Quand l'image agit ! À partir de l'action photographique
Texte de Claire Bras, paru dans Quand l’image agit ! À partir de l’action photographique sous la direction de Michelle Debat et Paul-Louis Roubert, Filigranes Éditions, 2017, p.142-143
La motivation première est intime. L’auteur de la série n’a pas connu son père. Contacté via Internet par des frères et sœurs, reconnus comme lui à la naissance par ce dernier, il engage un travail de documentation sur la descendance de son père. Cette étape est partie prenante du processus créatif, il l’expose même. Mais sa quête dépasse les possibilités réelles des recherches généalogiques et les espérances algorithmiques les plus sophistiquées. Il forme alors le projet de constituer une fratrie fictive, fantasmée.
Il fabrique une succession de portraits fusionnels comme autant de rencontres en face à face avec des frères et sœurs possibles. Le protocole technique est lui-même une expérience sensorielle particulière. Il propose à plusieurs personnes de son entourage de poser devant lui, puis s’applique à reprendre la pose à leur place, à imiter leurs postures, mimer leurs expressions. Il altère sa propre apparence dans celles d’individus qu’il connaît et auxquels il cherche à ressembler, inventant des visages inédits. Ce travail de fusion physique autant que symbolique se réalise avec un logiciel de morphing, mais surtout s’expérimente, se vit même, dans les heures de retouches besogneuses qui vont faire naître ces enfants imaginaires dont il sera finalement le seul véritable père. Deux images se dissolvent l’une dans l’autre pour engendrer une autre image, à rebours de l’altérité charnelle originelle. Surgit alors, dans le regard qui cherche des similitudes dans les visages de tous ces frères et sœurs possibles présentés côte à côte, une matrice flottante.
La fameuse « nécessité intérieure » s’exprime ici de manière transparente. Elle se lit et lie les opérations de fabrication de la série de portraits comme autant d’actes engageant la construction d’une identité multiple, où l’auteur est sans y être, accomplissant ainsi un travail de détachement progressif jusqu’à l’abandon, aboutissement d’un processus initiatique pour un fils en manque de figure paternelle. Le lien entre motif et motivation à l’origine de son projet s’éclaire dans sa manière de faire, le processus créatif parle de lui-même. Ce qui le fait agir est, à n’en pas douter, la conviction que « ça agira » sur lui de l’avoir sous les yeux, une fois le travail fini. La série de portraits viendra clore l’enquête sur une fratrie perdue aux hasards de la vraie vie. L’essentiel étant de se réfléchir et de se reconnaître dans une image. Ce que l’image lui aura fait faire, c’est une expérience humaine de face à face d’où il sortira lui-même modifié, comme auto-engendré par un reflet qu’il s’est fabriqué.