Anaïs
Touchot

22.02.2024

Un esprit sain, dans un corps sain

Céline Ghisleri, Septembre 2021

Un esprit sain, dans un corps sain.

« Aussi, l’art ne doit plus être considéré comme un problème de supports mais plutôt de rapports, et donc de relativité » Jacques Lennep 19761

En 1979, Le collectif d’art sociologique fondé par Hervé Fischer, Fred Forest et Jean-Paul Thénot signait son manifeste, publié dans la revue +-0, dans lequel les trois artistes affirment que « l’art sociologique est un art relationnel et qu’en ce sens il est un produit typique de son époque »2 . Ce statement intervient peu d’années après les questions engagées autour de la participation du spectateur et ses revendications socio-politiques soulevées par Jacques Lennep et les membres du CAP3 . Nous sommes à l’aulne des années 80, presque 8 ans avant la naissance d’Anaïs Touchot, à Dinan, 29 ans avant son DNAP, 31 ans avant son DNSEP en Design, et 32 ans avant son DNSEP en Art, à Brest…
En 2017, Anais Touchot est en résidence en Colombie, en mal de relations sociales, et c’est presque pour des raisons de survie, qu’elle intègre « l’autre », dans son processus de création. « L’autre », ne l’appelons pas public, devient non plus destinataire ou même participant de l’œuvre, mais un élément constitutif, pour ne pas dire un matériau à part entière… Son travail se conçoit désormais comme une structure ouverte - ouverte aux autres, ouverte aux aléas, ouverte au contexte – appelant l’implication du participant dans un processus d’interactions et de communication. S’il y a 50 ans, ce qu’on définissait, avant Bourriaud, comme un art social, traduisait une volonté et un engagement politiquement témoin d’un contexte social en plein bouleversement, que nous raconte aujourd’hui le travail d’Anaïs Touchot, comment appréhende t’il notre époque ?

Dans sa thèse sur les paradigmes de l’art relationnel, Sébastien Biset définit l’esthétique relationnelle théorisée en 1998 par Nicolas Bourriaud en ces termes « L’œuvre relationnelle se conçoit le plus souvent comme un interstice social au sein duquel de nouvelles expériences, de nouvelles alternatives et de nouveaux espaces de négociation et de commerce sont construits. »

Lorsqu’elle engage son travail dans cette voie, Anais Touchot a très clairement besoin d’échanges avec d’autres êtres humains. Pour sortir de l’isolement d’une résidence qui la coupe du monde, elle imagine monter une salle de fitness, d’abord au sein de la biennale d’art contemporain de Barranquilla (Feria del Millon) puis dans un garage de Puerto Colombia. La Universidad del amor, 2017, est réalisée avec des personnes volontaires avec lesquelles l’artiste trouve des matériaux, construit des appareils de musculation rudimentaires, fait floquer des tee-shirt et crée une communauté avec laquelle partager une expérience humaine ludique, solidaire, et artistique. Ce sont les liens qui unissent les membres d’une équipe de foot ou de basket qu’Anaïs cherche à recréer, trouvant dans les structures sociales du sport ce qui lui fait défaut dans l’isolement de l’atelier d’artiste. Pour la performance organisée dans le cadre du Festival SETU, Gloire Boueuse, 2019, elle propose à des protagonistes de participer à une partie de football sur un terrain en pente, chaussés de sabots de bois avec un ballon en bois et s’inscrit dans une pratique mêlant le sport, le jeu et l’art, une relation triangulaire qui intéresse Jean Marc Huitorel depuis plusieurs années. Dans Une Forme Olympique 2021, le critique d’art explique que si l’une des visées de l’art reste anthropologique, alors le sport et à travers lui le jeu, peuvent être considérés comme un véritable médium. «Le jeu est plus ancien que la culture»4 , entendons par là que le jeu précède à toutes organisations sociales et qu’il constitue le mode originel des relations humaines. Si le jeu, proscrit par l’église, est réhabilité comme l’écrit Huitorel par le sport vers 1860, l’utiliser comme matériau artistique nous renseigne sur une époque, la nôtre où l’amitié, la relation, la collaboration, la participation, la tribu, le groupe, et l’expérience commune, demeurent à la fois des sujets et des conditions de création artistique pour les jeunes artistes.
Avec ses premiers environnements, Anaïs Touchot posait les principes d’un travail qui s’équilibre autour de trois fondamentaux : la relation, la récupération, et le contexte. L’œuvre n’émerge pas ex nihilo, elle est liée à un contexte géographique, institutionnel, social, comme à L’Aparté au domaine de Trémelin, pour lequel elle imagine la performance Relax en peignoir, 2019, ou Pédilove 2019 – 2020, installation permanente au Frac Bretagne à Rennes ou encore Karma, travail en relation avec les élèves d’un collège pour lequel elle imagine un espace de relaxation pour palier au stress du collégien. «Bienvenue à Karma votre centre alternatif de détente et de bien-être améliore votre relaxation. Passerelle entre le corps et l’esprit - Massage - échange - partage - séance individuel ou en duo - pour une détente et un épanouissement optimum.» A.Touchot.

« Ces œuvres contractuelles favoriseraient la co-présence du spectateur devant l’œuvre et l’inciteraient à une «association libre» au sein d’une aire intermédiaire d’expérience propice à la rencontre et à la communication. Car appelant à la production de «moments de convivialité construite» ou de «socialités alternatives», c’est à une tentative de réhabilitation de l’expérience qu’appelle Nicolas Bourriaud. Une expérience occasionnée par ces constructions provisoires et nomades par lesquelles l’artiste modélise et diffuse des situations disruptrices.» Sebastien Biset

En effet, les environnements d’Anaïs Touchot invitent le spectateur à vivre une expérience de convivialité comme la nomme Bourriaud voire de petit commerce dans lesquels elle propose le paradoxe d’une activité économique non rentable voire gratuite et suggère au participant de nouveaux paradigmes, allant à l’encontre d’un système capitaliste où tout travail mérite salaire. Pour exemple le service de psychanalyse gratuit PSYZZERIA 2020, ou l’installation et performance Travailleur de beauté 2018, dans laquelle en off du salon Art-O-Rama à Marseille, l’artiste propose au tout venant mais aussi au public « initié » de la foire une manucure arty. L’ongle du pouce est généreusement recouvert d’une épaisse couche de vernis à ongles, à la manière des tableaux d’Eugène Leroy. Pendant la pose, on discute. Les motifs et les couleurs de cette réinterprétation du nail-art sont proposés à partir d’un catalogue qui n’est autre que l’ouvrage de vulgarisation de Taschen : Art of de 20 th century. Anaïs Touchot ne fait pas un art réel comme dirait Kaprow mais « un art semblable à la vie, un art qui nous fait penser principalement au reste de notre vie. » Elle réhabilite pour cela des pratiques populaires, celles liées au sport mais aussi au commerce du bien–être et du développement personnel, dont on sent bien qu’elles l’amusent autant qu’elles l’intéressent. Elle les décontextualise dans le champ de l’art contemporain créant un rapport incongru et un effet de surprise et d’humour dû au déplacement dans ce qui n’est pas communément admis art par les instances de l’art.

Un esprit sain, dans un corps sain.
Un esprit sain, dans un corps sain.
Lorsqu’en 1934, John Dewey, publie Art as experience, il s’oppose à la conception élitiste et autocentrée de l’art et propose une vision plus démocratique, en continuité avec la vie. Il avance comme postulat que les œuvres d’art sont devenues un obstacle à leur propre théorie, et que la production d’objets artistiques ne peut pas être la finalité de l’art. Aussi chez Dewey et chez bien d’autres après lui, l’art doit s’ancrer dans le vivant. Il ne peut se réduire à une œuvre matérielle, l’esthétique ne peut de la même façon se réduire au champ de la connaissance mais de l’expérience affective interdépendante de la vie. Dans Formes de vie, Nicolas Bourriaud explique que cette nouvelle économie de la production artistique entraine une relecture des principes capitalistes dont les nouveaux enjeux seraient d’intensifier notre relation au monde et résister à l’hégémonie de l ‘économie spectaculaire, l’art crée de nouveaux modèles de valeur et propose des économies d’existence. Le recours à la récupération et l’absence de production d’objet artistique, complique en effet la relation d’Anais Touchot au marché de l’art et questionne un positionnement artistique s’inscrivant dans cette lignée écosophique5 . L’artiste entreprend pour chacune de ses expositions un vaste chantier de récolte dans les rues des alentours du lieu d’exposition perpétuant la tradition de l’artiste Chiffonnier6 et récupère l’ensemble des objets qui vont constituer son installation. À la galerie territoires partagés, à Marseille, elle propose d’entrer dans un centre de bienveillance et bien-être dans lequel vous pourrez vous détendre en glissant vos pieds dans le pédiluve déniché dans les poubelles, écouter la voix d’une hypnotiseuse en ligne, respirer les effluves de… QUINTESSENCE PAS CHÈRE, 2021, est un imbroglio d’objets assemblés mais peu transformés, présentés dans leur jus. Certains évoquent la peinture, d’autres la sculpture, ici les catégories ont explosé pour laisser place à une forme-exposition, dans lequel le spectateur pénètre, et peut faire le choix d’engager son corps pour vivre une expérience sensuelle. En 2021, on peut considérer la figure du chiffonnier moins littéraire que politique et si le recours à la collecte urbaine répond encore à des contraintes économiques, elle peut aussi être analysée sur le plan de l’engagement citoyen. Dans le cas d’Anaïs, pas sûr que la figure baudelairienne, un poil trop romantique, lui plaise autant que la comparaison avec le travail des « Romanichels » qui participent au grand travail de tri de nos centres urbains… Cette récolte procure à l’artiste un vivier d’objets pas totalement dessaisis de leurs usages premiers, sur lesquels un processus de recontextualisation dans une exposition d’art contemporain est souvent l’occasion d’un pied de nez humoristique et cocasse de la part de l’artiste quand elle invite le spectateur arty ou le collectionneur à introduire son visage dans un sauna facial récupéré dans une poubelle…

On sent poindre à cet endroit un goût presqu’avoué pour une certaine forme de manipulation bienveillante, que l’on retrouve dans les inscriptions présentes dans ses installations, se substituant à l’artiste elle-même et dont les formes slogan sont empruntées au marketing du bien-être. Invité à entrer dans KARMA, 2018, C.C.C., 2019, j’y laisserai ma vieille peau ou Perdue Chatte, 2019, les messages laissés par l’artiste invitent au bien-être, dans une formulation presque autoritaire, où l’invitation devient une injonction au bonheur. Dans ce marché du bien-être quelque chose d’essentiel se dit de notre époque et c’est sans doute ce qu’Anais Touchot retient de ce business. Contrairement aux valeurs partagées de l’équipe sportive, le bien-être que l’on recherche dans la salle de massage est un plaisir très personnel, presque égoïste, une expérience que l’on ne partage avec personne. Pourquoi le marché du bien-être s’est il autant développé durant ces 20 dernières années, personne depuis Bernays7 n’aura la naïveté de croire qu’il cherche réellement notre bonheur… Edgar Cabanas et Eva Illouz8 , dans leur livre Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, constatent que cette injonction sociale à l’épanouissement personnel ne nous incite plus à changer le monde mais se changer soit même. Il réduit à néant toute tentative de combat contre les injustices du monde, il s’agit de la dissolution organisée de la lutte dans la perspective d’un bonheur perpétuel mais indifférent à misère de l’autre.  « Le commerce de ces marchandises émotionnelles entérine les accointances entre individualisme, néolibéralisme et développement personnel exploitées tant dans la mise en place des politiques publiques qu’au sein de la sphère professionnelle. »9

Se défendre des maux d’une société qui ne nous conçoit que comme consommateurs et individualistes. Le faire avec humour, avec distance, dans un militantisme sous-jacent, et être à l’art comme on est au monde. Quoi de plus évident pour une jeune artiste, comme Anaïs Touchot que de vouloir créer des milieux où émergent de nouvelles façons de vivre ensemble, et de nous amener à reconsidérer un « sens commun ». « Pour moi le sens commun n’est pas une espèce d’attribut humain. Le sens commun est quelque chose qui existe dans des collectifs, dans les milieux, et qui est varié, c’est-à-dire cette capacité aussi de se mettre à la place de l’autre, de comprendre pourquoi il voit les choses autrement. […] Whitehead voulait souder le sens commun et l’imagination. » Isabelle Stengers

Céline Ghisleri, Septembre 2021

  1. Sébastien Biset – le paradigme du relationnel – aspects fondamentaux des arts relationnels – 1952 – 2012 – Compte rendu de thèse KOREGOS http://www.koregos.org/fr/sebastien-biset-le-paradigme-relationnel/1423/#chapitre_1454
  2. Lennep Jacques in Jacques Collard. 50 artistes de Belgique. Bruxelles, éd. Musin, 1976, pp. 171-174.
  3. Cercle d’Art Prospectif - Ransonnet - Lizène Courtois, Gehain, Herreyns, Horváth et Nyst
  4. Johan Huizinga – Homo Ludens 1938 Gallimard 1951 pour la traduction française
  5. Felix Guattari les trois écologies Galilée
  6. Antoine Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des Histoires », 2017, 496 p.
  7. « Si nous comprenons les désirs et les motivations secrètes de la foule, pourquoi ne serait-il pas possible de les orienter en fonction de nos besoins, sans même que ces foules en aient conscience ? » E. Bernays Propaganda
  8. Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Premier Parallèle, 2018, 260 p.
  9. Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Premier Parallèle, 2018, 260 p.