Sharon
Kivland

21.12.2023

Le modèle

Vues de l'exposition organisée par le FRAC Bretagne dans l'ancien presbytère de Saint-Briac, 2017

Photos : E.Megret, Image & co

Dans la première pièce, des renards ont les dents solidement implantées dans les livres de Marx ; ils portent le bonnet de la liberté, que l’on retrouve dans un ensemble de dessins de citoyennes aux manteaux élégants, prêtes pour l’action de rue, et sans aucun doute contenues dans leurs gaines aux queues de renard. Elles sont accompagnées de citoyens, ce qui donne aux gaines un aspect dérangeant. Il y a là des femmes doubles et fantomatiques. Il y a là des échos qui traversent l’espace et le temps. Des femmes en négligées et sous-vêtements extraits des pages des magazines français de lingerie des années 1950 pourraient bien être des « femmes folles de leur corps », selon l’expression de Marx dans une note de bas de page du Capital (chapitre II, « Le procès d’échange »), lorsqu’il compare les commodités aux femmes et cite un poète français du XIIème siècle qui a découvert ces dernières parmi les autres biens à vendre au marché. La plupart des femmes dans les dessins et les photos n’ont pas le regard tourné vers le spectateur, bien que certaines d’entre elles croisent le regard de celui-ci. Quelques-unes regardent vers le sol, tandis que d’autres cachent leur visage, – mais ce n’est pas parce qu’elles ont honte, même si leur façon de se présenter est très féminine, presque comme une mascarade (elles se présentent sous la forme de la femme, alors qu’elles sont quelque chose d’autre, comme cela se fait dans tout acte de séduction). Dans les magazines, les femmes sont des modèles, des objets qui portent au marché un autre objet. La distinction entre la sphère publique et la sphère domestique se manifeste clairement dans les studios des deux artistes, deux modes de production divisés par une mesure, la pierre de touche du moment de bascule lors duquel la subjectivité fut radicalement bouleversée.

Dans la deuxième pièce, des femmes, reproduites conformément au modèle d’origine, portent des négligés et des liseuses. Les femmes sont en train de lire Marx (semble-t-il) dans leur boudoirs. Les rubans rouges autour de leur cou et la couleur des couvertures de leurs livres indiquent que quelque chose de plus que l’indolence et le luxe est en jeu. De nombreux renards les observent ; ils sont « naturalisés » (selon l’expression française qui signifie être plus naturel que la Nature et être un bon citoyen) ; ils tiennent les corsets destinés à contenir les petites filles. Mais glissé dans la poche d’un tablier d’écolière il y a un copie de Das Kapital ; la fille apprends à lire l’histoire. Les corps sont contraints et façonnés. Oui, les corps et les sujets sont produits. Mais ce n’est pas clair si les renards sont des émancipateurs et des éducateurs, ou s’il y a eu un acte de violence, un acte d’arrachement du vêtement et du livre, un échange que les femmes – si ce sont bien des commodités – sont incapables de faire par elles-mêmes. Les renards sont aussi des choses, des objets, plutôt que les êtres animés qu’ils furent autrefois. Néanmoins, ils sont réanimés par cette nouvelle rencontre, à la fois capricieuse, sportive, pleine de vie, comme le sont les femmes folles de leur corps. Peut-être vont-ils seuls au marché, assurés de leur droit. Si tel est le cas, alors l’organisation sociale est sujet au changement : les morts, les animaux et les femmes, commenceront à parler, bouger, et agir.