Elsa et les cyclones
Lorsqu’Elsa Tomkowiak s’élance à la conquête de l’espace, elle voit grand. C’est au centre d’art de Pontmain qu’elle mène sa nouvelle expérience immersive, et démontre la puissance de déploiement de l’œuvre : l’artiste s’arrime à l’architecture, fait surgir un monumental espace pénétrable conçu comme terrain de jeux chromatiques, et teste d’étranges supports de mousse. Derrière l’esprit de recherche et d’expérimentation qui la caractérise, s’esquisse une forme d’engagement totale : sa peinture incarne le lieu des sensations, des conflits et des apaisements, elle transmet une énergie électrisée, apte à sortir le spectateur de son attitude purement contemplative. À la recherche du hors-champ, l’artiste n’en finit pas de se demander, de nous demander, comment sortir du cadre de la peinture.
SPIRALE EN EXPANSION
Depuis 2016, Elsa Tomkowiak choisit de nommer ses œuvres : elle quitte donc le Sans titre, jusqu’alors utilisé, et attribue désormais des prénoms à ses installations, exactement comme on désigne les ouragans. Ce référent - l’ouragan, le cyclone, le typhon - est emblématique : comme lui, la peinture d’Elsa Tomkowiak observe un régime paradoxal, entre déflagration et perturbation organisée, entre tempête et trajectoire concise, entre chaos et partition spatiale connue.
Un autre artiste a questionné ces modèles de nuages en rotation, dans un registre plastique tout à fait différent : il s’agit de Francis Alÿs, qui a découvert une région de la campagne mexicaine où se forment fréquemment des tornades. Il a filmé ses tentatives pour s’introduire au cœur de ces spirales en expansion, et face au pouvoir de la nature, il rend hommage à la persévérance humaine, à la nécessité de poursuivre des idéaux, aussi inaccessibles ou absurdes puissent-ils paraître.
Les tornades sont des instances organisées émergeant du chaos : cette vidéo, intitulée Tornado 2000-10, est aussi une réflexion sur l’état chaotique du monde, et la captation d’un moment d’ordre au sein même de la tourmente. Dans une dynamique proche, les compositions d’Elsa Tomkowiak portent en elles, à part égale, la méthode et la déprise, le calme et la tempête.
TRAVERSER
Le premier dispositif mis en place par l’artiste implique une traversée physique de la couleur. En effet, fixées sur les contours du plafond suspendu, des lanières PVC descendent presque jusqu’au sol, délimitant un vaste espace pénétrable. Ces rubans souples, du type de ceux qu’on utilise pour l’isolation thermique des chambres froides ou l’atténuation acoustique, sont peints à l’aide de balais, un outil qui rend visible le geste, et permet de nombreux jeux de transparence. Plusieurs passages de brossage font varier la profondeur des dégradés, et les zones translucides côtoient des zones légèrement opacifiées, où la couleur s’intensifie. Ce ballet chromatique se répercute sur les murs alentours, et semble émaner de la composition qui se déploie au plafond.
NIMBES ET NUÉES
Elsa Tomkowiak a longtemps fui le tableau et ses constituants historiques, la toile tendue sur châssis. Elle préfère intervenir directement sur l’architecture, et ce plafond suspendu, presque en lévitation, n’a pas manqué de retenir son regard.
Ses documents préparatoires montrent à quel point son intervention sur ce support (comme sur tous les autres) est maîtrisée : à la manière d’une carte météo, l’artiste a spatialisé minutieusement sa composition, s’attachant à zoner la répartition des couleurs, à réguler l’équilibre des masses et la coïncidence des circulations entre plafond et lanières. Une fois ce cheminement chromatique établi, l’intuition du geste peut se libérer. La peinture acrylique est ici travaillée avec de grosses brosses à colle, en une texture fluide et diluée. Dans cette cartographie vaporeuse, l’exubérance l’emporte : explosion de rouge oriflamme et d’orangé au nord, progression du vert acide et du bleu nuit au sud. En perpétuelle effusion, la couleur apparaît comme un phénomène changeant, « une ouate légère qui se travaillerait elle-même »1
.
QUE SE CACHE-T-IL DANS LES NUAGES ?
Dans la mythologie grecque, on raconte que le nuage symbolise l’écume du chaos originel après la création. Est-ce pour cela qu’autant de peintres ont tenté de saisir l’inconstance joueuse des nimbes, leur lourdeur impétueuse et leur légèreté diaphane ? Les nuages tendent le regard vers l’ailleurs, ils sont, comme l’écrit Gaston Bachelard, un « thème d’ascension »2
omniprésent dans l’histoire de l’art, un « conseil permanent de sublimation »3
. Chez les Vénitiens et Tiepolo, dans les tracés de leurs grandes peintures décoratives au plafond, mais aussi chez Constable ou Van Gogh, on retrouve la dynamique spiralée des nuages, comme une invitation à faire tournoyer la vision. Si Elsa Tomkowiak prolonge cet héritage, elle emprunte également à l’histoire de l’expressionnisme abstrait et de l’action painting : son installation ouvre une arène dans laquelle agir, sa peinture se fait événement. Cette boîte chromatique offre alors un environnement où ressentir la vitalité d’un geste, l’éclat modifié de la lumière, la couleur comme matière qui s’échappe, en permanence. En témoigne ce plafond qui répand ses nuées chromosaturées au-delà des cloisons : attention, avis de grand vent pictural.
MASSER LA MOUSSE
Dans la seconde salle du centre d’art, trois blocs de mousse à matelas se dressent, comme des stèles à taille humaine. Sur (et dans) cette fibre polymère très dense, Elsa Tomkowiak a travaillé à pleines mains, massant la couleur, la faisant pénétrer à coups de poing, après avoir imbibé cette mousse à l’eau, pour que la couleur diffuse davantage et coule en lavis aléatoire. De ce corps à corps, ces monolithes conservent des empreintes de gestes variés.
Là encore, la peinture a fait son chemin à travers les volumes, l’artiste ayant préparé des tracés régulateurs précis, pour que les couleurs se correspondent lorsque ces blocs sont présentés côte à côte, recomposant alors un paysage fragmenté, aux nuances enchanteresses, fluorescentes, artificielles.
Dans cette fibre naturellement iridescente, l’artiste a tenu à faire pénétrer la plus grande intensité pigmentaire possible : c’est elle qui fabrique ses couleurs, avec des micro-capsules qui sont habituellement utilisées pour colorer la chaux ou le béton. L’effet de vibration, d’irisation pailletée et de saturation frappe l’œil au degré maximal, comme si les gammes arc-en-ciel étaient rétro-éclairées au néon. L’ensemble peut d’ailleurs rappeler la palette californienne de certains artistes contemporains, qui aiment redéfinir les bornes de la séduction visuelle dans l’excès pop et girly.
L’un de ces monolithes (non présentés à Pontmain) se distingue des autres : dans un mouvement extrêmement physique, Elsa Tomkowiak a éventré le bloc de mousse. Chargé de violence symbolique, cet écartèlement a pourtant donné naissance à un paysage délicat, massif alpin ou relief lunaire qui fascine par sa force fuchsia. Ce geste a soulevé des montagnes.
UN DÉTAIL QUI VEUT DIRE BEAUCOUP
Qu’elle immerge le visiteur dans un environnement enveloppant ou qu’elle le confronte à des objets hypnotiques, Elsa Tomkowiak provoque une expérience directe, physique, sensorielle, de l’architecture, de la peinture et du lieu4
. Elle renouvelle à chaque fois et pour chacun l’acte de percevoir. Toutefois, son modus operandi n’est pas toujours spectaculaire : dans la salle où elle installe ses stèles, l’artiste a discrètement glissé à proximité des éclairages indirects quelques feuilles de papier qu’elle a peintes. Peu visibles dans un premier temps, ces séquences lumineuses et colorées modifient légèrement la perception de l’espace pour en adoucir l’atmosphère. Avec beaucoup de détermination et d’infinies modulations, Elsa Tomkowiak fait entendre sa petite musique et diffracte partout la couleur.
CLUB SANDWICH
Au rez-de-chaussée et à l’étage du centre d’art, Elsa Tomkowiak rejoue sa peinture aux poings sur polymère dans une configuration différente : sur de fines strates de mousse réunies en paquets légèrement épars, l’artiste a travaillé au sol, la première feuille de mousse imprégnant les suivantes, les tranches de cette stratigraphie picturale attestant de cette circulation des couleurs, avec brisures de rythme et décalages. Ces sédiments de mousse sont présentés au mur, avec un dispositif qui modifie leur trajectoire naturelle : l’artiste écrase le haut de ces couches à l’aide d’une barre de cuivre fixée à la cimaise, qui pince ou agrafe le matériau sur son passage, et permet de mettre en relief le tombé de ces lamelles souples, légèrement redressées par la pression. Le contraste des matériaux accroche l’œil : le cuivre, minerai métamorphique, capte lumière et couleur alentour ; le sandwich de mousse offre sa texture irisée, déferlante chromatique qui ne reflète rien d’autre qu’elle-même, entre surface et volume, entre tension et abandon.
Les œuvres de cette série inédite, qui torpille à nouveau les limites supposées de la peinture, portent incidemment de jolis prénoms : Ione, Gracie, Donna, trois ouragans parmi les plus dévastateurs et meurtriers. Si la peinture d’Elsa Tomkowiak ne peut se targuer de telles propriétés destructrices, elle continue d’ouvrir les espaces et les surfaces à d’innombrables possibilités perceptives, imprévisiblement, à la manière des tourbillons cycloniques.
- L’Air et les Songes — Essai sur l’imagination du mouvement (1943), Gaston Bachelard, éd. Le Livre de Poche, coll. « Biblio Essais », 1992 (ISBN 978-2-253-06100-7), partie III, chap. VIII. « Les Nuages », p. 248_ ↩
- Op. cit. ↩
- Op. cit. ↩
- En ce sens, elle est assez proche de la peintre berlinoise Katharina Grosse, reconnue pour ses œuvres réalisées in situ, en peignant directement sur les bâtiments et les paysages. ↩