp. 9-10.
  2. Concernant le dualisme nature-culture, voir Philippe Descola, Par-delà nature et Culture, Gallimard, 2005.
  3. “Sur-sol”, 2020. Impressions couleurs sur papier Colotech 120g, cadres en bois satiné blanc, chêne. 37 x 30 x 115
    cm.
  4. “Le poids des nuages” (2), 2020. Encre noir sur page d’écolier jaunie. Crayons de couleur sur papier Canson 224g. 41 x 41 cm. Encadrement chêne et verre.
  5. “Mesurer les nuages”, 2019. Sérigraphie monocouche à l’encre noire sur papier Incisini Magnani 310g.70 x 100 cm.
  6. “Récif”, 2020. Bois, textile et plâtre. Environ 120 x 110 x 130 cm.
  7. “Ondée”, 2019. Encre et graphite sur papier Fabriano 220g. 100 x 160 cm. Encadrement chêne et verre.
  8. “Ondée”, 2019. Encre et graphite sur papier Fabriano 220g. 100 x 160 cm. Encadrement chêne et verre.
  9. “Plancher/socle”, 2012. 5000 cubes de bois (sapin de pays) de 6 cm x 6 cm chaque. Les dimensions seront adaptées
    à l’espace.
  10. “Fontaine”, 2013. Sapin et stylo bille bleu, tréteaux redimensionnés. 25 x 200 x 105 cm.
  11. Installation de 24 “cartes” (2019-2020). Encres pigmentaires, papiers divers, dimensions variables, support bois.
  12. “Source”, 2020. Nappe led de téléphone mobile, câble et cellule photovoltaïque.
  13. “Rhizome”, 2020. Tubes de cuivre. Environ 200 cm x 150 cm x 150 cm.