Pascal
Rivet

24.01.2023

Le Sourire du carreleur

Considérations sur le monde de Pascal Rivet
Jean-Marc Huitorel, 2017
Publication dans l'édition Rase Campagne

Le Sourire du carreleur 1

« Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Songez seulement au plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air.»

Matthew B. Crawford. Éloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail. (La Découverte. 2010)

« Si les catégories populaires ne font plus partie du projet économique des classes dirigeantes, elles n’intéressent pas ou peu le monde intellectuel. » «On le voit, la véritable fracture n’oppose pas
les urbains aux ruraux mais les territoires les plus dynamiques à la France des fragilités sociales.»

Christophe Guilluy. La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires (Champs, Flammarion. 2014)

« Il n’est pas possible de cantonner dans le passé, dans les campagnes ou chez les primitifs les modèles opératoires d’une culture populaire. Ils existent au cœur des places fortes de l’économie contemporaine. »

Michel de Certeau. L’Invention du quotidien, 1 : arts de faire. (Gallimard. Folio essais. 1990)

Il faut bien reconnaître, pour le regretter, que la question de l’originalité dans l’art a été largement négligée voire reléguée depuis les dernières manifestations crispées du modernisme et surtout depuis que le postmodernisme a grand ouvert les vannes de l’éclectisme, de l’historicisme et, pour tout dire, de l’académisme. Ce faisant, c’est toute l’irréductibilité de l’art qui s’en est trouvée menacée, non pas cette autonomie dont on sait à présent toute l’inanité, mais bien cette double spécificité : d’un côté celle de l’art en général, quand bien même il emprunte à tous les domaines du savoir et de l’expérience, de l’autre celle des artistes, ce qui, concernant ces derniers, correspond à cette appellation largement tombée en désuétude et qui est l’originalité. Et je ne suis pas loin de penser que l’engouement notoire dont l’art brut est actuellement l’objet trouve une part de sa cause dans ce fait. Une certaine paresse intellectuelle a en effet permis qu’on scinde le monde de la production artistique en deux grandes catégories : l’art comme reflet de la culture et de son histoire et puis l’art des singuliers, souvent l’art des fous, que Dubuffet a fédéré sous l’appellation d’art brut. Ainsi, en créant la catégorie des inclassables, réglait-on la question de l’écart et de l’originalité. Or, force est de constater que la réalité des œuvres résiste à ces petites manigances, celles de l’académie comme celles du marché. Nul ne sait pour l’heure le tri que l’histoire opérera dans l’immense corpus des productions de notre époque, plus prolifique que nulle autre avant elle, mais il se pourrait bien qu’elle retienne des critères peu pris en compte à l’heure des gloires éphémères, des produits consommables et jetables ; et parmi ceux-ci, la singularité complexe d’univers cristallisant tout à la fois les savoirs historiques qui les préservent de la naïveté et l’originalité indiscutable de leur positionnement. Je gage que l’œuvre de Pascal Rivet fait partie de ces exemples qui n’ont pas de nom et qu’il convient à présent de décrire et de commenter.

Rappel des épisodes précédents

Quand, en 1991, Pascal Rivet présente Armoiries au centre d’art Le Quartier à Quimper, au rez-de chaussée de l’école des beaux-arts où il fit ses études, et sans qu’il en eût pleinement conscience, c’est un manifeste qu’il signait là. Il avait 25 ans et affirmait crânement sa volonté de prendre en compte, dans un même geste, et le contexte social et culturel dont il était issu, et sa parfaite connaissance des enjeux de l’art de son époque, de ses sources et de ses orientations. Il y était autant question des buffets et des garde-manger rustiques des cuisines de fermes ou des appartements ouvriers que des icônes de la modernité artistique, des targets de Jasper Johns aux étagères de Haim Steinbach, le tout traité façon bricolage, hand made et garanti bois authentique. Bouteilles vides en pieds de lampes ou en accumulations, vaches et cochons, jusqu’au plancher, non pour en rajouter dans le réalisme littéral, mais bien pour suggérer que les bases étaient solides et qu’il s’agissait bien de montrer un ensemble concerté dans la pleine conscience du socle. Le motif vernaculaire n’a pas bonne presse quand il n’est pas manié avec la distance ironique qui sied à l’époque. Or dans le cas de Rivet, si distance il y a, elle n’est jamais surplombante, plutôt empathique et bienveillante, honnête, pour employer un autre terme peu en vogue.

Toutefois une culture ne se réduit pas à son décor et à ses objets, elle suppose également un certain nombre de pratiques. Il arrive que ces pratiques constituent elles-mêmes une toile de fond, un décor donc. Poursuivant l’interrogation de son environnement culturel, Rivet ne pouvait faire l’économie de ce qui en constitua l’un des axes principaux, à savoir le sport, son iconographie et sa pratique. Au milieu des années 1990, Pascal Rivet incarna avec quelques autres 2 , le surgissement tonitruant de ce « fait social total » dans l’art contemporain. Le sport, pour le jeune Breton qu’il était, comme pour la plupart des gosses des petites villes et de la campagne, se confondait alors tantôt avec le football, tantôt avec le cyclisme, souvent les deux. Autant qu’une pratique précoce, certes modeste mais vaillante, c’était les images, celles des magazines et de la télé, qui le fascinaient. C’est par elles que l’identification mimétique aux stars, à leur apparence, à leurs gestes, à leurs mots, s’opérait ; c’est elles qu’il convenait d’observer, d’analyser et de reproduire. Dans un premier temps, Rivet s’adonna au bidouillage manuel des photos de presse qu’il découpait, recadrait, introduisant son propre visage dans des montages aussi convaincants que vite démasqués. Puis Photoshop vint opportunément à son secours. Ce furent ensuite des séries de photographies et de vidéos où il se mettait lui-même en scène, mimant Barthez, Cantona ou Pantani, les singeant au plus près de leurs postures médiatiques, de leur tics de photogénie. C’était drôle (autre qualité rare dans les arts visuels !), émouvant et très significatif d’une vision d’époque, d’une culture souvent négligée ; c’était aussi la marque d’une vraie singularité dans la prise en compte de sa propre histoire articulée à l’histoire plus générale des peuples et des géographies sociales.

Du bois, il était peu question dans le cycle sportif de Pascal Rivet, à l’exception des Silhouettes 3 et de Revue de presse 93 4 . C’est en revanche sur ce matériau exclusif que va se bâtir, le mot est faible, la série Les Véhicules professionnels, entre 2001 et 2004. Certes on peut voir le sport sous l’angle du travail, il n’en reste pas moins un jeu ou un spectacle, généralement les deux. Car le loisir, et le sport, y compris professionnel, aux yeux d’une classe moyenne rurale ou périurbaine, en est un, le loisir donc n’a de sens, au sein de ce groupe social, qu’en contrepoint de l’activité principale, porteuse des valeurs les plus sûres, les plus attestées, le travail. Dans ces années 1960 et 70, celles de l’enfance de Rivet, celles d’avant le premier choc pétrolier, d’avant le chômage de masse, dans ce milieu provincial et rural, dans ces petites villes où tout le monde se connaissait, le monde, précisément, se divisait en deux catégories : les bosseurs et les fainéants. Dans la semaine, on travaille et le dimanche, on va au foot ou à la course cycliste. Mais d’abord on travaille. C’est à ce fait anthropologique majeur que va désormais s’attaquer Pascal Rivet. Non pas de manière abstraite et générale, mais, comme toujours chez lui, à partir de son expérience propre, à partir du fonds de son existence, à partir de ce qui lui est donné à voir, à ressentir et à penser. Imagier, on l’a vu, Rivet est aussi, et peut-être avant tout, un sculpteur. Et c’est par la sculpture qu’il va donner forme à ce monde du travail qu’il connaît et qu’il croise chaque jour dans ses cheminements urbains. Le frappe, par exemple, sur le fond gris de Brest, les points de couleur jaune, bleue et rouge, des camionnettes Darty, le bleu, le blanc et le noir des fourgons de la Brink’s, le bleu intense des mobylettes de Domino’s Pizza. Des touches de couleur sur la toile apprêtée de la ville, une certaine sensation de peinture, un paysage, déjà. Son projet ? Reproduire à l’échelle 1, en bois de volige peint, ces véhicules professionnels, en hommage discret à ceux qui les utilisent chaque jour, à ces travailleurs aux tâches parfois ingrates voire dangereuses. 5 . Un boulot de cinglé ! Aidé parfois d’un assistant, il réalise patiemment ses pièces, ne comptant pas ses heures, dans une pratique d’atelier dont l’art actuel n’est plus si coutumier. Ce savoir-faire qu’il acquiert peu à peu 6 , dans le refus obstiné de la délégation, constitue l’un des aspects majeurs de son originalité, à la frontière de deux univers : celui du bricoleur obsessionnel et celui de l’artiste conscient des enjeux de son travail. On sait que ces amateurs passant leurs dimanches à bâtir en allumettes cathédrales de Chartres et Tours Eiffel sont dotés d’une culture très orientée, pour ne pas dire monomaniaque, de connaissances strictement appliquées à leur sujet ; à l’opposé, les artistes contemporains opèrent davantage à partir d’une conception de leur art qui va les amener à s’approprier les techniques et les procédures susceptibles de les conduire à la réalisation de leur projet. Évidemment Pascal Rivet appartient à la seconde catégorie, et cependant, c’est à ce monde des singuliers, des amateurs du dimanche, qu’il va emprunter une bonne part du processus qu’il met en œuvre. Ainsi pourrait-on, dans un premier temps, voir ces véhicules professionnels comme la manifestation brute de l’art d’un artiste cultivé. Dans un premier temps seulement. En effet, on l’a déjà écrit ailleurs7 , ces objets, étonnants de réalisme mimétique, ne sont pas de simples répliques d’artefacts de la réalité, ne prétendent nullement à l’illusion absolue. Outre leur forte présence sculpturale, ils opèrent, tant dans le cadre de l’exposition que quand ils sont introduits dans la réalité ambiante, à la fois comme instances d’images que comme outils de mise à l’épreuve du réel. Images, ils s’articulent à l’environnement pour faire paysage. Tests de véracité, ils évaluent la conscience du regard et pointent la frontière entre la réalité et sa représentation 8 . Dans un cas comme dans l’autre, ces sculptures débonnaires se trouvent au cœur des questions dont les objets symboliques contemporains sont les porteurs.

Parmi ces véhicules sans moteur et, la plupart du temps, sans chauffeur, adynamiques donc, il en est un dont les caractéristiques et …le destin mérite qu’on s’y arrête. Il s’agit du camion de la boucherie Meneur qu’on trouve sur les marchés de la région de Plougonvelin et de la Pointe Saint Mathieu, un véhicule professionnel dont l’enseigne, locale mais très connue, tient fièrement tête aux firmes globales que sont Brink’s ou Darty. À la différence de ses confrères, le camion Meneur ne donne sa pleine mesure qu’une fois l’étal ouvert, viandes et charcuteries exposées, couteaux bien aiguisés ! Et on en demanderait presque une tranche de ce pâté de campagne, de ce salami bien rouge, de ce rôti de porc, tant ils vous bluffent… de loin ! La pièce fut jadis vendue à un collectionneur qui la remisa dans un entrepôt de la région parisienne, jusqu’à ce que le propriétaire du « storage » ne prévînt un jour Rivet, qu’il avait fini par localiser, que le camion Meneur s’en allait tout droit à la déchetterie puisque son propriétaire ne payait plus le loyer du box. Arrivé en catastrophe sur les lieux, l’artiste ne réussit à sauver du désastre que la machine à couper le jambon, quelques morceaux de viande et de charcuterie, deux ou trois couteaux ! Il reste à écrire l’histoire de ces innombrables œuvres d’art de ces dernières décennies qui ont fini dans les bennes à ordures… Là où le destin de cette pièce finit par faire sens dans la production de Pascal Rivet, c’est quand on lui adjoint l’histoire du Fourgon Brink’s qui, n’ayant pas trouvé preneur, l’œuvre rebaptisée Long Time Parking, achève son existence sous les outrages de la pluie et du vent dans un parc de sculptures 9 pour lequel la nature même de ses matériaux ne le destinait évidemment pas. De cette ruine en devenir se dégagent une infinie tristesse, une sourde violence comme rarement une œuvre d’art en a subie : vanité de la puissance de l’argent, vanité des vanités, et, qui sait, image post-capitaliste. Les deux exemples diffèrent et se rejoignent. D’un côté ils sont rejetés du fait d’un défaut de prise en charge et de conservation. De l’autre la fin progressive et exposée de Fourgon Brink’s témoigne d’une certaine volonté d’affirmer et d’assumer la finitude des œuvres humaines, des œuvres d’art en l’occurrence 10 . Cette revendication trouvera une troisième illustration dans des circonstances qu’on décrira plus loin.

Le cycle de Plouzané

Dans sa conquête permanente de nouveaux territoires, on a vu comment l’art de la seconde moitié du 20e siècle et de ce début de 21e a intégré dans ses sources, ses motifs et ses formes, dans ses positionnements aussi, des zones de la culture qu’il avait jusque-là ignorées le plus souvent. On a dit combien le sport fut un domaine récemment exploré par les artistes. Il en est d’autres comme la culture vernaculaire et tout particulièrement le monde rural et agricole, celui des villages et des campagnesoù survivent des traditions séculaires, d’antiques coutumes qui continuent de dynamiser le tissu social de nourrir l’imaginaire et de produire des formes.
Si les photographes ont largement documenté ces pans enfouis des manifestations collectives, de nombreux et parfois tout jeunes artistes s’y sont à leur tour vivement intéressés. Dans la lignée d’un Patrick Van Caeckenbergh faisant de son village flamand de Saint-Kornelis-Horebeke (longtemps après Brueghel l’Ancien) la source et le décor d’une part de son travail, le duo de jeunes artistes françaises Aurélie Ferruel et Florentine Guédon s’inspirent elles aussi des traditions rurales et populaires, souvent transmises par leurs familles. De son côté, Éric Giraudet de Boudemange s’est intéressé aux jeux des anciens mineurs du Nord, à la colombophilie comme au saut à la perche par-dessus les canaux aux Pays-Bas.

Dans ce contexte, l’œuvre de Pascal Rivet, pionnière à bien des égards, est originale. Rivet est né en Bretagne, dans ce Finistère où il vit toujours. L’environnement culturel y est très particulier, marqué au premier chef par une tradition identitaire qui conduit à parler de « culture bretonne ».
La culture dont il est là question est ancienne, fondée sur un particularisme qui résiste au temps et qui, porté par un irrédentisme militant, s’exprime avec force dans les domaines de la musique (les bagadous, le revival symbolisé par Alan Stivell au début des années 1970, les innombrables sonneurs, chanteurs et groupes actuels), et de la danse (les festou noz, les cercles celtiques…). S’agissant des arts plastiques, l’affaire se révèle plus délicate et conduit à une situation vaguement schizophrénique. D’un côté on trouve des expressions proches de l’artisanat, où sont convoqués, entre autres, d’improbables motifs celtiques, des tailleurs de pierre qui perpétuent d’antiques traditions et dont la Vallée des Saints 11 est aujourd’hui le symptôme navrant. Face à cela, les artistes soucieux des expressions actuelles, des recherches prospectives et des objets (physiques et conceptuels) inédits adoptent une attitude ambivalente. Pour la plupart, ils se méfient de cet environnement oppressant et chargé d’idéologie. Toutefois cette légitime circonspection les conduit à manquer une part essentielle de la réalité sociale et culturelle dans laquelle, bon gré mal gré, ils évoluent. Dans ce contexte, il faut reconnaître que Pascal Rivet est l’un des seuls, pour ne pas dire le seul, artistes de Bretagne, à fonder son œuvre sur le contexte local, sur la réalité environnante ; et il le fait en évitant brillamment tous les pièges du pittoresque anecdotique, les dérives des narcissismes culturels aveuglés d’autosatisfaction. Il y parvient parce qu’il sait, et le fait savoir, que le particularisme contemporain comprend une dimension globale et qu’en occultant celle-ci, il se condamne à n’être qu’une de ces curiosités dont raffolent les touristes.

Quand, en 2007, il s’installe dans la campagne de Plouzané, à l’ouest de Brest en direction de la Pointe Saint-Mathieu, dans une maison atelier aux allures de hangar agricole, Rivet poursuit sa série des véhicules professionnels en s’arrêtant naturellement sur ceux qui constituent désormais son paysage quotidien, les tracteurs en premier lieu. Le tracteur, il en avait déjà réalisé un, c’était même le premier de ses Véhicules 12 , de la marque IH (Inter- national Harvester dont le sigle/logo fut dessiné par Raymond Lœwy), un International 554, en service jusqu’en 1973, une icône. L’œuvre date de 2001, c’est dire si le tropisme agricole l’a très tôt habité ! De cette sculpture, placé dans l’environnement naturel de son modèle, une cour de ferme, un champ, Pascal Rivet a tiré des photographies, preuve supplémentaire de l’ambition d’une pièce qu’on ne saurait réduire au petit jeu de l’imitation. De la mythologie, au sens que Roland Barthes donna à ce terme dans le contexte contemporain, Rivet tire un objet symbolique, une image de son temps.

On l’a dit, il le revendique, Pascal Rivet est et demeure un artiste d’atelier. Et ce nouvel atelier en impose ! Là, tout devient possible, comme de se lancer, sitôt les lieux aménagés, dans la fabrication d’une réplique, toujours à échelle 1, de la moisson- neuse-batteuse Claas de type Dominator 13 , aperçue quelques mois auparavant, un soir d’été, œuvrant sur une parcelle voisine ! Un objet de science-fiction (Terminator…), une folie ! 8,20 x 3,50 x 3,80 m. Le paysage agricole breton est breton par un ensemble de caractéristiques morpho-géographiques très variées où le bocage recule devant l’urbanisation comme devant l’extension des fermes et la puissance des engins. Pour cette raison, il est plus agricole que breton. C’est cette tension qui anime cet « hénaurme » engin, ce marqueur d’espace, ce traceur de paysage, monstrueux crayon gratteur de sols, irrésistible graveur ! Et qui d’autre que lui, Rivet, pouvait se permettre cet insigne culot d’ériger la sculpture d’une moissonneuse-batteuse ? Le gigantisme de certains objets, dans l’art d’aujourd’hui, se voit trop souvent dicté par les volumes d’exposition exorbitants que l’on propose aux artistes ou, pour reprendre un terme issu de certaines pratiques sportives, par la tendance à la gonflette qui les gouverne. À l’inverse ici, on se construit un atelier suffisamment grand pour pouvoir y réaliser ce que l’on a en tête. Et ce que l’on a en tête, c’est ce qu’une certaine réalité donne à voir, une réalité que, dans le monde de l’art, dans le monde tout court, la plupart des gens ne voient pas ; par exemple, une moissonneuse-batteuse.

Quelques années plus tard, Bertrand Godot invite Rivet dans la chapelle du Genêteil à Château-Gontier pour une exposition personnelle 14 . Comment décrire la proposition que lui fait alors l’artiste sous ce premier titre à la fois citationnel et programmatique: Who’s afraid of red, yellow and blue ? Et qu’avait donc à voir Barnett Newman avec un ensemble de trois tracteurs que Pascal Rivet comptait disposer dans la nef romane de la chapelle ? Simplement ceci : le premier tracteur serait de la marque New Holland, au capot bleu ; le second serait un Massey Ferguson, donc rouge. Pour le troisième, ce fut plus compliqué, le jaune n’existant pas en tant que tel comme marque de fabrique… sauf si l’on songe à la firme finlandaise Valtra qui a eu la bonne idée de laisser le choix de la couleur à quiconque lui commande un tracteur. Le jaune devient donc une hypothèse envisageable ! Mais ce beau projet bien ficelé, trop beau sans doute, ne fut pas mené à son terme tant les délais impartis se révélèrent serrés. Il fallut se résoudre, tant la mise en peinture s’avéra compliquée et, au bout du compte, peu convaincante, à montrer les tracteurs nus, à montrer les tracteurs nus, c’est-à-dire non peints, en bois brut, mais qui, du point de vue de l’artiste, « alignés là, dans l’atelier, en disaient déjà beaucoup ». Ce qui aurait pu n’être qu’un imprévu de parcours, posait en fait des questions qui excédaient largement le banal scénario d’une exposition. La couleur aurait évidemment distingué chaque tracteur sans que le regardeur eût d’autre effort à consentir, alors que, rendus à leur apparence de bois brut, ces objets tournaient à l’achromie (plus qu’au monochrome), à la grisaille de la peinture classique. Ils revenaient également à leur vraie nature sculpturale où le volume, plus que la couleur, sert de discriminant entre des objets d’apparence proche. Mais une telle suite d’engins, exposée dans cette chapelle austère, sous un éclairage dramatisant, c’était aussi comme un défilé, une procession de fantômes, sinon de squelettes tels qu’on en voyait dans les danses macabres et autres peintures édifiantes. Plus que des objets technologiques inachevés, ces tracteurs affichaient déjà un parfum de décomposition, l’annonce d’un irrémédiable déclin, une vanité. La suite que l’artiste va donner à l’un des éléments de cet ensemble ainsi que la reprise sous d’autres formes du motif du tracteur, ne feront que confirmer cette tendance.

La plus spectaculaire de ces suites, en effet, consiste en un autodafé. Le 20 juin 2015, un peu avant la Saint-Jean, à Piacé 15 dans la Sarthe, Pascal Rivet brûle publiquement l’un des trois tracteurs. C’est Jour de fête 16 . L’événement sera filmé puis montré en trois écrans. Le lieu choisi n’est pas anodin puisque ce village de Piacé fit l’objet d’études pour une « ferme radieuse » menées par Le Corbusier dans les années 1930, à l’invitation de son ami Norbert Bézard, autodidacte et, sur le tard, céramiste. Comment alors, en voyant ce tracteur brûler dans le jour finissant, ne pas songer à la fin des utopies, celle en particulier d’une modernité paysanne qui s’abime aujourd’hui dans un productivisme et une fuite en avant que plus personne ne maîtrise, hormis les lobbys de l’agroalimentaire et du machinisme ?

Parallèlement, dans ces années 2010-2013, Rivet s’essaie à d’autres médiums, soit de sa propre main, soit en délégant. Poursuivant sa vision crépusculaire des tracteurs et au-delà du machinisme agricole, il capte sur Internet des photos de crash de tracteurs confiées à une brodeuse amateure qui en réalise une trentaine de petits formats au point de croix, aux allures paradoxales de tableaux impressionnistes, qui sont ensuite tendus sur fond de viscose et supports en bois. Ici, comme sur l’ensemble de pyrogravures qu’il fait réaliser par un tatoueur professionnel sur du contre-plaqué ou de l’aggloméré, c’est avant tout de paysage qu’il s’agit, le paysage comme une constante de ce « cycle de Plouzané », cet horizon qu’il appréhende quotidiennement et qu’il traite à sa manière, aux antipodes de la tradition bucolique de l’école de Barbizon. Il s’agit ici de paysages contemporains, à l’aune de l’activité dont ils sont le théâtre, à l’image des dangers qui les menacent. La technique de la pyrogravure, l’esthétique qui en découle, constituent un parfait écho à l’action des machines sur la terre, et si l’on ne craignait quelque vilain jeu de mots, on parlerait ici de politique de la terre brûlée. Au plus près de leurs sujets donc, les pyrogravures montrent des abords de fermes, des porcheries, des entassements de roundballs, des tas de maïs à la bâche de couverture en plastique fixée par d’innombrables pneus, des traces de manifestations paysannes, etc.
À l’opposé, quoique également mode d’expression éminemment populaire, les broderies trouvent leur puissance dans cette tension qui sourd entre une technique désuète (reléguée à la catégorie des «ouvrages de dame») et la violence des sujets. C’est également de cette manière, mais cette fois dotée d’un flou tout à fait richtérien, que Rivet a conçu une série dite Le plus beau sillon17 , qui montre des participants à ces comices agricoles que l’artiste a écumés, ces rassemblements festifs au cours desquels se déroulent les fameux concours de labours qui, à la fin des mois d’été, sur le sol non encore déchaumé, révèlent la virtuosité des conducteurs d’engins agricoles traçant des sillons dignes de la rectitude des compositions de Sol LeWitt ou d’Agnes Martin.

Pour clore ce parcours, forcément lacunaire, du « cycle de Plouzané », un mot des mots, de ces mots qui ont toujours hanté le travail de Pascal Rivet, depuis sa « revue de presse » cycliste, ces mots sans lesquels il n’y a pas de réalité et dont il use avec un bonheur et une dextérité sans pareil. Ces mots sont les siens — on croit l’entendre —, ceux des milieux qu’il évoque, des médias qui en rendent compte. Nul comme lui ne possède ce talent de saisir les clichés de langage, les mots qui sonnent comme des univers, qu’il s’agisse de titres et de chapôs glanés dans la presse agricole, quelques termes du breton ambiant qui survit encore dans les campagnes (« gast » qui est l’équivalent du terme phatique « putain ») ou du français à la prononciation locale (« prop » pour propre), enfin de ces noms18 que l’on donne aux vaches tant pour les commodités du contrôle sanitaire et laitier que parce que l’on entretient avec elles des liens affectueux. Du très cycliste « Je ne suis pas un suceur de roue » jusqu’aux improbables « L’œuf s’envole », « Le chou triple », « Le blé avance », titres issus de Paysan Breton ou de La France agricole et peints sur de petits tableaux, Rivet revisite l’art du statement en le décontractant très joyeusement.

La tonalité générale de ces ensembles, humoristique parfois, jamais cynique ni même ironique, est typique du positionnement de Pascal Rivet vis-à-vis des entités culturelles qu’il représente et dont il produit la symbolique. C’était déjà le cas de l’univers sportif, la légitimité de son point de vue, il la trouve dans sa vie même, dans son appartenance, mais aussi dans cet esprit certes malicieux mais jamais condescendant. On l’a dit d’emblée, c’est là que gît une part essentielle de son originalité.

Sale histoire

En 2011 au Lieu Unique à Nantes, Pascal Rivet avait surpris son monde. Certes son installation comprenait un hangar et des bottes de paille, motifs récurrents d’un univers agricole auquel on avait fini par l’identifier, mais ce à quoi on ne s’attendait pas, c’est d’y découvrir, garée dans le bâtiment, contre le tas de paille, une réplique de voiture américaine des années 1950, une Lincoln. Toutefois, comme pour les tracteurs de Château-Gontier et Chamarande, l’effet mimétique s’y voyait rabattu par l’absence de peinture, la bagnole réduite à son volume de bois brut. Il n’empêche, la tonalité américaine de l’ensemble, architecture et véhicule, conférait à l’installation un parfum de série B, un soupçon de fait divers sordide comme on en trouve également chez John Steinbeck, le meurtre de la femme de Curley dans Des Souris et des hommes par exemple. Et voilà que cette Lincoln décapotable, on la retrouve, quelques années après, dans l’exposition du Frac Bretagne 19 à Rennes, fièrement peinte d’un noir brillant, intérieur rouge, un récit à elle toute seule !

Cet infléchissement dans l’iconographie nous paraît de la plus grande importance en ce sens qu’il amorce une bascule au sein d’un univers qu’on croyait avoir clairement identifié et qu’il nous faut à présent lire avec davantage de prudence. Pascal Rivet dit volontiers qu’il se considère comme un artiste des limites ; et ces limites, comme toutes les limites, par leur définition même, ont pour vocation première d’être franchies. Non pas que tout ce qui a été dit précédemment sur ce travail soit soudainement frappé d’obsolescence, mais, plus justement, qu’il faille le considérer sous un angle nouveau, que l’artiste ouvre plus franchement et à l’aune duquel l’ensemble de l’œuvre gagne en amplitude et en complexité.
A-t-on assez remarqué que sur l’humour et l’aspect débonnaire des pièces de Pascal Rivet planait l’ombre des désastres ? On l’a noté à propos des véhicules voués à la disparition, signes tangibles, au-delà de la seule destruction des œuvres, d’un monde finissant, on le subodore à s’imaginer les histoires dont cette Lincoln constitue le vecteur, on en est convaincu en découvrant l’une des productions récentes de l’artiste20 , une étrange image, fruit d’un hasard qu’il faut bien se résoudre, après coup, à qualifier d’objectif. Alors qu’il réalisait deux sérigraphies, l’une représentant un tracteur renversé, l’autre un cochon qui vous regarde droit dans les yeux, une erreur inexpliquée 21 se glisse dans le calage de la machine pour la seconde image et ce qui en sort, c’est un mix étrange, un couple contre nature et monstrueux, une synthèse blafarde de porc et de tracteur, pire qu’un crash22 ! Crash cependant que cette collision, crash qui évoque les Disasters d’Andy Warhol 23 et qui nous amène à tirer un fil du côté des artistes américains des années 1960. Comment en effet ne pas souligner, sur un plan général, la dimension pop du travail de Rivet, des boîtes Brillo pour la réplique en bois, échelle 1 des véhicules, autant que de Claes Oldenburg pour les denrées charcutières du camion Meneur.
Mais comment, tout autant, à se perdre dans la rêverie de la Lincoln, ne pas songer à Ed Kienholz et à ses scènes hallucinées, à ses voitures reproduites au centimètre ? Le pop chez Rivet, en lointain souvenir de ses maîtres américains, oscille en permanence entre gaîté optimiste et sombres représentations.

Cette ambivalence et cette complexité, de plus en plus évidentes dans son travail récent, caracté- risent la série à laquelle, à l’heure où nous écrivons ces lignes, travaille Pascal Rivet, celle des tronçonneuses. Son voisin du Quinquis, un bûcheron qui occupe le bâtiment d’en face 24 , lui montre un jour sa collection de tronçonneuses, douze ! (« Comme une douzaine de crêpes », commente l’artiste). Quand il se propose d’en réaliser des répliques, il songe aux sculpteurs à la tronçonneuse, à Georg Baselitz ou Stephan Balkenhol par exemple. Lui, Rivet, ne sculpte pas à la tronçonneuse, il sculpte des tronçonneuses ! On l’a dit, la série est en cours. Il a, dans un premier temps, pensé les présenter en bois brut, puis il a décidé de les « blacksonner », de les enduire de ce goudron noir aussi toxique que protecteur. La bascule de la bonne humeur du bricoleur vers la menace que dégagent ces outils devenus des armes, est elle- même très ambivalente. On hésite en effet entre la peur et le rire, entre le film d’épouvante (Massacre à la tronçonneuse) et l’incongruité hilare d’une bonne blague. On hésite. Et sans doute est-ce bien cette hésitation produite par la polysémie d’une œuvre inclassable qui fait la singulière qualité de celle-ci, son originalité.

Jean-Marc Huitorel, Resthervé-Rennes, juillet-août 2017

  1. Le « sourire du carreleur » est une expression par laquelle les artisans du bâtiment désignent cette position naturelle des ouvriers qui travaillent accroupis, offrant ainsi au regard l’amorce de leur raie des fesses.
  2. Parmi eux, Roderick Buchanan, Jacques Julien, Matthew Barney, Gabriel Orozco, Neal Beggs, Laurent Perbos.
  3. Les Silhouettes (1993-1994) consistent en des … silhouettes en bois de volige représentant le corps d’un cycliste en plein effort et dans lesquelles on peut placer sa tête et se faire photographier en « forçat de la route ».
  4. Revue de presse 93 sont des petites peintures sur bois comprenant un fragment de maillot de coureur et un titre de la presse le concernant, chaque pièce étant réalisée le soir de chaque étape du Tour.
  5. Pour réaliser Fox, en 2003 (six mobylettes de livraison de chez Domino’s Pizza. Collection Frac Bretagne), Rivet s’est entretenu avec un jeune livreur dont le témoignage pointait clairement la dureté et les dangers d’un tel job.
  6. Non sans tâtonnements ou imperfections. Par exemple, il a mal anticipé les contraintes du transport et de l’exposition de pièces trop souvent faites d’un seul tenant ou presque.
  7. Pascal Rivet, un artiste de haute volige in Pascal Rivet. 2004. Isthme éditions.
  8. Quand, en 2002, Dartymobile fut installée, garée dans une rue de Brest, un pseudo livreur au volant, pas un des passants à qui celui-ci demanda la direction de l’adresse où livrer ne s’aperçut qu’il s’agissait d’un leurre. Et jusqu’à cet employé de la maison Darty qui appela son patron pour lui signaler qu’une camionnette de l’entreprise était garée là avec un chauffeur inconnu.
  9. Long Time Parking est exposé par 40mcube dans le cadre de HubHug Sculpture Project, 150 rue de Rennes à Liffré (35340).
  10. Cet art qu’on a cru immortel et qui subit désormais le sort de ces civilisations dont on sait à présent, grâce à Paul Valéry, qu’elles sont… mortelles.
  11. La Vallée des saints est un projet développé sur un site historique de la commune de Carnoët, dans les Côtes d’Armor, à la limite du Finistère. Il consiste à implanter là pas moins de mille statues de trois, quatre mètres de haut, en granit (de Bretagne, bien sûr), représentant les saints du panthéon breton. Cette entreprise de l’industrie culturelle, nourrie d’identité celtique et catholique, vise à attirer un large public. Elle est soutenue par un impressionnant réseau de mécènes privés. Peu de voix critiques se sont à ce jour fait entendre pour dénoncer cette imposture artistique à l’idéologie douteuse.
  12. Collection Frac Occitanie Montpellier.
  13. Dominator (2007) est produit par le Frac Occitanie Montpellier dont il appartient à la collection. Un livre d’images a été édité par zédélé, Brest, en 2008.
  14. Ce triptyque de tracteurs fut présenté sous le tire Procession à la Chapelle du Genéteil en 2011 puis, l’année suivante, sous celui de Concession au Domaine de Chamarande.
  15. Piacé le Radieux, Bézard-Le Corbusier est aujourd’hui un centre d’art installé à Piacé dans la Sarthe, dédié à l’art, au design et à l’architecture.
  16. Jour de fête est un film de 48’ produit par 36 secondes. C’est aussi une édition limitée (5 ex) sous forme d’un coffret comprenant le film en blu-ray ainsi qu’un morceau de bois calciné. Production 36 secondes.
  17. Titre de l’ensemble appartenant à la collection du Frac Bretagne : Ici les paysans avancent. 2011-2013. Trente broderies. Fil de coton, toile Aïda, viscose, support en bois. 18,6 x 24,2 cm chaque.
  18. La série si bien nommée Voie lactée où, blanc sur fond noir, en un minimalisme que ne renierait pas le On Kawara des One Date Paintings, Rivet fait inscrire les noms de vaches glanés dans les étables environnantes : Ulla, Baronne, Davina, Lohana…
  19. Rase Campagne, du 15 décembre 2017 au 18 février 2018.
  20. Sans titre, 2016. Sérigraphie sur contre-plaqué de peuplier. 80 x 120 cm.
  21. Tellement inexpliquée qu’il fallut insister pour la réitérer et pour, au bout du compte, en obtenir cinq exemplaires.
  22. Le crash, également, de l’agriculture bretonne… et, plus généralement, de l’agriculture intensive.
  23. On aurait déjà pu citer Warhol à propos des crash de tracteurs bien sûr, tant l’artiste américain a sérigraphié les accidents d’autos.
  24. Le Quinquis est un hameau de Pont-de-Buis-lès-Quimerch (Finistère) où l’artiste a son atelier.