Assis sur l'obstacle
Assis sur l’obstacle, 2011
Bois, encre et cirage. Dimensions variables
Vue de l’exposition « Viser la tête », Le Parvis centre d’art, Ibos
Photo : Alain Alquier.
Vues de l'installation, Modules - Fondation Pierre Bergé - Yves Saint Laurent, Palais de Tokyo, Paris, 2011
« Assis sur l’obstacle » trouve son origine tout autant dans les barrières anti-char de la seconde guerre mondiale que dans un casse-tête traditionnel en bois (la croix du menuisier), ou même dans un crucifix inversé. « Assis sur l’obstacle » est la traduction littérale de l’expression anglo-saxonne « sitting on the fence », signifiant l’indécision : indécision du visiteur qui ne sait pas s’il est confronté à une redite de l’art minimal, à des croix de Saint-Joseph détournées ou à une sculpture documentaire. Autant d’interprétations possibles se combinent alors dans une pièce qui se donne pourtant, spontanément, d’un seul tenant.
Daria de Beauvais, Extrait du communiqué de presse de l’exposition « Assis sur l’obstacle », Palais de Tokyo, 2011
(…) C’est pareillement que sa proposition pour le Module 1 du Palais de Tokyo, sculpture installation faite de neuf croix de menuisiers noircies de grande taille, expose les traces d’un conflit de perceptions et de significations. En apparence, rien de plus lisible que cette oeuvre ressortissant au répertoire classique de la sculpture monumentale et obéissant à l’impératif catégorique de la grammaire propre à la sculpture conventionnelle : offrir à l’oeil du spectateur une forme irradiante, magnétique, forte d’assez de pouvoir plastique pour s’imposer en soi. Mais cette réalisation, tout autant, est propice à conférer un sens et à permettre au spectateur mis en sa présence d’inaugurer un « récit ». De solides et lourds croisillons évoquant les chevaux de frise militaires, ordonnancés qui plus est comme une phalange, voilà qui analogiquement vient dire : « On ne passe pas ! » Réalisation impérieuse que celle-ci, bien rangée, d’une noirceur sidérante. On s’arrête, on regarde. Puissante capacité d’interposition de la sculpture, cet objet que l’artiste dispose traditionnellement entre le monde et nous-mêmes pour capter notre regard et notre attention. Rien de plus ? Oui, si l’on souhaite ne rien voir dans cette pièce sinon ces évidences. L’élégance de John Cornu, en termes relationnels, réside dans la « politesse » inhérente à ses créations, de nature à ne pas sur-mobiliser l’attention du spectateur, et à lui ménager, toujours, une porte de sortie. Car l’art le plus déclaratif peut ne pas convaincre. Parce qu’il semblera décider à notre place, construire et élaborer pour nous ce que nous ne sommes pas forcément disposés, spectateurs, à voir ou méditer. Si « Assis sur l’obstacle » valorise la sculpture en soi comme signe fort, cette oeuvre cependant peut être tout autre chose : une plongée subsidiaire, incidente, dans notre culture de l’art - culture visuelle, culture intellectuelle. À l’énoncé monolithique, John Cornu, rompu à la théorie de la perception (un doctorat, soutenu à l’Université Paris I voici deux ans, en atteste), préfère en fait les jeux d’esprit. La forme ? Elle ne suffit pas. L’autoréférentialité ? Elle est frustrante. Pourquoi, artiste, se contenter de réaliser des artefacts tridimensionnels faisant leur propre promotion lorsqu’ils peuvent constituer un événement mental autrement suggestif, riche et ouvert ? Et pourquoi, tout bonnement, ne pas en offrir plus au spectateur ? Si l’oeuvre est devant nous, pour paraphraser Sartre, comme un « pour-soi », son évidence plastique n’en est pas moins le recel de perceptions possibles et de virtuelles relances mentales, que suggère sa contemplation. Dans cette réalisation, ne s’agit-il pas là, tout autant, d’une évocation subliminale de la guerre, de la violence humaine ? Ou l’évocation, non moins logiquement, de la sculpture minimale, celle en particulier d’un Sol LeWitt, qu’on dirait pour l’occasion dupliquée - l’équivalent d’un hommage ? Poussant plus avant, on sera encore tenté d’interpréter ce faisceau rangé de croix de Saint-André pour ce qu’il pourrait légitimement incarner, un manifeste dirigé contre les formes plastiques débraillées et braillardes. Enfin, certaines analogies potentielles, au contact de cette sculpture, sont permises, qui n’entrent pas en contradiction avec l’oeuvre proprement dite : le rappel de l’expérience relative à la pièce L Beams menée dans les années 1960 par Robert Morris (le sculpteur américain y montre, en usant de trois formes minimales identiques, combien leur simple placement respectif différencié dans l’espace d’exposition génère un effet contextuel trois fois fort différent ; l’intérêt subliminal pour la croix de Saint-André, qui en réfère de manière implicite à l’écartèlement, voire au supplice (celle-ci est récurrente chez un Balthus, entre autres, à travers la représentation du corps féminin, et y connote sans doute des pulsions sadiques). Bref, fermeture de la forme et ouverture du sens jumelées. Regarder l’oeuvre d’art n’est pas assez. Il s’agit bien, plutôt, d’« asseoir » le spectateur « sur l’obstacle », pour reprendre le titre donné à cette pièce. De l’attirer, ce spectateur, au moyen d’une forme magistrale, pour ne plus le lâcher. Le travail artistique de John Cornu se présente en cela comme une réflexion sur la lecture et l’interprétation de l’art, moderne en particulier, avec une affection particulière pour le vocabulaire radical et l’art minimal, les plus intransigeants en leur temps, et les plus sujets à caution, pour cette raison. (…)
Paul Ardenne, Extrait du texte « Ne pas seulement faire acte de spectateur », In « John Cornu », Catalogue monographique, Editions Analogues, 2011