Francesco
Finizio

MÀJ . 02.11.2020

Entretien Francesco Finizio

Alice Malinge et Étienne Bernard, 2021

Alice Malinge : Pour commencer nous aimerions vous interroger sur votre rapport à la langue et à la littérature. En effet, vous introduisez votre exposition par un poème et vous avez souvent rapporté l’importance pour vous des romans de science-fiction ou récits post-apocalyptiques. Quel rôle ces écrits jouent-ils dans votre travail ?

Francesco Finizio : Il est plus question de langue que de littérature, je n’ai pas le sentiment d’être quelqu’un de très littéraire. J’ai grandi dans une maison d’immigrés italiens aux États-Unis. Il y avait un tiraillement constant entre les deux langues et par extension entre les deux cultures. Un troisième pôle est venu s’y ajouter lorsque je suis arrivé en France. Mon rapport à la langue est assez plastique. Il en est de même pour la littérature. Elle m’intéresse pour sa dimension plastique, élastique… Cette notion de plasticité de la langue me rappelle le livre de Louis Wolfson intitulé Le schizo et les langues1 DELEUZE (Gilles). - Le Schizo et les langues. - Paris : Gallimard, 1970. – (NRF)] et cité par Deleuze et Guattari dans 
Mille Plateaux2 . Lui-même schizophrène, Wolfson raconte sa vie ainsi que les techniques linguistiques qu’il développe en tant que polyglotte autodidacte pour échapper à l’emprise maternelle. Il propose aussi des améliorations pour la langue française (ce qui est vraiment surprenant vu que Wolfson n’avait alors jamais quitté sa ville natale de New York. Je suis tombé sur le livre peu après mon arrivée en France) ça a été une trouvaille providentielle.

Alice Malinge : L’introduction d’une exposition ou d’un projet par un poème est-elle quelque chose que vous pratiquez souvent ?

Francesco Finizio : Pour me présenter ou présenter mon travail, c’est un peu la première fois, dans la mesure où je ne pensais pas consciemment écrire un poème. J’ai du mal à voir cela comme un poème, c’est plus comme un rant en anglais, une tirade peut-être, dans le sens où il n’y a pas de structuration propre à la poésie… C’est très fluide.

Etienne Bernard : Nous employons le terme de « poème » car il y a dans sa structure quelque chose de l’ordre du poème en prose.

Francesco Finizio : S’il y a quelque chose à rattacher au poème, c’est la plasticité. Le poème essaie de rendre le langage un peu résistant à une lecture littérale, les mots reprennent vie, et peuvent devenir comme des formes, du chewing-gum pour l’esprit. De là, se fait le lien avec la musique pop et le travail du parolier, qui pose ses rimes ou ses lyrics. On cherche le sens dans les sensations.

Etienne Bernard : On peut rapprocher ce texte de la logique du poème dans sa plasticité, mais il est aussi très revendicatif. Il pose le ton du projet d’exposition. Vous parlez de rant, on pourrait parler également de slam. Quelle place a-t-il dans le projet Go Ghost ! ? Est-il central ou au contraire de l’ordre du commentaire, du satellite ?

Francesco Finizio : Oui c’est juste. Il est probablement plus proche du slam mais je connais mal ce dernier. En tout cas, il y a l’emphase qui m’a attiré vers des poètes comme Allen Ginsberg et Amiri Baraka ou des chanteurs comme Mark E. Smith de The Fall. Au début de chaque expo, il y a un texte qui introduit le scénario. Il est donc séminal mais il fait partie du processus, c’est une seule et même chose dans la manière dont les éléments s’assemblent, la manière dont je dis ce que je dois dire est un peu la même manière que j’utilise pour mettre les choses ensemble dans l’espace.

Alice Malinge : Parmi les références que vous citez, l’auteur Antoine Volodine revient souvent, Des anges mineurs3 en particulier. Dans ce roman, on découvre une communauté de personnes qui vivent dans un temps peu défini et où semblent émerger des strates de la société actuelle mais dans une organisation qui nous échappe. Pouvez-vous nous en parler ?

Francesco Finizio : Ce qui m’a frappé dans Des anges mineurs, c’est le positionnement par rapport au temps présent, l’expérience du monde, de la vie où la réalité vécue par les personnages du roman est un monde passé, vécu par procuration à travers des contes. C’est à ce niveau-là qu’il y a un lien fort entre l’exposition et Volodine : la sensation qu’on assiste à quelque chose qui joue avec la matérialisation des souvenirs d’un monde passé. Il y a aussi cette réalité chez Volodine qui est un peu comme un sirop. On ne sait pas dans quel temps on est. Peut-être dans un temps onirique car il s’agit de personnes qui racontent le monde qu’ils ont vécu mais qui n’est plus là. C’est un milieu avec une dimension communautaire mais en même temps c’est la communauté qui est empreinte d’une dimension carcérale ou post-apocalyptique, c’est un côté un peu sombre… Je m’intéresse à Volodine, mais Philip K. Dick4 est un autre référent important pour moi. Par rapport à cette réalité fendue dans laquelle on est toujours tiré entre l’impossibilité de déterminer ce qui est réel et irréel ou illusoire. Cette scission à l’état schizophrène, c’est peut-être aussi quelque chose qui me parle par rapport à ma propre schizophrénie culturelle. Je m’en suis nourri à différents moments car je trouve cette scission, ce split intéressant, informatif, car il pointe peut-être mes propres incapacités de réconcilier des polarités.

Etienne Bernard : Parlons maintenant de l’exposition Go Ghost ! dans sa matérialité et l’utilisation de matériaux pauvres sinon usés. Dans le poème introductif, vous utilisez une expression qui a retenu mon attention : « LO-FI SEMPER FI ». LO-FI signifie “basse qualité” et SEMPER FI c’est le cri de guerre des Marines.

Francesco Finizio : Oui, de tous ces connards qu’on retrouve dans les fraternités universitaires ou chez les Marines…les figures de proue d’une certaine Amérique qui me rend malade.

Etienne Bernard : C’est donc un cri de guerre. N’y a-t-il pas une forme de maniérisme dans la revendication de cette esthétique lo-fi ?

Francesco Finizio : Honnêtement pas encore, quand je sentirai que le maniérisme guette, je changerai de direction ! C’est vrai que lo-fi comme terme est aussi stupide qu’alternative rock. Le lo-fi m’intéresse pour les singularités qu’il recèle, ces artistes qui occupent les marges parce que leur mix n’est pas propre, parce qu’ils ne voient pas toujours la nécessité de finir le travail ou de gommer leurs erreurs…

Etienne Bernard : Si on évacue la question du maniérisme, on peut parler de référence, on a évoqué l’assemblage notamment dans sa tradition américaine mais quand je visite l’expo, je vois aussi des références assez fortes à des artistes allemands comme Manfred Pernice.

Francesco Finizio : Oui, mais en plus drôle !

Etienne Bernard : On peut y voir énormément de références à différents champs esthétiques dans cette exposition. Il serait peu probant d’en faire la liste. Mais si on la regarde en faisant fi des références artistiques pour la regarder à l’aune des débats sociétaux du moment, est-ce que vous avez un discours quant au recyclage et la question du déchet ?

Francesco Finizio : Ça me dépite un peu que les gens puissent voir l’exposition par ce prisme-là, on tombe tout de suite dans des écueils… La sensation que j’ai eue en lisant Volodine, c’est qu’on est dans un monde futur, un monde où ce n’est plus possible de faire l’expérience du monde, donc on raconte les souvenirs du monde passé où l’expérience du monde était possible. Le monde de Volodine est dépouillé, on est obligé de faire avec des pauvres ersatz qui nous évoquent un monde disparu. J’ai l’impression que notre réalité n’est pas loin de ça. Je pense à des tendances, des mouvements où on parle de retrotech ou de neoretro. Désormais on est dans une logique tellement exacerbée de monétisation de la réalité que tout moment passé est un futur potentiel dans le sens d’un investissement. Le futur passe au pluriel — des futurs — une vision collective est parcellisée en visions individuelles. Donc, les matériaux que j’utilise et la manière dont les choses se construisent sont pensés dans l’idée d’une pauvreté matérielle pour raconter, pour communiquer cette sensation d’estrangement. Je ne connais pas de traduction exacte en français. C’est comme un détachement, mais c’est beau, “devenir étranger à”, “être extirpé de”.

Alice Malinge : Je souhaiterais aborder votre rapport aux objets qui jalonnent l’exposition. Comment les récupérez-vous ? Comment les organisez-vous ? Ont-ils une vie dans l’atelier qui précède la vie dans l’exposition ?

Francesco Finizio : Je ne suis pas collectionneur. Il y a des groupements, des familles d’objets qui se constituent sans forcément qu’il y ait un objectif précis. De manière générale, tout peut rentrer dans la rubrique de figure de la paréidolie. Tout peut évoquer un faciès. Parce que c’est tellement primaire et c’est un des premiers apprentissages qui assure la survie d’un humain. Je trouve marrant qu’aujourd’hui, sur le smartphone, il y ait le face recognition, cette fonction qui reconnait le visage.
Sur la question de l’atelier, c’est un endroit où je fais des exercices avec les matériaux, comment les choses peuvent aller ensemble, je cherche des connexions entre des choses, c’est tout sauf un travail systématique, il n’y a pas de grille.

Alice Malinge : Entretenez-vous un rapport domestique avec ces objets ?

Francesco Finizio : Je pense que la domesticité a été et est depuis longtemps visible et déterminante dans la constitution du travail. Je me souviens qu’à une époque, Roee Rosen avait écrit un article5 sur Guy Ben-Ner et moi-même dans lequel il parlait précisément de l’homme domestique comme figure artistique. Mon activité est collée à la maison, les espaces se confondent tout le temps…

Etienne Bernard : La salle du Frac Bretagne dans laquelle vous intervenez est très proche d’un vrai white cube (c’est une salle carrée et blanche). Dans le poème introductif, vous écrivez « je m’intéresse aux espaces qui se construisent depuis l’intérieur plutôt que d’en haut ». J’aime beaucoup cette phrase car l’installation telle qu’elle est, semble construire l’espace, l’occuper, au sens occupy ou prise de territoire. Vous investissez tout l’espace sans rien accrocher aux murs. Vous prenez de l’électricité pour diffuser une bande sonore. Vous utilisez la lumière de la salle sans la travailler. Et c’est tout. Est-ce qu’on peut considérer que l’occupation territoriale par cette installation relève de la contradiction de l’utilisation du white cube comme espace neutre propice à l’autonomie de l’œuvre ?

Francesco Finizio : C’est peut-être une critique positive, le but ce n’est pas de rester sur la considération de l’espace. Ce n’est pas une finalité dans le sens ou l’espace qui émerge par le biais de l’installation est un espace qui est fait pour être traversé. Ce n’est pas fait pour être absorbé en une image. J’ai l’impression d’en avoir eu la preuve avec les images de documentation de l’exposition. L’installation est très difficile à saisir. C’est un peu comme les images qu’on reçoit de Mars au jour le jour. Il n’y a rien à voir jusqu’au moment où l’on commence à regarder. Au fur et à mesure qu’on erre et on zoome on découvre la moisissure sur le rover et d’autres détails qui permettent d’établir des connections, d’articuler. C’est à ce niveau-là qu’il peut y avoir une critique dans la mesure où la faculté sensorielle visuelle n’est pas mise en avant comme seul moyen d’appréhension. Dans le contexte du white cube, au sens où l’entendaient Brian O’Doherty6 ou Clement Greenberg, il y a l’idée de donner primauté au sens de la vision.

Alice Malinge : Plusieurs objets dans l’installation font allusion directement au registre du sacré, comme les masques, les auréoles, même Jean-Paul II dans une des vidéos. Y a-t-il une démarche de pensée que l’on pourrait qualifier de libertaire ? C’est-à-dire notamment une manière de s’amuser, de tourner en dérision les formes du sacré et donc les cultures religieuses ?

Francesco Finizio : Oui, je me reconnais dans cette approche. Le registre du sacré émerge à travers des associations formelles entre des auréoles, des pièces de monnaies, de couvercles dorés. Ces objets instrumentalisent la lumière. Le chapeau du pontife ressemble à un sein… Activer ces associations laisse imaginer d’autres relations entre les choses. Sinon, ce qui est tourné en dérision c’est peut-être plus la forme institutionnelle et son hypertrophie inévitable qu’une culture religieuse précise.

La religion m’intéresse dans ses formes primitives, la figure de l’anachorète en est une manifestation. Mais ça vaut pour à peu près tout. On aime bien quelque chose quand elle est fraîche et légère. Dans le poème, je fais un rapprochement entre l’anachorète et le comique. Je me souviens, quand je suis arrivé en France j’ai lu un livre de Jacques Lacarrière dont le titre m’attirait : Les hommes ivres de Dieu, histoire des anachorètes7 . J’avais le sentiment de lire un chapitre radié de l’histoire de l’art de la performance car c’était aussi fascinant qu’absurde. On passait de Simon le Stylite à Vito Acconci. Ça me fait penser à Buñuel et son Simon du désert8 qui tire d’autres parallèles. J’ai fait ce rapprochement avec le comique dans le poème car je ressens le même type de solitude, une dimension assez ascétique. Ça peut sembler un peu cucul-la-praline mais j’aime beaucoup la figure de Saint-François d’Assise parce qu’il parle aux animaux. Regarde ce qu’en fait Pasolini dans Oiseaux petits et grands9 , c’est ça. Ça commence comme ça, avec le comique napolitain Totò et Nino Davoli qui se promènent, et Totò, il est Saint-François quoi !

Alice Malinge : Et le survivalisme ? C’est quelque chose que vous regardez ?

Francesco Finizio : Ce qui m’intéresse dans le survivalisme, ce sont les techniques. Donc, je regarde les survivalistes si j’ai besoin de faire quelque chose, c’est pratique. Comment on façonne les objets, comment on peut mettre les choses ensemble, quelles sont les colles, les matériaux, les modes d’assemblage… J’aime bien regarder cela car c’est un mode d’appréhension du monde où l’intelligence passe par l’observation et les mains. « Thinking through making » comme dirait Tim Ingold. On se rend compte tout d’un coup qu’un lacet de chaussure est fait de plein de petits brins de fil et on remonte à des dizaines de milliers d’années pour retrouver des ancêtres en train de tresser du fil. Dans la figure du survivaliste comme de l’anachorète, il y a l’idée de la pauvreté comme un mode d’action. Pour moi, c’est là que les figures se rejoignent, dans le dépouillement qui oblige à regarder les choses, à dépasser leur nomenclature pour les saisir et pour agir sur la réalité. Je retrouve cette logique dans l’architecture. Je pense notamment au livre de Yona Friedman, Architectures de survie10 ou encore dans une dimension plus architectonique à Siah Armajani qui ouvre vers le vernaculaire. Dans ses maquettes, il arrive à mettre en place une dynamique. À partir de quatre éléments, il recrée un lieu qu’il a vu et qui donne l’impression au regardeur de l’avoir vu lui aussi, de le connaître. Chaque maquette recèle une dynamique de relation. Peut-être que l’installation au Frac fonctionne un peu de la même manière.

  1. WOLFSON (Louis) [et préface de
  2. DELEUZE (Gilles), GUATTARI (Félix). - Mille Plateaux. - Paris : Éditions de Minuit, 1980
  3. VOLODINE (Antoine). - Des anges mineurs. - Paris : Seuil, 1999
  4. DICK (Philip K.). - Le Maître du Haut Château (The Man in the High Castle). - Paris : J’ai Lu, 2021
  5. ROSEN (Roee). - « The Horny Homemaker, on a photo by Francesco Finizio and a photo by Guy Ben-Ner » in Studio Israeli Art Magazine, juillet-août 2005
  6. O’DOHERTY (Brian). - White Cube – L’espace de la galerie et son idéologie. – Zurich : JRP/Ringier, 2008
  7. LACARRIERE (Jacques). - Les hommes ivres de Dieu. - Paris : Hachette, 1975
  8. Simon du désert (Simón del desierto) est un film mexicain de Luis Buñuel, sorti en 1965
  9. Les Oiseaux, petits et grands (Uccellacci e uccellini) est un film italien réalisé par Pier Paolo Pasolini, sorti en 1966
  10. FRIEDMAN (Yona). - L’Architecture de survie : une philosophie de la pauvreté. - Paris : Editions de l’éclat, 2003