Jean-Marc
Nicolas

07.03.2023

Paysages empruntés

2011
Morgane Estève

Le travail de Jean-Marc Nicolas est celui d’un observateur. Un homme qui compile dans sa mémoire un nombre conséquent d’images, d’aperçus sur le monde ; un collectionneur de photographies - matérielles ou virtuelles - qu’il classe et organise minutieusement dans ses souvenirs pour les extraire le moment voulu et les associer à ses projets artistiques. Souvent insolites, parfois improbables, ces enregistrements récoltés au gré de ses voyages, de ses lectures ou de ses visites d’expositions, affichent d’emblée un rapport visuel choc. Ainsi naissent ses œuvres, du dialogue qui s’instaure subrepticement entre un lieu, un contexte singulier et quelques images-souvenirs dont la résurgence favorise par ricochet l’échafaudage des projets.

Ce corpus visuel, constituant jusqu’alors la « face cachée » du travail de l’artiste, fait l’objet dans cette édition d’une mise en valeur originale. Ce livre d’images offre ainsi un échantillon des sources d’inspiration de l’artiste. La double invitation faite à Jean-Marc Nicolas, par le Village et par l’aparté, rend opportune cette volonté de l’artiste de révéler une dimension plus personnelle de sa démarche. L’album présente conjointement les reproductions préexistantes aux deux projets et celles apparues au fil du processus pour corroborer le propos artistique. Il permet ainsi de saisir à travers le prisme de deux réalisations distinctes une simple et même logique de création. Il atteste aussi, et surtout, qu’aux yeux de l’artiste, l’intérêt de cet enchaînement visuel comme cheminement de pensée est aussi fondamental que le résultat final, c’est-à-dire l’œuvre.

Un artiste, deux lieux, trois sculptures.
A Bazouges-la-Pérouse, dans le contexte d’une petite commune rurale, Jean-Marc Nicolas s’attache au bâti, aux ruelles étroites et aux sites religieux (église, cimetière) qui jouxtent l’espace d’exposition. Après avoir fait connaissance avec le lieu et son histoire, l’image rémanente qui retient son attention est une photographie noir et blanc documentant une procession de la Fête-Dieu découverte quelques années auparavant dans une exposition. Des recherches sur le sujet lui font découvrir d’autres vues comparables, en France comme à l’étranger. Des rues peuplées de fidèles sont ornées de part et d’autre de grands draps blancs. Ce sont ces écrans, symboles de pureté, qui vont lui servir de source pour la réalisation de sa sculpture.

A Iffendic, sur le Domaine de Trémelin où se situe l’aparté, c’est au site naturel que l’artiste porte son attention et également à l’empreinte immuable inscrite par l’activité humaine. Cet écrin de verdure en bordure de lac aura particulièrement suscité son intérêt par sa dimension minérale omniprésente. La roche affleure du sol en de multiples endroits et tout spécialement à proximité de la galerie. Le contraste que l’artiste relève ici entre espace naturel et forte présence de l’homme lui évoque quelques images insolites dans lesquelles le dialogue s’établit de manière étonnante entre ces deux extrêmes. La forme géométrique et colorée d’une toile de tente s’inscrit en contraste avec la monumentalité de l’arrière plan montagneux ; la composition d’un jardin japonais épouse les formes de l’environnement séculaire dans lequel il s’inscrit.

A ces quelques images-sources que lui inspirent les contextes de Bazouges et Iffendic, Jean-Marc Nicolas va y adjoindre de nouvelles références, de nouveaux rapprochements, de nouvelles pensées et susciter des résonances à la croisée des chemins reliant ces deux projets.

Les sculptures présentées en extérieur à l’aparté suggèrent tout à la fois un abri précaire, une forme de cocon animal ou encore une roche d’un genre particulier. Elles s’inscrivent en doux relief dans l’environnement et tentent d’établir le lien avec le milieu naturel alentour. Composées, comme l’artiste en a l’habitude dans ses œuvres, de matériaux sommaires (tige de fer à béton, feutre, film plastique et cordelette), elles suscitent un regard interrogateur et, à bien y observer, on les croirait presque en vie tant la condensation qu’on y décèle leur donne l’illusion de vraisemblance. Ces volumes à l’aspect scintillant semblent délicatement « capturés » dans la composition paysagère, discrètement intégrés, évoquant ainsi la technique ancestrale des « paysages empruntés » (shakkei) que les jardiniers japonais exploitent dans leur vaste tentative d’idéalisation de la nature. Les formes ostensiblement rapportées occupent une place qui leur semble tout à fait réservées. A l’image d’un jardin zen savamment construit, l’espace extérieur composé par Jean-Marc Nicolas comporte symboliquement cinq éléments « minéraux ». Organisé à proximité d’un lac, comme c’est aussi le cas dans la tradition nippone, ce jardin de promenade est aussi un jardin de sérénité où le calme rend propice la contemplation. Dimension certes paradoxale quand on connait la fréquentation de ce site touristique pendant la saison estivale que dure l’exposition. Mais c’est justement ce décalage de perception de l’environnement que cherche à souligner l’artiste. A l’intérieur des espaces d’exposition, c’est cette même dimension de quiétude qui préside. La nature, « dénaturée » par la frénésie du contexte touristique, retrouve un peu de son calme dans les traductions qu’en donne l’artiste. Sa résidence sur le lieu pendant les mois d’hiver lui a permis d’y découvrir une nature plus « libre », moins « domestiquée », qu’il a pour souhait de rendre sensible à travers son intervention. La composition est tout aussi minutieusement travaillée à l’intérieur de la galerie où les plaques de tôle ondulée disposées au sol provoquent d’emblée l’instabilité du visiteur, et rendent nécessaire une découverte lente et prudente de l’espace apparemment vide. Les lignes parallèles dessinées par le matériau sont redoublées sur les parois du bâtiment par le découpage panoramique du paysage extérieur opéré à travers le bardage bois à claire-voie. Le paysage se révèle par découpes, par lignes, par strates.

Si les notions de contemplation, de point d’observation, de station, d’horizontalité évoquent le projet d’Iffendic, c’est davantage les questions de mémoire, de passage, de parcours et de verticalité qui caractérisent celui de Bazouges. Mais ces apparentes dissemblances créent une véritable complémentarité et révèlent une même démarche artistique qui consiste à prendre en considération le contexte de travail dans son intégralité. C’est aussi l’été qui est le liant indiscutable entre les deux projets. Cette période riche de souvenirs d’enfance et de foisonnement d’activités, Jean-Marc Nicolas s’en est beaucoup inspiré dans ses deux projets, en adéquation avec le temps des expositions.

Traditionnelle au cours du XIXe siècle, la Fête-Dieu d’ordinaire célébrée au mois de juin, revêt un caractère particulier en impliquant tous les habitants de la paroisse conviés à tendre sur les façades des maisons de grands draps blancs réservés à ce seul usage. Dans le cadre de son projet à Bazouges, c’est ainsi que Jean-Marc Nicolas a souhaité transmettre une invitation à l’ensemble de la population pour la réalisation de son œuvre. Convoquant les mémoires des uns et des autres, jeunes et anciens, il permet que se mêlent conjointement les souvenirs pieux de célébration de la foi et l’évocation de jeux espiègles improvisés autour du fil à linge.

Ainsi, les tissus blancs qui servent de matériau principal à cette sculpture sont-ils fournis intégralement par les villageois. La variété de leur provenance, de leur forme mais également de leur composition renforce la singularité de ce projet nourri par la mémoire collective. Ces écrans souples tendus sur câbles délimitent un circuit labyrinthique dans les salles d’exposition et se révèlent dès lors eux-mêmes comme espace de projection, page blanche où lire l’histoire et écrire le présent. C’est aussi le lieu d’un grand jeu de cache-cache dans lequel les parois devenues franchissables laissent advenir une dimension ludique de l’art.

Si les œuvres de Jean-Marc Nicolas invitent volontiers à la déambulation, au parcours, à la marche, c’est qu’elles suivent elles-mêmes un circuit progressif tout au long de leur conception. Cette promenade dans les œuvres, entre les œuvres, au travers des images et des souvenirs, suit un chemin de découverte que nous livre cet ouvrage singulier à partir des inspirations et aspirations de l’artiste.

Morgane Estève

Texte paru dans le catalogue, “Jean-Marc Nicolas, Paysages empruntés”, co-édition Le Village, Bazouges-la-Pérouse et l’Aparté, lieu d’art contemporain - Iffendic, juillet 2011.