Sharon
Kivland

21.12.2023

Jamais fille chaste n'a lu de romans

Circuit Centre d’art contemporain, Lausanne, Suisse 2019

Vues de l'exposition Jamais fille chaste n'a lu de romans à Circuit Centre d’art contemporain, Lausanne, Suisse 2019

Le travail porte sur l’éducation des femmes et sur les femmes lectrices. L’exposition commence avec Jean-Jacques Rousseau («jamais fille chaste n’a lu romans») et le premier et second volumes de son roman épistolaire Julie, ou La nouvelle Héloïse, originellement publié sous le titre Lettres de deux amans, Habitants d’une petite ville au pied des Alpes. Le livre eut un succès retentissant. Beaucoup de lecteurs refusèrent d’admettre qu’il s’agissait d’une fiction. Le titre de l’exposition est tiré d’une remarque de l’introduction.

L’inconvenance suscitée par la lecture est suggérée par l’exposition. Le tract de Sylvain Maréchal «Projet d’une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes» (1801) est constitué de quatre-vingt clauses, appuyées de cent trente raisons, servant à prouver qu’une femme qui connaît l’alphabet a déjà perdu une partie de son innocence lorsqu’elle reçoit une éducation trop poussée (l’amie et biographe de l’auteur du tract, Madame Gacon-Dufour, affirma qu’il était certainement fou), ce qui met en évidence le lien qui existe entre l’innocence et l’ignorance, entre la connaissance charnelle et la connaissance des livres (on retrouvera une telle interprétation chez Freud dans son analyse de « Dora » l’hystérique). Le tract fut republié en 1853 sous le titre « Il ne faut pas que les femmes sachent lire ». Samuel-Auguste Tissot, un médecin du XVIIIe siècle, émit l’hypothèse que toute fille en contact avec un roman à un jeune âge sera plus tard atteinte d’hystérie. Il est souvent cité, bien que la source de la citation ne puisse pas être établie, ce qui en fait plutôt un axiome médical qui lie les femmes à l’hystérie et à la lecture.

Après le roman de Rousseau, Madame Bovary de Flaubert et le Capital de Karl Marx sont les seconds textes de l’exposition : il y a là une opposition manifeste entre la littérature et la philosophie politique, et pourtant cette opposition est également une mise en relation logique de deux domaines sociaux aux frontières qui s’effacent au moment où ce qui est privé et ce qui est public ne constituent plus des sphères séparées. Le premier livre remet en scène les maux de la femme lectrice, car Emma Bovary lit trop et ses lectures lui causeront certainement des soucis («les rêves trop hauts… la maison trop étroite»). Lorsqu’elles lisent le Capital, les femmes lectrices sont également dangereuses. Elles ont une puissance subversive, et la lecture mène à l’errance et à la transgression.

La première salle de la galerie est une salle de classe qui contient huit bureaux sur lesquels se trouvent des cahiers d’écoliers du canton de Vaud aux couvertures beiges. Sur celles-ci sont dessinées des biches. Huit écrivaines absentes, des amies de l’artiste, ont laborieusement copié, à l’encre de couleur sang, toutes les références à la marchandise dans les trois premiers chapitres du Capital. Chaque bureau, fait pour deux bons élèves, a deux chaises: sur l’une d’entre elles personne n’est assis, sur l’autre se trouve un écureuil assidu qui tient dans ses petites pattes mignonnes des culottes faites d’une matière légère qu’on appelle charmeuse, avec un tissage en satin, à la face brillante qui réfléchit la lumière et au dos au teint plus fade. Une charmeuse est également une personne (une femme) qui sait comment plaire. Sur ces vêtements, des phrases en rouge écrites en soie de Paris remplacent les monogrammes ordinaires (qui dénoteraient la possession). Les phrases signifient plutôt ce charmant objet qu’est la marchandise, et révèlent ainsi les formes variables et volatiles prises par Mademoiselle la Marchandise. Sur l’un des murs, un ensemble de photographies, semblables à des posters, montrent des jeunes filles de différentes époques (allant des années 1930 aux années 1960) qui dessinent ou peignent dans la salle de classe – les premières manifestations de la main, pourrait-on dire. Sur l’un des murs, les formes créées par le geste enfantin dans la salle de classe sont grossies et reproduites en couleur rouge foncé, ce qui donne des formes abstraites nuageuses. Sur un autre mur se trouve une rangée de huit blousons d’écolier, semblables à ceux portés par les enfants dans les photographies, la blouse ou l’uniforme complet que l’on ne porte plus de nos jours. Les blousons sont suspendus à des cornes de biche qui forment des crochets. Quelques blousons sont noirs et bordés d’un ruban rouge; chacun a une copie du Capital soit enfoncée dans la poche soit posée sur le sol en dessous d’eux à cause du poids excessif du livre, trop large pour être caché ou contenu. Les deux volumes de Julie sont présentés sur deux pupitres côte-à-côte à proximité d’un autre pupitre sur lequel sont posés huit volumes de Madame Bovary, Emma étant séparée de Julie par un siècle de lectures.

Dans la deuxième salle de la galerie, le visiteur se déplace dans un lieu qui s’apparente à un boudoir. Il y a du moins un divan pour s’allonger et un paysage suisse peint en rouge. Sur un mur se trouve une rangée de huit livres, des éditions en cou- verture souple de Madame Bovary, chacun représentant une conception différente d’Emma, selon la date de la publication. Huit dessins montrent des femmes aux coupes carrées, portant des négligés et des liseuses, qui lisent et rêvent, étendues sur le lit ; leurs joues sont légèrement roses. Les vestes de lit ont aussi le nom de liseuses en français ; une liseuse est également une petite lampe pour lire ou un petit couteau doté d’un crochet pour marquer les pages ou encore la couverture d’un livre. Si leurs vêtements, ces habits légers pour femme que l’on désigne par le terme masculin, sont féminisés (négligées), alors ces femmes deviennent celles qui se laissent aller ou qui ne s’appliquent pas à leur tenue ou qui portent un vêtement qui les couvrent à peine. Les livres ont une couverture rouge. Et nous savons bien quelles sortes de livres ont une couverture rouge; ce ne sont pas des romans, bien que ceux-ci soient pernicieux et semblablement dangereux. Assiste-t-on à un plaisir solitaire ? Leur main se cache-t-elle sous les draps ? Font-elles leur propre éducation? Rêvent-elles d’action politique, de subjectivités nouvelles ? Les filles grandiront, comme l’on pourra le voir sur les nombreuses photographies accrochées sur un autre mur, qui sont extraites de magazines français de lingerie, montrant des corps morcelés.

Des combinaisons en soie, en satin, en dentelle et en Nylon, ce nouveau matériau qui ne nécessite aucun repassage, sur lesquelles sont brodées des interdictions (de Maréchal bien sûr, mais également d’autres personnes) concernant l’éducation des femmes, font écho aux culottes, suspendues dans les becs et les griffes (d’une buse, d’un geai, d’une grive, d’un couple de colombes…). Ces animaux font partie du décor du paysage suisse artificiel, la forêt rouge qui reflète les arbres peints par les écoliers.

Les femmes apprenaient auparavant à lire par l’intermédiaire de la broderie, conçue comme une activité artistique ou artisanale ou comme une activité de labeur. Il s’agissait en tout cas d’un travail de femme, qui accordait davantage d’importance au travail d’aiguille qu’à la maîtrise de l’écriture cursive. Il fut un temps où seulement le catéchisme et le travail d’aiguille étaient enseignés, mais certaines femmes avaient plus d’exigence et voulaient qu’on leur enseigne tout ce qu’il y avait à savoir. Elles lisaient et apprenaient vite. Elles comprenaient les formes. Elles assumaient les formes.

Le concept de l’exposition sera développé lors du vernissage, lorsque trois artistes, Fabienne Audeoud, Christina Joensson et Linda Stupart, liront et performeront sur leur propre «scène» ou podium, situé au centre de ce qui se veut un «boudoir». L’enregistrement et ce qui reste de leurs performances seront visibles jusqu’à la fin de l’exposition.