Dorian
Teti

NEW . 07.02.2025

Vert menthe, jaune canari. La couleur en photographie

Marie Lamassa, 2022

Texte de Marie Lamassa, paru dans le catalogue d’exposition Vert menthe, jaune canari. La couleur en photographie, L’Imagerie centre d’art, 2022, p.61-63

La pratique de Dorian Teti – artiste visuel, photographe et céramiste – est centrée sur la question de l’identité (la sienne), envisagée à travers les représentations de soi et l’expression d’une histoire partagée. Inscrite dans un cycle de travaux consacrés aux héritages familiaux, la série Rose est une exploration des liens filiaux, à travers la figure maternelle. L’artiste se concentre sur la manifestation de la relation mère/fils par le biais d’un lieu : l’appartement dans lequel il a vécu adolescent avec Rose, sa mère, et où il s’installe en 2017 alors qu’elle vient d’en partir. Pour mener à bien cette recherche, Dorian Teti revient donc habiter dans cet appartement à Vallauris, petite ville méditerranéenne connue pour sa poterie décorative et criarde, populaire dans les années 1960. Il réinvestit le lieu dans lequel sa mère a laissé les objets qu’elle ne souhaitait pas emporter lors de son récent déménagement, et délimite son terrain d’étude dans ce cadre géographique restreint, guidé par ce questionnement : qu’est ce qui, par notre présence, se manifeste dans l’espace qu’on nous laisse ? Rose se raconte de l’intérieur, avec l’intérieur : tout prend place dans le microcosme d’un huis clos familial et domestique, dans lequel l’artiste et sa mère jouent leur propre rôle. À travers leurs archives photographiques respectives, leurs objets et cet environnement partagé, Dorian Teti collecte et rassemble un inventaire qui rend visible la filiation et ce que sa mère lui transmet. Par le biais d’objets et de mises en scène, il travaille la question des héritages, psychologiques et symboliques, celle des loyautés et réfléchit à leurs modes de diffusion.

Rose est une œuvre protéiforme qui s’ouvre et se ferme sur le portrait des deux protagonistes de cette série. L’artiste et sa mère posent les yeux clos, de profil, recouverts d’un filtre fuchsia. Un amas d’objets et de cartons entassés dans le coin d’une pièce servent d’introduction à l’appartement. Ils sont les reliquats d’un déménagement, les objets laissés derrière soi par manque de place ou de sens, assemblés en une pyramide compacte. À cette première installation répondent d’autres images d’empilements – de vaisselle, de vases et d’instruments de cuisine –, issus de l’appartement ou moulés par l’artiste. Se succèdent ensuite des formes plus réduites et plus personnelles, qui mettent en scène des livres aux titres antinomiques, Histoires percutantes et Histoires ordinaires, représentatives de l’ambiguïté qui traverse la série. Rose fait alors son apparition, sous la forme d’un portrait en médaillon dans lequel son visage juvénile et souriant a été déformé. Ce n’est qu’une fois ce cadre posé que la rencontre peut avoir lieu et que le fils et sa mère investissent mystérieusement les images dans des doubles portraits troublés par l’artiste. Ils partagent un même ectoplasme laiteux, perçant l’épiderme de la main de l’autre, ou portent chacun le corps fragmenté de l’autre. Enfin seulement est dévoilée une vulnérabilité sensible, dans la posture des corps (dénudé pour l’artiste, affublé de gants rose pour la mère), qui posent tous deux dans l’appartement, épuré ou encombré.

Comme les images de certaines représentants d’une branche théâtrale de la photographie contemporaine, la photographie de Dorian Teti ne « remplit plus son office de fenêtre ouverte sur le monde mais bien d’espace scénique », dans lequel est restitué un univers mental. Si le cadre et la démarche sont fondés sur un rapport direct au réel, voire à une certaine forme d’enquête, Rose est en effet une œuvre qui réfute tout aspect documentaire. Chaque objet prélevé est mis en scène puis retouché, soumis à une intervention plastique qui lui retire l’information biographique qu’il aurait pu apporter au spectateur. Peu à peu, à chacun des objets ainsi « réactivés », Dorian Teti insuffle une discrète étrangeté. Il vient troubler les apparences, jouer avec la surface et le décor, et plonge sa série dans une pureté diaphane, la recouvre d’un voile pudique qui ne dira pas plus de leur histoire, mais qui fera croire ce que l’on veut y voir. Rose est une affaire de distance ; à soi, au réel, à nos proches et à ce qu’ils nous transmettent. L’œuvre de Dorian Teti propose des surfaces, des images à l’assemblage maîtrisé, mais n’impose pas de récit. Il entre dans chaque image, la trouble, l’enchante ou la hante. Peu à peu, le chemin ainsi tracé nous conduit sur la piste des faux semblants, du simulacre et de la copie, tels ces bibelots, petits objets désirables finalement délaissés qu’il moule en céramique avant de les recouvrir d’une engobe blanche et luisante. La relation du fils et de sa mère est le seul sujet de Rose, mais nous ne saurons rien de sa véritable nature : « Je ne voulais pas qu’on ressente des émotions, que l’on nous personnifie. Je voulais que ce soit désincarné », précise l’artiste.

Le programme déployé par Dorian Teti s’inscrit dans l’ambiguïté décrite par Nathalie Boulouch selon laquelle la couleur, dans ses usages contemporains en photographie, « dessine deux directions qu’elle semble en même temps réconcilier : sa puissance de réalisme et sa capacité à passer au-delà, en créant un effet de simulacre ». Discrète, tendre, puis plus vive, la teinte rose s’invite dans chacune des images de l’artiste, avec au fur et à mesure un peu plus de présence. La couleur, en tant que motif plastique récurrent, devient le fil conducteur qui articule une œuvre construite en suspens entre réalité et fiction, conduisant l’artiste à livrer une image performée du lien qui l’unit à sa mère. Le rose détermine résolument la syntaxe plastique de cette série, étant tout à la fois prénom, couleur et sujet.