Steven PENNANEAC'H
Il y a souvent des êtres humains dans les paysages peints par Steven Pennaneac’h. Ils donnent l’échelle, indiquent, sur une plage, qu’un rocher est vraiment immense et un galet si petit qu’on pourrait le serrer dans sa main. Ils montrent, promeneurs par monts et par vaux, à travers champs, que ces arbres sont très hauts et ce cabanon, minuscule. Ces humains sont-ils des personnes ou des personnages ? Des figures ou des figurants ? Leurs visages sont le plus souvent indéchiffrables, brouillés. Ils s’avancent masqués. Ils sont des fantômes. On les voit le plus souvent solitaires, penchés, le corps soucieux, on les soupçonne accablés. Par ce qu’ils voient à notre place, ambassadeurs d’un chagrin qui leur a fait perdre la vue. Les traces de l’homme sont des traces de désastre. Les hommes, les femmes, et, cela arrive, un enfant, peints par Steven Pennaneac’h, sont des témoins à charge. L’humour est là quand pour un tableau au titre faussement innocent et neutre, il est question de “campagne”. Campagne et pas nature. La campagne peinte par Steven Pennaneac’h est une nature civilisée, habitée et travaillée par les campagnards. Ca ne date pas d’hier. Sinon il n’y aurait pas de chemins, de prés, de barrières, d’animaux domestiqués. Mais ce qui date d’aujourd’hui et fait de la peine, est autrement visible : cimenterie, hangars, silo, porcheries. Des géométries laborieuses, des masses monochromes et anguleuses, dont les arêtes coupantes déchirent les courbes du paysage, les blessent, les font saigner. On pourrait presque effleurer ces plaies jamais cicatrisées, sentir leur mauvaise odeur, leur odeur de sale maladie, leur senteur de labeur industriel, leur pestilence. On sait bien qu’il y a toujours moyen de cadrer autrement, d’éliminer ce qui contrarie le regard, le fait pleurer. Ne secouez pas trop les tableaux de Steven Pennaneac’h, ils sont pleins de larmes. Steven Pennaneac’h ne cadre pas ailleurs, il cadre dedans. En plein dans le mille de ce que, autochtones ou touristes, on ne voudrait pas voir. “Ce n’est pas la Bretagne”, diront certains visiteurs des premiers tableaux de Steven Pennaneac’h. Si, c’est ça la Bretagne, aussi. Et le vert qui domine bien des toiles, fait écho à la pourriture des algues qui assassinent le littoral.
Ces tableaux-là, sans le dire, sont engagés dans notre temps, politisés. Steven Pennaneac’h peint des mélancolies contemporaines : ce que l’on voit pour peu que l’on regarde les choses en face, le mauvais état des lieux. Ca n’est pas marrant? Non, ça n’est pas marrant, mais vous qui passez devant la mort sans la voir, vous trouvez ça marrant ?
Par delà ce “message” qui n’est pas une bonne nouvelle, qui est comme une lettre qu’on voudrait n’avoir jamais reçue, ouverte ni lue, le réalisme de Steven Pennaneac’h n’est pas seulement un pessimisme. Il est plutôt une manière d’aménager le pessimisme, entreprise au plus haut point artistique sinon à quoi servirait l’art? Aménager le monde plutôt que de le subir, c’est un beau programme d’artiste, un genre de révolution.
Quand on lui demande de ranger son atelier comme on demanderait à un enfant de ranger sa chambre, Steven Pennaneac’h serre ses affaires dans certains tiroirs à étiquettes : Champs, Portraits, Histoires de la peinture, Paysages habités. C’est quoi le rapport ? Qu’est-ce qui fait le lien ?
Regardez les portraits. Des familiers, des proches, des voisins, des amis, de la famille. On reconnait parfois ces visages, parfois on s’y reconnait. Mais cette reconnaissance n’a pas grande importance et la ressemblance est anecdotique, voir rabat-joie. Quand Rembrandt peignait Saskia son épouse ou lorsque, à l’infini, de sa jeunesse jusqu’à la fin de sa vie, il s’auto-portraitura, il ne peignait ni l’amour conjugal, ni l’effet cosmétique du temps sur son visage, et ne se livrait certainement pas à une vaste entreprise autobiographique édifiante. Il tentait d’épuiser un genre déjà académique, le portrait, et partant, de fatiguer un mystère. L’énigme du visage comme paysage. A sa façon, à sa fenêtre, Steven Pennaneac’h peint des visages comme des paysages. Le vallon des rides, les clairières du regard, la dépression des lèvres… Il fait bon s’y promener, il arrive que l’on s’y perde. Ces portraits ne sont pas faits pour rassurer.
Ce que Steven Pennaneac’h appelle “Histoires de la peinture” produit ce même effet de délicieuse perdition. Il n’est pas besoin d’une vaste culture pour y reconnaitre le Déjeuner sur l’herbe de Manet, un semeur de Millet, une manière de Constable. Mais s’il s’agissait seulement de reconnaître ce qu’on connaît déjà, de tester sa culture, on passerait son chemin. Ces citations sont des hommages car il n’y a pas de mal à admirer quand les modèles sont aussi grands. Mais cet emprunt est fait comme auprès de l’ami Pierrot à qui on emprunte sa plume pour écrire un mot. Au clair de la lune, Steven Pennaneac’h emprunte le pinceau de Manet, de Van Gogh, pour peindre ses mots à lui, son décalage, sa traduction. C’est audacieux, c’est amusant, que Millet ensemence un champ du cap Sizun, que Constable se glisse le long de la rivière Goyen, que la belle fille de Manet, nue sous un phare, préfère le bord de mer au bord de l’eau.
Ce qui pourrait faire le joint d’une peinture à l’autre, c’est l’autochtonie, l’enracinement du travail de Steven Pennaneac’h dans le coin de terre ou il est né et d’où il procéde, son régionalisme, sa bretonnité, sa finistèritude. Mais voilà que, fort heureusement, ses peintures “faites ici” contrarient toute tentative d’enracinement. Car franchement on en a rien à faire des racines quand ce qui importe c’est la croissance de l’arbre, l’extension de sa ramure, le vernis de ses feuilles en été, le tracé de ses lignes noires en hiver, le fait qu’on puisse s’y abriter pour la sieste ou pour se préserver d’une averse, grimper dans ses branches, en toutes saisons.
Steven Pennaneac’h dit que ses images “proviennent de la presse, de photographies prises au cours de promenades, de reproductions de peintures, d’un quotidien inspiré par l’actualité.” L’important, c’est que ces images d’actualité, devenant peintures inactuelles, sont comme des nomades, voyageuses sur place. A cet égard, Steven Pennaneac’h suit le beau précepte de Proust : “Le seul véritable voyage n’est pas d’aller vers d’autres paysages, mais d’avoir d’autres yeux.” Ce qui fait qu’il peut y avoir ici des parfums de fleuve africain, et là, un escalier qui, menant à la baignade, descend d’un Chirico et beaucoup plus loin, dans l’arrière monde du tableau, d’un rêve d’antiquité. Des souvenirs immémoriaux qui ne sont pas les nôtres mais ceux du genre humain.
Le bonheur des tableaux de Steven Pennaneac’h, leur extase, c’est qu’on peut s’y endormir, tomber dans ce bienfaisant accès d’aliénation mentale qu’est le sommeil. Au réveil, encore velouté d’avoir si bien dormi en aussi bonne compagnie, nourri de tout ce que nous ont apporté ces agiles puissances végétatives, le fameux retour au réel ressemble à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés, une vieille ritournelle qui nous murmure à l’oreille : «Maintenant il faut revenir, mais tu vois, partout tu es chez toi». Un instant de gai savoir. Qui nous dépasse et nous exhausse.
Gérard LEFORT, 2012.