Antoine
Dorotte

04.06.2015

Forte taille

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Antoine Dorotte développe, non sans malice, une pratique du dessin, de la sculpture et de l’animation autour d’une technique très ancienne, la gravure sur metal. Il produit dans un aller-retour entre techniques passées et formes contemporaines, des images instantanées dans lesquelles se mêlent par rapprochements et glissements multiples, des références et des emprunts aussi bien à la culture savante qu’à la culture populaire. À l’occasion de son exposition à la galerie Edouard-Manet, il présente une sculpture in situ, un ensemble d’estampes inédit, ainsi qu’un film d’animation. Le titre de l’exposition, « Forte taille en eau douce », opère de toute évidence comme un clin d’oeil appuyé à la pratique et au jargon de la gravure. Mais l’inversion des mots produit dans le même temps un effet poétique qui évoque la relation de l’oeuvre à l’espace de monstration. La sculpture Forte taille est constituée de tubes et de coudes de zinc utilisés pour la fabrication des gouttières. Elle se déploie au rythme d’ondulations serpentines dans l’ensemble de l’espace de la galerie, qu’elle traverse de part en part. Sans début ni fin, elle semble se prolonger au-delà des limites de l’espace qu’elle questionne. Sa surface travaillée à l’aquatinte produit des effets moirés. Coupée en deux en son centre, du sulfate de cuivre d’un beau bleu curaçao s’échappe et goutte sur un tétraèdre en cuivre. L’agressivité du liquide érode et grave sa surface selon une logique aléatoire dans laquelle destruction et création sont intimement liées.
Antoine Dorotte construit ici, à l’échelle de la galerie, un dispositif concis et radical dont les éléments entrent en tension. Il convoque trois états de la matière (solide, liquide et gazeux) qui questionnent la matérialité de l’oeuvre, son processus d’apparition, tout en indexant de manière quasi littérale l’origine et la fonction des éléments ready-made la constituant : la gouttière, l’évacuation des eaux de pluie. Plus loin dans l’exposition, une série de trois estampes de moyen format. Avec pour toile de fond le Black Canyon, deux d’entre elles représentent des éléments de Forte taille évoluant
en milieu naturel. Dans la troisième apparaît une boule à écailles en référence à deux pièces plus anciennes, Una misterosia bola (2011), et sa version réduite, Bloom From Shop of Horrors (2012). Ces deux sculptures construites selon les principes des dômes géodésiques de Buckminster Fuller ne sont pas sans parenté avec Forte taille. Toutes convoquent les trois états de la matière, établissent une connexion avec l’architecture et, par leurs apparences, évoquent l’inquiétant, l’étrange et le reptilien. La présence du serpent dans la complexité de sa dimension symbolique est omniprésente dans le travail d’Antoine Dorotte. Dans La suite d’O (2010), succession d’anneaux de zinc à la surface gravée d’écailles, il évoque la figure de l’Ouroboros, symbole du cycle infini de la vie et de la mort. Forte taille, par ses matériaux, sa forme, sa représentation dans le Black Canyon est une ellipse du rituel du serpent des indiens Hopis qui, pour attirer la pluie sur leurs récoltes au moment des sécheresses, dansaient avec un serpent vivant dans la bouche. Le serpent devenu cosmique est le lien avec les forces naturelles. Forte taille entre par ailleurs en résonance avec un autre champ de références, plus populaire, celui du cinéma et de son corpus de films dans lesquels la figure monstrueuse du serpent, échos de mythologies lointaines, renvoie à nos peurs archaïques. Les références au cinéma sont fréquentes dans l’oeuvre d’Antoine Dorotte. C’est une pratique qu’il investit d’une manière singulière et héroïque. Il réalise, à partir d’un laborieux et patient travail de gravure, des films d’animation de très courte durée. Sur un coup d’surin (2007), a nécessité de graver pas moins de 260 plaques, chacune demandant plusieurs étapes de travail échelonnées sur plusieurs jours, pour transposer une séquence de West Side Story de quelques dizaines de secondes ! à l’ère de l’image numérique HD, les films d’animation d’Antoine Dorotte par leurs tressautements et leurs imperfections, sans être pour autant emprunts de nostalgie pour une époque révolue, renouent avec le charme suranné des premiers pas du cinéma. Héritée de l’orfèvrerie, la gravure a longtemps servi à la duplication et à la diffusion des images avant que d’autres technologies ne lui succèdent. Antoine Dorotte s’approprie cette technique ancienne qu’il détourne de ses conventions pour la réactiver à travers de nouvelles configurations dans le champ élargi des pratiques contemporaines. Il produit ainsi un univers unique, étrange et poétique où la circulation des images est toujours de mise même si paradoxalement elles sont raréfiées dans des pièces uniques. Par le phénomène d’hybridation de ses sources, par la polysémie de ses œuvres, il laisse un large éventail d’interprétations possibles. Plus largement, son travail questionne en filigrane le dualisme d’une pensée contemporaine partagée entre sa foi dans le progrès et le magnétisme exercé par les puissances primitives.

Lionel Balouin, directeur, Ecole municipale des beaux-arts, Galerie Edouard Manet, Gennevilliers

Antoine Dorotte © Adagp, Paris