Francesco
Finizio

MÀJ . 02.11.2020

Les éboueurs du futur avaient regardé les constructivistes

une promesse de Francesco Finizio
Géraldine Gourbe, 2021

Pliée en deux à même le sol, une serviette de bain crème râpée sert de socle à une série de raclettes antigivre. Disposées soigneusement, les formes hétéroclites évoquent des hiéroglyphes d’un genre nouveau. Juste à côté de cette étrange convergence des usages — hygiène corporelle et visibilité automobile —, une collection modeste de bouchons plats à visser jonche le sol telle une monnaie oubliée, au halo doré délicieusement suranné. Ce détail de l’assemblage, au détour d’une succession de portes, fenêtres, cloisons qui figurent alcôves, couloirs et seuils… interpelle par sa nonchalance. Des formes d’architectures bricolées scandent notre traversée au sein d’un même habitacle, nées d’un télescopage entre ruine d’un bâtiment soviet et plateau de magasin IKEA : concept central de la marque suédoise donnant l’illusion de choix multiples à l’intérieur d’une même maison. Les gestes à entrées multiples qui rythment l’installation labyrinthique de Go Ghost ! (2021) au Frac Bretagne, Francesco Finizio les nomme des « punch lines ». Des sortes de traits d’esprit ou de witz freudiens dictés non par les jeux de langage mais par les objets eux-mêmes.
Ces choses au statut divers seraient hantées par les promesses d’une scène « primitive » du film No Country for Old Men (2007) des frères Cohen, évoquée par Francesco Finizio. La séquence où Javier Bardem transforme un simple jeu de pile ou face en pari flippant sur la vie d’un homme. Le caissier, tout juste épargné, est tancé par le psychopathe de considérer la pièce qui vient de le sauver comme quelque chose de rare et de ne surtout pas la mélanger ; auquel cas elle ressemblerait à toutes les autres pièces. Le fondateur du marxisme y lirait une allégorie du fétichisme capitaliste, j’y vois une nouvelle façon de (re-)définir l’assemblage, encore trop ancré dans le modernisme « East Coast ».

Pourtant rien ne prédestine, Francesco Finizio, ancien étudiant de Joseph Kosuth, à l’interprétation matérialiste américaine des dadaïstes européens. S’il reste des traces de sémiotique dans Go Ghost !, c’est bien dans les fonds trashs. En lisant Les astronautes du dedans, L’assemblage californien 1950-1970 d’Anne Giffon-Selle1 , je réalise à quel point cette sensation familière de « West Coast » dans ce grand ordonnancement anarchique de l’installation de 2021, s’étaye à la vision des grandes pièces de Wallace Berman, Bruce Conner, Jess, Edward Kienholz, George Herms et Wally Hedrick. Les « astronautes du dedans » déjouent la vision moderniste d’un William Seitz, père de The Art of Assemblage, en 1961, au MOMA et éclaire avec impertinence Go Ghost ! tout en l’ancrant dans une succession de gestes et d’empuissancement. En l’occurrence, l’artiste californien Bruce Conner a, selon les mots d’Anne Giffon-Selle « détecté une entreprise de façonnage et de formalisation d’un nouveau genre appareillé de toute filiation artistique, essentiellement moderniste et picturale 2 ». La vision que partagent Wallace Berman, Bruce Conner, Jess, Edward Kienholz, George Herms, Wally Hedrick — et, plus récemment, Francesco Finizio — a plus à voir avec une volonté pugnace de refuser toute « interprétation historiciste » et « déterminisme formel » tout en flirtant avec une esthétique de « terrain vague 3 ». Ce dernier contribuant à alimenter un terreau fertile qui empêcherait la sédimentation, la fossilisation des épisodes historico-culturels d’une ville. N’oublions pas que pour les Angelin.e.s ou les Franciscanais.e.s, l’Europe ainsi que les villes de l’ « East Coast » font figure d’ « Old World ». Fort de cette croyance, il.elles naviguent à vue dans une contemporanéité constituée à la fois d’amnésie – favorable aux activités néo-libérales – et d’enthousiasme adolescent où tous les horizons sont envisageables. Il suffit de revoir les nombreuses productions hollywoodiennes de westerns ou les films des frères Cohen pour saisir avec quelle puissance performative ce mythe atemporel est constitutif d’une culture nord-américaine se distinguant ainsi de la construction patrimoniale de la vieille Europe continentale.

L’attrait des californiens pour les poètes et les artistes dadaïstes se lit, selon Anne Giffon-Selle, à l’orée de la perspective d’un violent « individualisme réfractaire » à « toute assimilation artistique4  », idéologique et spirituel. L’envie de saisir des objets ou des choses abandonné.e.s n’aurait pas tant à nous dire de la société de consommation — thème éculé à propos de l’assemblage et du pop art — que révéler des façons individuelles de faire mémoire. Edward Kienholz dit à ce sujet : « J’ai vraiment commencé à comprendre la société en me promenant à travers les marchés aux puces et les brocantes, dit-il ailleurs. Pour moi, c’est une forme d’éducation et une orientation historique.5  » Aussi n’est-ce pas un hasard si ce désir pour l’assemblage et les collages émerge en Californie dans les années 1950, période de troubles géo-politiques. Pourtant d’après Francesco Finizio, il en faudra du temps pour se défaire de l’héritage conceptuel de l’ « East Coast » et, renouer avec les contre-cultures et les contre-savoirs des « garçons sauvages » (William Burroughs) de la « West Coast ».

Ainsi en regardant ensemble des vues Pléstéchone (lire playstation) de son exposition Transmission Studies, au MAC, à Marseille, en 2003, séquencée en trois modules, Francesco Finizio confie avoir envie, rétrospectivement, de retirer les éléments imposants tels les chaises, les bureaux, les parois, les plateaux…pour ne conserver que ces listes, ces accumulations de tous petits modules en plastique, agencés sur une étagère incitant ainsi les autres à manipuler, à organiser, à combiner, selon la culture des jeux de plateaux (dames ou échecs) ou des premiers jeux d’arcade. L’attrait pour les possibilités de jeu — méthode de l’avancée, tactique du coup d’avance et procédé de renversement — est déjà partagé par les assemblagistes Wallace Berman (billard et cartes) et Marcel Duchamp : nous avons tou.te.s en tête cette célèbre partie avec Eve Babitz au Pasadena Museum à Los Angeles. Un avant-goût précoce pour l’assemblage, observons-nous, Francesco Finizio et moi-même, dans son atelier à Brest. En poursuivant avec le Centre de Tri Visuel (2001), une installation qui propose un espace pour le recyclage et la reconversion de la presse sur papier glacé, Francesco Finizio prend le temps de nommer et de détailler cet ensemble de boîtes en plastique qui s’empilent comme des modules de lego pour former alternativement des comptoirs, des assises, des socles tout en longueur sur lesquels la télévision diffuse des films auto-promotionnels… ou, encore, ces caisses de rangement qui permettent d’ériger des parois labyrinthiques redessinant sans cesse l’espace du CTV. Telle une préfiguration de Go Ghost !, on tourne autour, on pénètre différemment ces espaces qui, indifféremment, se dressent, s’abaissent. Un terrain de jeu infini où les socles ne font jamais autorité.
Les étagères, les comptoirs et les assises sont des fils conducteurs que l’on retrouve dans son installation XIO-P(p)ing Thing (2019). Dans l’espace d’une arrière-boutique, logée dans un passage marseillais6 , Francesco Finizio copie-colle les fonctions essentielles d’un aéroport (transit et contrôle des passager.e.s) et ses accointances avec notre temps à perdre en consommant, mangeant ou en regardant évoluer les autres dans un temps suspendu de l’attente. Cette idée de la rangée et de l’invitation à s’asseoir, nous la retrouvons dans Vision Center (2012). Un alignement de chaises disparates, sans caractéristique autre que l’étrange sentiment de banalité, met en scène une tension entre des écrans dématérialisés, réincarnés par des coussins, des paillassons, des plateaux et des potentiels regardeurs, regardeuses. Ici, on quitte le jeu de plateau des dames ou des échecs mais l’esprit tactique de la substitution, de l’évocation et de la métamorphose est conservé. Une sorte de mesmérisation par le corporate à l’image de cette colonne blanche recouverte de téléphones d’entreprises, au Museums of Bat Yam, à Tel Aviv, en 2015.

Les attributs de la grande messe du commerce sont montrés, parfois démultipliés dans leur possibilité, avec par exemple, How I went In & Out of Business for Seven Days and Seven Nights (2008), pour être mieux suspendus, différés ou neutralisés. Francesco Finizio a investi la nouvelle galerie ACDC à Bordeaux pour ouvrir et fermer le plus grand nombre de commerces possible, en utilisant seulement des matériaux récupérés. Si on retrouve cet attrait pour la vitrine et l’ « étalagisme » dans les textes et les conversations des « astronautes du dedans », lui-même vanté par les surréalistes pour son « processus mû par une nécessité interne […] où les choses s’enchaînent les unes aux autres selon une logique autonome7  », l’artiste nord-américain Finizio l’associe de son côté à une fascination pour une certaine viralité dégagée par les objets eux-mêmes. Cette dernière ne serait pas exempte de sentiment anxiogène, voire actrice d’un « climat paranoïaque » selon ses propres mots. Des choses se voulant rassurantes comme des maisons de jardin colorées, des têtes de peluches et des habits pour enfants, dans Minimalia (mini-mal-ya) matérialisent à contrario des habitats de fortune ou des checkpoints sécuritaires tels qu’il les a observés à Tel Aviv. Sa performance Never Trust A Stranger — mettant en scène un lapin échappé de Walt Disney qui distribue des flyers niant des croyances complotistes tout en les faisant recirculer — prolonge, à l’extérieur du musée de Tel Aviv, le solo show de l’artiste et accentue un sentiment de pesanteur propre à la « société de contrôle » (Gilles Deleuze). Cette exposition fonctionne tel un collage d’objets dignes de l’ « uncanny » de Mike Kelley : « The uncanny is a somewhat muted sense of horror: horror tinged with confusion8 . » Mike Kelley intègre (déjà) une critique du suprématisme blanc néo-libéral, dans ce sens il prolonge l’ambition dissidente des assemblagistes de la « West Coast ». À son tour, l’ « uncanny » de l’artiste, conscient de la force performative et de la puissance visuelle de l’idéologie ultra-capitaliste nord-américaine, multiplie dans Ramoneur - Dentiste – Visionnaire les scènes votives ou les micro-situations de recueillement sans pour autant se souvenir de la raison d’être des prières liturgiques. Le « harem de fétiches » (Mike Kelley) qui singent les idoles habitées par des croyances infantiles, une machine libidinale qui agite Francesco Finizio « cet éboueur du futur qui aurait regardé les constructivistes9  ».

  1. GIFFON-SELLE (Anne). - Les astronautes du dedans : l’assemblage californien 1950-1970. – Genève : Mamco ; Dijon : Les Presses du réel, 2017
  2. GIFFON-SELLE (Anne). - Les astronautes du dedans, op. cit., p.25.
  3. Ibid., p.86.
  4. Idem.
  5. GIFFON-SELLE (Anne). - Les astronautes du dedans, op. cit., p.99.
  6. Galerie Territoires Partagés, Marseille
  7. Ibid., p.91.
  8. KELLEY (Mike). - The Uncanny. – Cologne : Walther Köning, 2004, p.26. «L’inquiétant est un sentiment d’horreur atténué : une horreur mêlée à de la confusion. »
  9. Expression de l’artiste.