Elsa
Tomkowiak

13.05.2019

Elsa Tomkowiak : Le pur plaisir de peindre.

Hubert Besacier, 2017

Elsa Tomkowiak n’est pas particulièrement portée sur l’art de chambre ou sur la peinture de chevalet. Au delà de toute pratique picturale traditionnelle, son œuvre se distingue par sa prédilection jubilatoire pour la couleur et par l’ampleur de ses réalisations non figuratives.
Dès les débuts de son activité d’artiste, elle s’empare des supports les plus divers, à condition qu’ils puissent satisfaire son désir de coloris flashy ou day-glo.
Ses premières interventions se font sur des étendues de neige en Haute Savoie ou sur de larges surfaces de vinyle suspendues dans des friches industrielles. L’échelle, souvent monumentale de ses créations, sa prédilection pour de vastes édifices, témoignent d’une ampleur d’esprit qui ne saurait se cantonner à un art confidentiel, à un repli sur soi, mais qui vise à la plénitude. La peinture doit gagner l’espace et se partager, comme la musique qu’elle pratique parallèlement.

Tout naturellement, elle choisit d’ignorer les limites entre peinture, sculpture, installation, ou land art, pour promouvoir un rapport sensoriel avec la couleur. Elle conçoit la peinture en relation directe avec le corps, le sien et par conséquent celui du visiteur. L’œuvre ne se contente plus de la position statique de celui qui la contemple. Le spectateur est amené à y éprouver sa propre situation.
La peinture peut s’inscrire dans le paysage, portée par des volumes flottants sur l’eau ou se disperser dans l’air au moyen de fumées, s’installer dans des architectures très diverses, que ce soit les travées d’une usine ou les arcatures d’une abbaye, ou encore se développer dans une salle d’exposition sans transition ni rupture entre murs, sol, plafond et blocs sculptés aux formes généralement irrégulières.
Ces dernières années, Elsa Tomkowiak a, entre autres, investi une piscine (Mönchengladbach), un opéra (Nantes), une abbaye (Angers), plusieurs usines, des églises, des infrastructures ou des superstructures de ponts (Saint Gervais, Québec), le pavillon de verre d’une station thermale (Pougues les eaux) ou œuvré directement dans le paysage pour de grandes manifestations urbaines (Offenbach am Main, Metz, Verdun).

Sa remise en question des pratiques canoniques de la peinture correspond à une forte pulsion expansive, mais vise également à modifier le mode de réception de l’œuvre. Ses installations proliférantes font des lieux qu’on lui propose, de vastes ensembles colorés dans lesquels le spectateur est convié à entrer et à se déplacer, (à pied, voire à vélo comme ce fut le cas dans le vaste espace d’une friche industrielle à Lyon).
Si la peinture de chevalet est censée nous ouvrir une fenêtre sur le paysage, ici c’est la peinture qui s’inscrit dans le paysage ou qui le construit.
En mettant à contribution d’un coup tous les modes de création consacrés, Elsa Tomkowiak nous invite à une expérience sensorielle et mentale au cœur de la couleur. Ce n’est plus une rencontre uniquement rétinienne. Lorsque nous pénétrons dans un de ses environnements, la couleur nous enveloppe, nous en ressentons le rythme et les pulsations.
Dans une certaine mesure, elle revisite à sa manière ce qui dans les années 70 était apparu un temps sous le vocable de “Pénétrables“.
La déambulation que cela implique de la part du visiteur en fait un actant.
La raison d’être de l’œuvre dépend de cette pénétration, de cette prise de possession physique et temporelle, de cette immersion des corps dans la couleur.
Lorsque l’espace est clos, nous sommes embarqués dans un environnement totalement inédit, dans les entrailles de la peinture. Le dispositif pictural s’ouvre et se recompose au fur et à mesure que nous le parcourons. La peinture se déploie et se livre de l’intérieur, strate par strate, pan par pan. Lorsque l’on franchit ces scansions, on la perçoit effectivement comme un ensemble rythmé. Le corps qui évolue dans l’œuvre la fait vivre, dans le sens où sa perception change à chaque pas.
C’est ainsi qu’un véritable échange physique et mental peut se produire et que la composition peut être perçue, éprouvée et entrer en phase avec le regard, le corps et la pensée du visiteur, tous ses sens étant mis à contribution. Placé dans une déferlante de couleurs, il est en immersion dans un univers vital, énergétique, lumineux et onirique.

Souvent aérienne et légère lorsque qu’elle se déploie en lanières ou en membranes souples, tendues ou flottantes, la peinture peut aussi se matérialiser de façon plus dense en formant des blocs feuilletés de couleurs.
Assemblée en couches de façon à constituer un corps solide, elle devient un matériau compact, rigide, multicolore, dans lequel l’artiste peut trancher, tailler à sa guise pour privilégier telle ou telle tonalité, varier les nuances et les reliefs.
Lorsqu’il ne s’agit pas d’un tel feuilletage, les volumes prennent alors l’aspect de concrétions colorées, d’agrégats pigmentaires, comme si la couleur diffuse dans l’air, était venue se déposer au sol pour s’y sédimenter.
Les lieux où elle intervient sont ainsi totalement restructurés par bandes, par volumes ou par les plans que constituent les pans de vinyle qu’elle peint au sol, avec de larges brosses. L’usage de ces brosses ou même de balais fait vibrer la couleur. On ne peut plus ici parler de touches, mais d’amples traces gestuelles. Le recours à ces bâches translucides, lui permet d’obtenir une diffusion de la couleur par la lumière qui les traverse. La peinture peut ainsi se propager dans l’espace comme des ondes lumineuses et diaprées.
Ses pigments, d’une grande intensité chromatique, se déclinent selon des codes tout à fait personnels dans des assemblages toujours très efficaces, surprenants sans être déroutants.
S’ils sont précisément choisis et élaborés pour leur valeur propre, la diffusion, la contamination, font partie intégrante du processus de l’œuvre.
D’une part cela assure l’investissement total d’un lieu et donc le rapport entre le corps du visiteur et la couleur, d’autre part cela participe de la pensée esthétique de l’artiste pour qui l’interpénétration des valeurs équivaut à une sorte de fusion d’accords comme on le pratique dans le domaine musical.
C’est pourquoi, sous des apparences débridées, la composition, très précise, reste primordiale.
Fusion est sans doute le mot qui caractérise le mieux à la fois la peinture d’Elsa Tomkowiak et ce qui la motive : la vie s’introduit dans l’art et l’art s’impose dans la vie, ce qui est une nouvelle façon, tout à fait contemporaine, de rejouer le projet du néoplasticisme.
Mais à la différence des traditions constructivistes, de l’art concret ou des géométries strictes des mouvements modernistes, les associations de couleurs et les modes de composition sont libérés de toute contrainte dogmatique.
Ses dessins préparatoires, qui s’apparentent à des cartographies, nous montrent que c’est l’observation du lieu, sa compréhension, la lecture qu’elle en fait, qui font naître ces formes et la gamme de couleurs qu’elles portent. A partir de là, la peinture à grande échelle se libère. L’artiste passe à la phase euphorique de l’exécution.

En dépit de la difficulté d’œuvrer dans des architectures fortement symboliques et connotées, elle parvient à y inscrire un geste pictural fort, sans aller à l’encontre de leur nature et sans non plus y être soumise, c’est à dire sans être redondante ou simplement virer au décoratif. Les couleurs fusent sur des structures pensées pour un espace précis, en fonction de ses spécificités architecturales, spatiales mais également stylistiques et liées à sa nature et à son histoire. L’œuvre s’y installe en mettant en valeur certaines de ses particularités.
La perception que nous en avons s’en trouve certes modifiée, mais l’intervention de l’artiste, entrant en phase avec les qualités du lieu, loin de le dénaturer, en souligne les caractéristiques. Le bâtiment récepteur et l’œuvre s’enrichissent mutuellement.

Donnant vie à un art flamboyant, minérale ou aérienne, la peinture se dépose ou s’inscrit sur des supports qui prennent les formes les plus variées en fonction des configurations dans lesquelles l’artiste est invitée à les installer : drapés suspendus, sphères géantes posées sur les eaux ou pullulement de bulles qui s’y s’éparpillent en formations légères et irisées.
Ses créations sont porteuses de sensualité, parce qu’elles sont aptes à transmettre à celui qui les regarde ou les pénètre, une part majeure du plaisir qui motive l’artiste aux prises avec la couleur dans l’atelier. Mais aussi parce qu’elles sont chargées d’énergie, qu’elles véhiculent et communiquent une dynamique vibrante.

Le plus souvent, la nature éphémère de ces installations proposant la métamorphose passagère d’un lieu, sa transformation temporelle, et le fait que le visiteur soit invité à une telle expérience sensorielle et esthétique, font de chacune de ses interventions un événement festif.
Cependant, elle vient de franchir une nouvelle étape en achevant une réalisation pérenne pour le service de réanimation médicale du Centre Hospitalier Universitaire d’Angers. Sans déroger à sa ligne de travail ni à ses chartes de couleurs, elle a su répondre de façon pertinente à un cahier des charges extrêmement précis, compte tenu de la vocation particulièrement délicate de cet établissement. Abordant un édifice clos, dépourvu de lumière naturelle, elle a su recomposer un espace dans l’espace en le structurant par des horizontales et des verticales et donner la sensation d’un lieu ouvert en prolongeant la peinture au delà des faux plafonds et des cloisonnement, créant ainsi des sensations de hors-champ.
En travaillant sur les salons d’accueil et d’attente des familles et sur les espaces de circulation des personnels soignant et de leurs patients, en modulant la progression de ses intensités, se jouant de tous les obstacles et de la signalétique en les incluant dans l’œuvre, elle est parvenue à rendre la peinture accessible à tous, y compris pour les patients véhiculés en position couchée. Là encore, le mouvement ouvre des perspectives changeantes et fait vivre l’œuvre en modifiant continuellement les angles de perception.
Enfin, de façon tout à fait révélatrice, Elsa Tomkowiak a pris le parti de s’inspirer désormais, pour le titre de ses œuvres, de la façon dont en météorologie on nomme conventionnellement les anticyclones, les tempêtes et les ouragans. Ces noms et prénoms évoluent en fonction de leurs déplacements géographiques et de leurs variations d’intensité. Ce qui correspond parfaitement à l’activité de l’artiste qui conçoit la peinture comme un phénomène dynamique en perpétuel mouvement.