Nikolas
Fouré

04.08.2022

Nikolas Fouré

Auraria et Dahlonega, Georgie, USA, 1829.
Sutter's Mill, Californie, USA, 1848.
Le Klondike, Yukon, Canada, 1897.

À chaque ruée vers l’or son lot de fortunes, son lot de barbaries. Qui en est sorti enrichi, les poches pleines d’un peu plus que de la poudre aux yeux ? Quelques orpailleurs partis à la conquête de l’Ouest, encore moins les Indiens qui ont arpenté la Piste des larmes (1838), mais davantage ceux qui avaient flairé le véritable filon : l’économie parallèle impulsée par l’afflux des chercheurs d’or. Bâtisseurs de villes, moissonneurs de prairies n’ont pas fait que rêver les palaces dorés ; ils les ont sculptés. L’élan provoqué par la promesse de l’abondance, de la luxure ou simplement d’une vie meilleure n’a eu sans doute d’égal que la sauvagerie engendrée par l’appât du gain, ainsi que l’écrivit Jack London dans L’Appel de la forêt1 .

Aujourd’hui, la Silicon Valley se voit colonisée par des chercheurs en quête d’un or d’un tout autre type : le big data. La numérisation du monde en marche forcée continue de focaliser ressources humaines, matérielles et financières. Les spéculations vont bon train sur le tournant numérique, piqué d’un imaginaire entre grande espérance et surveillance généralisée. Si l’issue est incertaine, le big data représente déjà assurément une aubaine pour les faiseurs d’algorithmes, promoteurs de data-visualisations et autres conteurs de grands récits modernes. À mesure que nos vies se résument à des traces encodées en langage binaire, elles tendent à être confondues avec ce dernier. L’outil utilisé pour la besogne s’est fait oublier, d’autant plus que l’acception française du terme numérique a privilégié l’idée de calcul au détriment de l’idée d’outil que comporte encore le syntagme anglo-saxon digital2 . L’appartenance de l’outil au monde humain est alors masqué.

Cette appartenance peut être dévoilée dans l’oeuvre d’art, c’est ce que soutenait le philosophe Heidegger3 . Dans le travail de l’artiste Nikolas Fouré, point de formes, de gestes médiatisés par ordinateur et c’est en cela que l’on peut percevoir le fond originel d’où peut surgir une logique numérique, semblable et différente.

La répétition est une récurrence dans la pratique de l’artiste. De « Ciel fond bleu » - dessins aux stylos bille bleus réalisés chaque matin depuis 8 ans - à « Hypertexte (Le Nouveau Petit Robert 1996) », la combinaison d’une feuille de papier, d’un crayon, du cerveau, de la main et de gestes séquentiels opérant selon des instructions binaires (approcher le crayon du papier/l’éloigner du papier, écrire/ne pas écrire) relève « d’une suite finie de règles formelles », « d’une opération itérative et répétable », c’est-à-dire d’un algorithme. La question de l’algorithme ne saurait être réduite aux procédés de calculs mathématiques et à la programmation informatique4 . Là où le code informatique peut intensifier la reproductibilité et l’uniformisation, ce qui se manifeste à travers le dispositif de l’artiste - par ressassement et expérimentation de la multitude - c’est le goût de la perte, du renversement des repères. À la manière d’un nuage de mots5 , «Hypertexte (Le Nouveau Petit Robert 1996) » déploie le volume encyclopédique qu’est le dictionnaire sur une étendue plane. Ce travail de copiste donne notamment à voir la diversité sémantique que la complétion semi-automatique de nos requêtes dans un moteur de recherche tend à réduire au profit d’un grand marché des mots. La valeur de ces derniers se monnaie en effet désormais, afin d’assurer une visibilité publicitaire accrue lors de nos navigations web6 .

Les nombreuses références aux formes de la nature attestent de l’intérêt de l’artiste pour le biomimétisme, par exemple dans la série de dessins « Un peu nuage », dont le sillage réseautique se révèle vaporeux. Cette représentation simplifiée et décorative n’est pas sans rappeler le travail de l’artiste chercheuse et guérisseuse Emma Kunz, pour qui « stylisation et forme étaient tant mesure que métamorphose du nombre et du principe »7 . Chez Nikolas Fouré, le minimalisme emprunté pour « Tag » et « Macroprocesseur » - sculptures pouvant être perçues comme de simples clins d’oeil ou des avatars - poursuit une recherche formelle fouillant les rapports entre le tout et ses parties, le plein et le vide.

L’utilisation d’objets prosaïques et leur accumulation dénotent un rapport non fétichiste de l’artiste à l’objet - celui-ci ne démontrant sa valeur plastique que par addition du même - et sont un défi aux codes de représentation usuels. Nikolas Fouré actualise le quotient de virtualité8 entre l’un et le multiple, la simplicité et la complexité. « Annelida Pong », sculpture modulaire composée de balles de ping-pong aux coloris spectraux, se faufile au sol, imposant une présence entre abstraction géométrique et figure organique. Cette apparition burlesque provoque l’imaginaire par son potentiel reproductif et visiblement changeant : le filament tortueux ou la bête pourrait se poursuivre à l’infini. Le geste à la fois originel et partie prenante est tangible, comme très souvent dans le travail de l’artiste. Déjà, la sculpture « Forêt numérique » (2012), dont la structure était faite de la superposition risquée de cubes de bois sanglés et dont le titre est un pléonasme, prolongeait l’épreuve, le processus hasardeux d’empilement et d’équilibre vertical. Alors que nos interfaces numériques ne nous laissent percevoir que des écrans lumineux et que nous perdons l’intuition du code informatique, nous faisons avec Nikolas Fouré l’expérience sensible d’un mécanisme. Dessins comme sculptures relèvent de la trace, du performatif archivé. Avis aux hackers9  !

Irma Sweitz, 2013
Texte produit à l’occasion de l’exposition BIG DATA à la galerie des Petits Carreaux, Paris

  1. London Jack, L’Appel de la forêt, 1903.
  2. Le terme digital , issu du latin digitus qui signifie doigt, implique ce que l’on tient dans la main, l’outil.
  3. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, 1950.
  4. Voir la définition du terme « algorithme » par Ars industrialis : http://arsindustrialis.org/glossary/term/219 (consulté en avril 2013).
  5. Les nuages de mots-clés ou nuages de tags sont des représentations visuelles des mots-clés les plus utilisés sur un site web.
  6. Kaplan Frédéric, « Quand les mots valent de l’or », Le Monde diplomatique , nov. 2011 : http://www.monde-diplomatique.fr/2011/11/KAPLAN/46925 (consulté en avril 2013).
  7. « Mon oeuvre picturale est destinée au XXIe siècle. Elle énonce la stylisation et la forme en tant que mesure, symbole et métamorphose du nombre et du principe », Emma Kunz : http://www.emma-kunz.com/fran%C3%A7ai/mus%C3%A9e/ (consulté en avril 2013).
  8. Selon Gilles Deleuze, le virtuel est ce qui est en puissance, en attente d’actualisation. Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 269.
  9. Les hackers aiment comprendre le fonctionnement d’un mécanisme afin de le détourner de son fonctionnement originel.