Virginie
Barré

MÀJ . 19.04.2024

Virginie Barré

Après une enfance dans le New Jersey et un début de vie adulte sordides, dans le genre effrayant des récits de Cormac McCarthy, Valérie Solanas débarquait à Greenwich Village en 1966, en pleine période hip. Elle y écrivit une pièce au titre provocateur et a priori dénué d’ambiguïtés : Up Your Ass. Il devait pourtant y avoir quelques flous sur le sens dans lequel ce titre devait s’entendre, puisqu’Andy Warhol, que Solanas accosta au bas de l’immeuble de la Factory, accepta de lire le manuscrit de Up Your Ass, qui racontait des histoires, en partie autobiographiques, d’errance, de prostitution et de mendicité. En bon paranoïaque qu’il était - plusieurs projections avaient été suspendues par la police new-yorkaise pour obscénité - Warhol se méfia du texte, dont le contenu lui sembla intensément pornographique et par conséquent douteux : ce pouvait être un piège. Peut-être Solanas ressemblait-elle à une patronnesse des ligues de vertu. C’est pourtant à un autre genre de militantisme extrémiste que se vouait Solanas, auteure (l’emploi du féminin paraît approprié ici) du S.C.U.M. 1 (Society for Cutting Up Men) Manifesto : le manifeste de la Société des Élagueuses de Pénis, publié en 1967. La même année, elle se mit à téléphoner à la Factory pour tenter de récupérer le manuscrit de Up Your Ass, jusqu’à ce que Warhol lui avoua l’avoir égaré et la fasse jouer dans un film ou deux pour s’en dédouaner.

Le 3 juin 1968, Valérie Solanas tirait sur Andy Warhol trois balles peintes de couleur argentée, assorties au décor de la Factory. Après avoir tenté de descendre l’impresario et le critique d’art qui accompagnaient sa cible principale, elle s’enfuit par l’ascenseur de la Factory, se rendit presque immédiatement à la police, et plaida coupable lors de son procès. À la suite de ses blessures, Warhol fut contraint de porter à vie - ironie du sort - l’accessoire de maintien honni des féministes : un corset. Il refusa pourtant de témoigner contre Solanas, qui écopa de trois ans de prison, recommença à le harceler, fut à nouveau arrêtée, après quoi elle séjourna dans plusieurs hôpitaux psychiatriques pour finir sa vie en Californie, exactement comme elle l’avait commencée : se prostituant pour subvenir à ses besoins en héroïne.

L’histoire réunit tous les attributs d’un conte de l’époque hip, et s’achève, au milieu des années 80, comme tel : déchéance pour l’un des protagonistes, traumatisme durable pour l’autre. Elle recèle aussi, en vrac, quelques-uns des éléments constitutifs du décor que Virginie Barré a créé pour son travail : pop, féminisme, tentative d’assassinat, balles réelles de pacotille, sang de vampire (c’est ainsi que Solanas surnommait Warhol), frayeur en public et échos médiatiques. Mais c’est surtout le caractère de mascarade tragique de l’affaire, cet équilibre dérangé entre enfantillages régressifs et ultra violence symbolique, qui synthétiserait le mieux ses procédures et leurs obsessions sous-jacentes.

Si la génération des artistes appropriationistes et féministes des années 80 était l’héritière en rupture du pop art et de l’art conceptuel de la décennie précédente, Virginie Barré est bien une héritière de l’appropriationisme, qu’elle prolonge plutôt qu’elle ne conteste, à la manière de bien des artistes de sa génération, pour lesquels il s’agit moins de se distancier de leurs aînés que de rejouer des stratégies conceptuelles antérieures de manière quasi utilitaire. Cette mise en abyme, consistant à s’approprier les mécanismes intellectuels de l’appropriation, aboutit moins chez elle à une critique en règle de l’originalité qu’à un processus de révélation à rebours de l’identité de l’artiste. Se servant d’une profusion d’images trouvées plus ou moins rémanentes, de personnages avérés, d’histoires racontées, Virginie Barré négocie d’abord avec son propre inconscient de spectateur, et ce désordre intime et inavouable de la mémoire contemporaine, qui fait se côtoyer Claude Cahun et Agatha Christie, Fantômette et Virginia Woolf, Daria et Simone de Beauvoir.

L’issue systématique des scènes qu’elle orchestre - la mort violente - surexpose une obsession personnelle, quoiqu’assez communément partagée. Cette constance inverse avec humour le principe de la «mort de l’auteur». Virginie Barré: «auteur de la mort», dont elle a fait le motif répétitif de son travail, révèle un peu plus son identité intime à chacun de ses opus homicides, tandis que ces sujets sinistrement démocratiques construisent progressivement les conditions d’une audience élargie. Elle produit une œuvre à la manière d’un feuilletoniste obsessionnel, qui ne travaillerait pas en vue de la fin ou de la complétude de son feuilleton, mais de sa récurrence coriace. «Seuls des “fragments” sont possibles… Pour parler clairement, les standards qui s’appliquent ici sont différents de ceux de la “haute culture”. Une œuvre est bonne, non parce qu’elle est complète et achevée, mais parce qu’un autre type de vérité sur la nature humaine, une autre expérience de ce qu’est l’humain - en résumé : une autre sensibilité valide et crédible - est révélé.» 2 Ce sujet mortifère et ses techniques d’inoculation plaident en faveur de l’accessibilité radicale de l’art de Virginie Barré. Mais aussi ses médiums d’emprunt sous-culturels, la pauvreté arrogante de ses matériaux et accessoires, la bassesse crâneuse de l’esthétique à laquelle cette œuvre s’adosse. Plutôt que d’user d’un langage raffiné et facétieux, retournant avec habileté les poncifs de la culture populaire et de l’histoire de l’art, dans le champ sécurisé et hermétique de la subversion arty, cet art revendique sa part de régression.

Récemment, le critique d’art anglais et délicieusement malfaisant Adrian Searle, écrivait dans le quotidien The Guardian, au sujet de Cindy Sherman : «Le gag n’est pas sa versatilité ou sa malléabilité, mais le fait qu’un projet à l’évidence tellement drôle et plein d’une délectation enfantine - du moins pour l’artiste - ait pu être abordé avec le manque d’humour si typique du monde de l’art, ou si vous préférez, avec un tel sérieux et une telle gravité, pendant tant d’années. Bien sûr, cet art est un amusement très sérieux, et ne peut être pris à la légère. Elle le pratique avec tant de panache, de précision et d’acuité que nous frôlons souvent dangereusement la tentation d’oublier son essence : le ridicule.» 3

Lorsqu’on se fournit en objets et vêtements délaissés dans des trocs de province, qu’on extirpe ses personnages des tréfonds de comics jaunis et de polars TV beigeasses, qu’on restitue l’atmosphère déviante et titubante d’un carnaval breton, qu’on fabrique des ersatz de cadavres avec du scotch et des collants rembourrés de papier journal, qu’on redessine les photographies de travellers zonards américains du troisième âge ou d’enfants étranges et mal attifés, j’en passe, on touche aux marges délaissées de la culture populaire, à cette zone périphérique, non domestiquée et un peu repoussante qui constitue le socle d’un art démocratique, volontiers kitsch, et «étrangement inquiétant». Ce penchant prononcé pour les costumes, les accoutrements, les déguisements et le maquillage, que Virginie Barré partage avec Cindy Sherman, est d’ailleurs un signe distinctif de marginalité, qu’elle soit celle du sauvage, des queers, ou de femmes artistes ayant créé à partir des conditions mêmes qui les cantonnaient au rôle passif de «dominé». Il y a quelque chose d’outré dans ses mises en scènes et ses artifices qui franchit les limites de l’expressivité raisonnable. Travestissement et théâtralisation participent d’une même économie intellectuelle du goût. «Les moyens traditionnels permettant de dépasser la gravité et le sérieux, comme l’ironie ou la satire, semblent faibles aujourd’hui, inadéquats en regard de la sursaturation de médiums culturels à l’intérieur de laquelle la sensibilité contemporaine se construit. Le Camp introduit de nouveaux standards : l’artifice comme idéal, la théâtralité.» 4

La tentative de meurtre commise en public le 3 juin 1968 par Valérie Solanas procède d’une préméditation et d’une mise en scène outrancière ; avec personnages principaux (le contraste Solanas / Warhol) et secondaires (figures génériques du critique et de l’agent), décor (la Factory), accessoires (les balles argentées), coulisses (la fuite par l’ascenseur), audience (la faune baroque de la Factory). Mais l’attelage fictionnel rejoint ce jour-là une réalité spectaculairement tragique, qui aurait pu faire de Warhol une figure aussi mythique que celles qui constituaient le panthéon culminant de son art, un art profondément négatif et morbide, et aussi Camp qu’il soit possible de l’être. Aussi Camp que la personnalité de Warhol, qui préféra mourir tardivement des suites de complications post-opératoires, et s’amusait à déguiser les autres en lui-même et inversement : «Alan Minguette, au beau physique d’Indien, gravitait à la Factory. Un jour, Paul Morrissey lui demande de remplacer Andy Warhol pour une conférence à Rochester : “L’idée de tenir le rôle d’Andy ne m’intéressait nullement jusqu’au moment où j’appris que je gagnerais 600 dollars, soit la moitié de ce que gagnait Andy. Je me suis vaporisé les cheveux en argenté, puis je les ai talqués, je me suis mis un fond de teint très clair sur le visage, les sourcils, les mains, les narines et les oreilles. J’ai mis le blouson noir d’Andy et ses lunettes.” Il se contentait d’être très laconique et mâchait du chewing-gum comme Andy. {…} “Andy Warhol préférait être moi ou quelqu’un d’autre, parfois… Il a fait à ma place une interview radio à laquelle je ne pouvais pas me rendre. Il a joué mon rôle et dit les choses que j’aurais dites. Le Pop Art c’est ça, tout le monde peut usurper l’identité de quelqu’un d’autre. Il n’est pas toujours nécessaire d’être vous-même pour être vous-même”…» 5

Lili Reynaud Dewar, texte publié dans le catalogue édité par les Editions Loevenbruck avec le concours de la Ville d’Angers à l’occasion de l’exposition Virginie Barré à l’Abbaye du Ronceray , au cours de l’été 2006.

  1. Scum : crasse, racaille, selon le Harraps Shorter.
  2. Susan Sontag, Notes on Camp, 1964. (ma traduction)
  3. Adrian Searle, «Dressing Up in Public, Cindy Sherman at Serpentine Gallery», The Guardian, Thursday, June 5, 2003. (ma traduction)
    4. Susan Sontag, op. cit. (ma traduction)
  4. Susan Sontag, op. cit. (ma traduction)
  5. Superstars, guide maniaque du Velvet Underground et de la Factory d’Andy Warhol, hors-série édité par les Inrockuptibles et la Fondation Cartier pour l’art contemporain, juin 1990, p. 9 à 10.